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Pourquoi et comment « activer » le concept de dé-coïncidence en droit ?

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Le concept de dé-coïncidence permet d’ouvrir des espaces de questionnement là où l’enseignement académique tend à installer le droit dans l’ordre répétitif de la doxa.
À partir de cette hypothèse, Jacques Caillosse esquisse une topographie juridique de la dé-coïncidence à partir de deux thèses complémentaires. La première porte sur le droit positif dont la représentation la plus courante est un pur produit de la coïncidence : l’Unité. La deuxième thèse regarde plus précisément les failles de cette construction en ce qu’elle s’emploie à faire coïncider le droit avec sa représentation unitaire. À suivre la réflexion de Jacques Caillosse, la lecture du droit montre combien sa structure est éloignée de fait de cette unité qui lui est communément prêtée. Et si, « pour le juriste, dé-coïncider, c’est se déplacer, passer de l’être au faire juridique, se dire que l’important ne se joue pas tant du côté de ce qu’est ou censé être le droit que du côté de ce qu’il fait réellement » ? Regarder le droit au prisme de la dé-coïncidence, c’est alors regarder autrement la doctrine académique, « impliquée dans toute une entreprise de lissage, de neutralisation du langage juridique au cours de laquelle il va perdre sa charge politique et idéologique ». Serait-ce une « invitation à se déprendre d’un discours académique toujours dominant, qui n’en finit pas de justifier l’indexation du savoir juridique légitime sur les seuls montages techniques du droit » 1 ?

Pour entrer dans le sujet, je vais devoir évoquer, sur un mode allusif, une question préalable. Elle intéresse le « statut » du savoir juridique. Y a-t-il une singularité de ce savoir ? À cette question, une réponse positive s’impose. La singularité est à chercher dans le phénomène indiqué ci-dessus : le droit n’est pas réductible à l’ensemble colossal des textes et des jurisprudences, il se fait encore entendre dans les discours et autres récits qui escortent ce corpus, dans le but de lui donner des formes et du sens. Or, cette glose incessante que l’on doit aux juristes n’a rien d’innocent. Elle n’est certes pas homogène. Il n’empêche qu’elle est porteuse d’un savoir que l’on peut caractériser comme une science d’État qui tient lieu tout à la fois de savoir légitime et de savoir légitimant : l’exercice du pouvoir dispose là d’une réserve d’arguments, de justifications et de bonnes raisons pour sa mise en œuvre.

Dans le cas de la France, cette science d’État bénéficie d’un statut privilégié qui est l’héritage d’une très longue histoire. 2. Celle de la construction de notre État et de la part prise dans ce processus par le droit public et ceux qui en eurent jadis toute la manœuvre : les fameux légistes. Ces derniers ne sont plus. Mais ils ont de dignes héritiers grâce à deux institutions : le Conseil d’État et les facultés de droit 3. C’est là, pour l’essentiel, dans le système de leurs rapports croisés que s’élabore une pensée d’État à travers le travail sans cesse repris de l’élaboration juridique.

S’interroger sur le droit n’est donc pas s’interroger sur un discours parmi d’autres et comme les autres. Nous voilà, avec lui, au cœur d’une machinerie particulière : là se déterminent les agencements jugés nécessaires ou acceptables entre l’État et la société. Derrière ce droit il y a toujours l’ombre du pouvoir. Gardons en mémoire cette déclaration d’Hans Kelsen : « Celui qui veut savoir ce qui se cache derrière le droit ne découvrira, je le crains, ni la vérité absolue d’une métaphysique, ni la justice absolue d’un droit naturel. Celui qui soulève le voile et ne ferme pas les yeux, celui-là ne trouve que la hideuse face de Gorgone du pouvoir qui le fixe 4. »

Ces observations ont permis de situer le droit dont il va être maintenant question. L’exercice intitulé dé-coïncidence et droit est ainsi rendu envisageable. Il est en ­l’occurrence des plus simples. Il consiste à faire du concept de dé-coïncidence tel que François Jullien s’est employé à le construire 5, un instrument de questionnement du droit. Il s’agit donc de transposer un concept pour le faire agir dans un champ spécifique celui de la juridicité – dans lequel et pour lequel il n’a pas été élaboré. Pareille tentative n’a rien d’original, elle relève de pratiques courantes en sciences sociales où l’on parle volontiers de décentrement ou de dépaysement. L’exercice n’est pas sans risques et on devra par avance admettre qu’il peut s’avérer stérile ! Il s’agit donc d’un essai qui part de l’hypothèse naïve suivante : le concept de dé-coïncidence pourrait permettre d’ouvrir des espaces de questionnement là où l’enseignement académique tend à installer le droit dans l’ordre répétitif de la doxa. Cet essai tournera autour d’une question centrale : pourquoi et comment « activer » le concept de dé-coïncidence en droit ? Il va s’agir d’esquisser ce que pourrait être une topographie juridique de la dé-coïncidence. Cette opération sera menée à partir de deux thèses complémentaires. La première a pour objet spécifique le droit positif. La représentation la plus courante qui en est faite est un pur produit de la coïncidence. Elle s’affirme dans la problématique de l’Unité. Mais celle-ci n’est pas tant l’expression nécessaire de la réalité juridique que celle d’une doctrine résolue à penser le droit dans une forme unitaire (I). La deuxième thèse regarde plus précisément les failles de cette construction en ce qu’elle s’emploie à faire coïncider le droit avec sa représentation unitaire (II). Ainsi les ressources juridiques de la dé-coïncidence apparaîtront jusque dans les faiblesses affectant l’imaginaire d’un droit unitaire (III).

Dispersion du droit

Par où commencer ? À cette question une réponse semble d’emblée s’imposer. Elle vise l’énorme travail doctrinal qu’accomplissent les juristes pour faire tenir la croyance en l’unité du droit. Aujourd’hui, ce travail s’est enrichi, il passe aussi par la construction intellectuelle du droit de l’Union européenne comme droit commun aux États membres de l’Union ou encore, dans le cadre de la mondialisation, par la tentative de faire advenir un « droit administratif global ». Il faut commencer par se déprendre de ces représentations pour privilégier l’expérience du droit, la vie juridique elle-même où les tendances à la dispersion demeurent une constante. Loin de la cohésion que suppose la référence à son unité, le droit se présente, en situation, comme un ensemble de phénomènes et de matières disparates, sinon discordantes, et sans véritable continuité. Les « territoires » constitutifs de ce que l’on désigne comme droit sont loin d’obéir à une même logique, ils ne fonctionnent pas conformément à un seul et même code. Seule la supposition, le rêve ou l’illusion de son unité posée par avance empêchent de voir la dispersion à laquelle le droit n’échappe pas.

Telle est la réalité que la pratique de la dé-coïncidence conduit à exposer et on ne saurait prétendre que cette dispersion dessert l’accomplissement de la fonction juridique. Les débats autour de la différenciation (estimée maintenant nécessaire après avoir été longtemps jugée inconcevable) du droit applicable en France aux collectivités territoriales en sont une illustration édifiante. Il n’est pas envisageable de décrire ici comme tel le processus de diffusion, dans la multitude des formes où il se manifeste. Regardons plutôt du côté de ses expressions les plus manifestes.

Revenons tout d’abord sur cette fameuse ligne de partage entre le droit public et le droit privé. De cette séparation il y a beaucoup à dire. Ne serait-ce que pour la raison suivante : elle ne revêt pas partout, ne serait-ce que dans le monde occidental, la même réalité. Sa signification est par ailleurs fort variable. Dans le cas français, ce grand partage de la matière juridique fait encore l’objet d’usages dramatisés. En outre les effets combinés de la mondialisation et de la construction européenne dans le champ du droit affectent jusqu’à sa raison d’être. Il n’empêche que cette construction portée par le temps long demeure effective : l’organisation de notre système juridictionnel en porte témoignage, comme celle des institutions universitaires : qu’on le veuille ou non, publicistes et privatistes forment deux communautés distinctes en compétition pour le titre de Vrai Juriste !

Par-delà cette coupure toujours active, force est de reconnaître que le droit dont on parle, celui qui est enseigné et que les juristes s’emploient à mettre en forme, notamment à travers le genre académique des manuels, ce droit-là n’est certainement pas celui qui se pratique dans le cours ordinaire des échanges sociaux. Les raisons ne manquent pas pour expliquer pareil écart entre le droit énoncé et le droit vécu. Les plus évidentes d’entre elles tiennent à l’inapplication des textes, à leurs interprétations divergentes, aux comportements d’acteurs qui se détournent de la règle. À ces pertes de substance juridique s’ajoute un autre phénomène dont la charge politique n’est guère douteuse que l’on peut appeler les ruses du droit ou plus exactement celles de ses producteurs. Le droit ne manque pas de moyens pour organiser lui-même sa propre inapplication, ou des mises en œuvre biaisées. La part que prend aujourd’hui le recours aux dérogations dans certains secteurs de l’action publique – on pense à l’urbanisme et à l’aménagement du territoire mais aussi plus généralement à l’environnement – montre une volonté de proclamer solennellement des principes généraux tout en mettant en place les moyens autorisant d’en faire abstraction. Cette situation d’ailleurs génératrice d’un abondant contentieux fait irrésistiblement penser à ce que Michel Foucault désignait jadis sous le nom d’« illégalisme du pouvoir ». Cette notion, qui apparaît dans Surveiller et punir, n’est pas des plus évidentes, mais l’auteur a pu l’éclairer à l’occasion d’un entretien avec Le Monde des livres daté du 21 février 1975 6. Il y fait la déclaration suivante, livrant là une sorte de grille de lecture du fonctionnement réel des textes, en situation : « L’illégalisme n’est pas un accident, une imperfection plus ou moins inévitable. C’est un élément absolument positif du fonctionnement social, dont le rôle est prévu dans la stratégie générale de la société. Tout dispositif législatif a ménagé des espaces protégés et profitables où la loi peut être violée, d’autres où elle peut être ignorée, d’autres enfin où les infractions sont sanctionnées. À la limite, je dirais volontiers que la loi n’est pas faite pour empêcher tel ou tel type de comportement, mais pour différencier les manières de tourner la loi elle-même. » Sans doute faudrait-il même ne pas hésiter à poursuivre cette logique jusqu’à son terme, en se demandant si le droit est toujours conçu pour être appliqué !

Il est une autre manière d’interroger la capacité du droit à coïncider avec lui-même. Elle consiste à examiner le rôle que joue la jurisprudence dans ce processus à reprendre sans cesse qu’est la coïncidence. L’analyse que fait prévaloir le discours juridique dominant présente la jurisprudence comme le travail qu’accomplit le droit sur lui-même pour retrouver son unité : par la jurisprudence il serait ramené à la coïncidence. Voilà une thèse que l’expérience institutionnelle vient parfois démentir. C’est le cas notamment avec le droit de l’action publique – ce que l’on qualifie en France de « droit administratif » – lorsque le juge compétent, en l’occurrence le Conseil d’État, développe des jurisprudences jugées indésirables par les pouvoirs publics, faisant ainsi grincer le pilotage juridique de l’action publique. Plus généralement, ce qui se joue dans les développements jurisprudentiels, c’est l’impossibilité même pour le droit de fonctionner en coïncidant avec lui-même ; il se trouve finalement toujours plus ou moins à côté de son propre modèle unitaire, en décalage par rapport à lui. Et c’est bien la jurisprudence qui permet de prendre la mesure de cet écart. Il lui arrive même d’en dire plus en rendant bien visibles certaines fractures dans le droit. Telle est la fonction objective d’une des jurisprudences les plus emblématiques du droit administratif français, connue sous le nom du « bilan coût-avantages ». Il s’agit d’un mode de contrôle de la légalité de certaines décisions administratives, notamment dans les domaines de l’expropriation et de l’urbanisme. L’aptitude de ces décisions à servir l’intérêt général (ou l’utilité publique), laquelle conditionne leur validité, est jugée en fonction d’une mise en balance des avantages qu’on peut en attendre avec les inconvénients dont elles sont par ailleurs porteuses. La valeur démonstrative de cette jurisprudence réside en ceci qu’elle cesse de considérer l’intérêt général comme une sorte de valeur en soi pour y voir le processus de construction ordinaire d’une entité juridique faite de bric et de broc et largement ouverte aux jeux de l’interprétation. La perception a priori de l’intérêt général comme une sorte de tout compact et indivisible où le droit de l’action publique puise rituellement ses ressources légitimantes se dégrade. On en vient à regarder l’intérêt général comme un assemblage d’intérêts multiples, publics et privés, qu’il faut en permanence combiner et agencer en fonction des circonstances et des situations conflictuelles 7.

Ressources juridiques de la dé-coïncidence

Ainsi, informée par le concept de dé-coïncidence, la lecture du droit montre combien sa structure est éloignée de cette unité qui lui est communément prêtée, comme si celle-ci lui était naturellement nécessaire. Ce seul constat est riche de conséquences pour l’économie de la pensée juridique dont il invite à questionner sens et raisons. Avec la pratique de la dé-coïncidence — répétons-le, il est ici question d’une expérience personnelle concernant plus spécialement le droit français de l’action publique — vient tout à fait logiquement la mise en doute d’un mode ­d’intelligibilité du juridique qui ne veut en retenir que la seule constitution technique regardée comme le propre de son identité. Pour le juriste, dé-coïncider, c’est se déplacer, passer de l’être au faire juridique, se dire que l’important ne se joue pas tant du côté de ce qu’est ou censé être le droit que du côté de ce qu’il fait réellement.

Les implications de ce changement de focale sont décisives pour la détermination des tâches de la théorie juridique. En demeurant majoritairement fixée sur l’étude savante de la technologie du droit et tout particulièrement sur la jurisprudence qui en assure, pour l’essentiel, la production et la manœuvre, la doctrine des juristes se détourne de ce qui fait toute la force matérielle du droit. Saisir le droit ne peut seulement consister à appréhender une pensée que des textes et des jurisprudences mettent en mots, il faut encore aller à la rencontre de certitudes, d’évidences, mais aussi d’institutions, d’intérêts et de rapports de force. C’est encore se confronter à des procédures de sélection, comme à des codes et des rituels qui normalisent l’écriture juridique, les systèmes de référence, les agendas intellectuels. Au fond, ce qui se découvre du droit avec la dé-coïncidence, c’est sa participation spécifique à la machinerie du pouvoir, à ses modes de fonctionnement, ses ruses, ses usages de la vérité et de son contraire, ses manières de qualifier et d’occulter la réalité. Pour agir sur ces registres-là, le droit sait se faire récit en devenant support de représentations, d’images, comme de fictions. Une voie s’ouvre ici à la réflexion juridique sur laquelle la plupart des juristes font le choix de ne pas s’engager, persuadés qu’ils sont de sortir ainsi des limites de la juridicité. Peut-être gagneraient-ils à prêter une plus grande attention aux analyses de certains sociologues. Écoutons Pierre Bourdieu : « Je pense qu’on ne peut pas faire une généalogie de l’État occidental sans faire intervenir le rôle déterminant des juristes nourris de droit romain, capables de produire cette fictio juris, cette fiction de droit. L’État est une fiction de droit produite par les juristes qui se sont produits en tant que juristes en produisant l’État 8. »

Une fois engagé sur les voies de la dé-coïncidence, le juriste en vient à regarder autrement la doctrine académique. Il ne peut plus alors ignorer ce que sont aussi ses fonctions. Il la voit alors, jusque dans l’accomplissement de ses tâches les plus courantes (écritures de manuels, exégèse des textes et commentaires des jurisprudences, sans parler du travail marchand de consultation), impliquée dans toute une entreprise de lissage, de neutralisation du langage juridique au cours de laquelle il va perdre sa charge politique et idéologique. C’est ainsi que la doctrine de droit administratif s’est employée en France, depuis les années 1930, à faire oublier l’État 9, en faisant de ce dernier un lieu vide dont il n’y aurait nul besoin pour construire et faire vivre la discipline appelée « droit administratif ». Une fois mis en forme et « neutralisé », ce droit peut être donné comme sans attaches matérielles ; il devient étranger à ses propres origines étatiques, qu’elles soient administratives ou juridictionnelles. Mais dans le même temps où elle exerce cette fonction latente, la doctrine en assure une autre, plus immédiatement perceptible. Avec elle, c’est tout un programme de normalisation de la pensée juridique qui se déploie. Vaste programme puisqu’il englobe tout à la fois le fond du droit admettons par l’usage de cette expression qu’il définit les contours de la juridicité – et les formes à respecter, qu’elles soient orales ou écrites, pour en rendre compte. Reste que, comme toute entreprise cherchant à fixer les codes de la pensée droite, il lui faut régulièrement faire face à des manifestations de dissidence dont l’existence même réfléchit les difficultés du savoir juridique à faire prévaloir la thèse de l’unité du droit.

Retour sur l’illusion unitaire

Placée au principe même de notre parcours, la problématique de l’unité du droit refait donc surface au bout du chemin. Mais la question ne s’y trouve plus exactement posée dans les mêmes termes. Une plus grande attention portée à ce que dit la langue juridique nous fait entendre la pluralité des sens dont est chargé le mot « droit ». Celui-ci fait pour le moins coexister trois mondes et ne peut guère cacher les fractures qui les traversent. Trois mondes qui correspondent à des plans distincts de la réalité et de l’expérience juridiques. On peut pour décrire ces plans les représenter superposés, à condition de préciser qu’ils sont en interaction permanente. La langue du droit circule et « joue », bien souvent à l’insu des « joueurs » entre ces trois plans.

Vient en premier lieu une sorte de fond commun originaire, constitué dans la longue durée et dont le processus de reproduction n’a pas vraiment cessé. C’est à lui qu’il faudrait réserver le terme de juridicité. Par-là serait désignée une forme de rationalité propre au droit, à ses modes de fabrication comme à ses usages. Se dessine ainsi tout un arrière-plan fait de mots et de choses, de concepts et d’institutions dont on peut dire qu’ils sont globalement constitutifs du droit. Ce fond commun laisse grande ouverte la possibilité de formes juridiques variables d’une société à l’autre : le droit français n’est pas le droit allemand, ou espagnol ou italien, etc. Alors même que ces formes juridiques sont par ailleurs plus ou moins dépendantes d’un droit qui leur est commun : le droit européen. La juridicité, c’est ce que les cultures juridiques continuent de partager, une fois identifié ce qui les sépare.

Au-dessus de cette première couche sédimentaire, toujours active, se trouve une autre strate dont la composition dépend de l’expérience juridique la plus courante : l’écriture du droit et de la jurisdictio. En bref, tel est le droit qui s’élabore et s’accomplit à travers la production des textes et des jugements. Il y a là un corpus immense parcouru par des mouvements incessants. Il entretient avec ce que l’on a proposé d’appeler la juridicité des rapports qui peuvent être caractérisés comme suit : ce corpus constitué de textes et de jugements, s’il tend à s’émanciper autant que de besoin de la juridicité ne continue pas moins de la faire entendre. C’est qu’informé par elle, il lui demeure redevable. Ainsi dira-t-on du droit administratif français, pour reprendre cet exemple, qu’il continue de mobiliser des ressources conceptuelles et plus largement intellectuelles qui lui viennent en droite ligne du droit romain et du droit canonique 10.

Une troisième strate doit être prise en considération, dont le contenu est fonction d’une autre expérience du « droit », celle de la pensée juridique dont les conditions de possibilité sont entièrement dépendantes des deux strates précédentes : la pensée juridique est cette activité qui entend donner sens tant à la juridicité qu’à la production institutionnelle du droit, celle qui pour se réaliser se met dans la forme des textes et des jurisprudences. Impossible d’évoquer ces territoires théoriques du juridique sans en dire l’extrême diversité. Les « lieux » évoqués ici sont par excellence ceux de la controverse : ce qu’ils nous donnent à voir du droit reste soumis à des variations extrêmes. Nous sommes là au cœur d’une conflictualité propre au monde des juristes – bien d’autres désaccords s’y font entendre – où positivismes et jusnaturalismes se font face.

Au terme de cet exercice, une double conclusion s’impose, qui intéresse la théorie autant que la pratique du droit.

Revenons sur l’attitude dominante des juristes. On comprend ce qui les pousse à réagir contre l’éparpillement du droit : n’y a-t-il pas quelque chose de rassurant dans l’idée d’un système ordonné autour de l’image – la fameuse « pyramide » – de sa propre unité ? Ils disposeraient ainsi d’une sorte de modèle idéal d’un droit rassemblé. Cette valorisation d’une unité imaginaire identifiée à la nécessité n’est pas sans contrepartie : elle contribue au rétrécissement et à l’appauvrissement de la pensée juridique dont elle fait, pour l’essentiel, une théorie de la technologie du droit. Or, ce dernier est loin de toujours coïncider avec lui-même : le droit est bien plus que du droit regardé comme pure technologie : mise en forme juridique en même temps que mode de représentation du monde où se déploie le jeu de la fiction et des artifices 11.

Mais ce n’est là qu’un aspect des choses : regarder le droit dans le prisme de la dé-coïncidence sert la cause du juriste en lui donnant les moyens de retrouver toute la texture de la matière juridique jusque dans sa composition sédimentaire. Il y a, là encore, une invitation à se déprendre d’un discours académique toujours dominant, cette doxa qui n’en finit pas de justifier l’indexation du savoir juridique légitime sur les seuls montages techniques du droit. 

Notes de bas de page

  • 1 Cet article a fait l’objet d’une première parution dans l’ouvrage « Pratiques de la dé-coïncidence », sous la direction de Marc Guillaume et François l’Yvonnet, Éditions de l’Observatoire, 2003.
  • 2 Voir Pierre Legendre, Fantômes de l’État en France, Fayard, 2015, et Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France, 1989-1992, Raisons d’agir/Seuil, 2012.

  • 3 Voir en ce sens Jacques Caillosse et Olivier Renaudie (dir.), Le Conseil d’État et l’Université, Dalloz, 2015

  • 4 Rapporté par Michel Troper, « Kelsen, la science du droit, le droit, le pouvoir », Critique, no 642, 2000, p. 938.

  • 5 Cet entretien a fait l’objet d’une publication plus récente dans Le Monde des livres du 20 mars 1992.

  • 6 Pour une analyse plus élaborée, voir Jacques Caillosse, commentaire de la décision CE, 28 mai 1971, Ville Nouvelle Est, dans Thomas Perroud, Jacques Caillosse, Jacques Chevallier et Danièle Lochak (dir.), Les Grands Arrêts politiques de la jurisprudence administrative, LGDJ/ Lextenso, 2019, p. 363-397

  • 7 Voir Pierre Bourdieu, Sur l’État, op. cit., p. 95.

  • 8 Voir, sur cet « oubli », Olivier Beaud, « L’État », dans Pascale Gonod, Fabrice Melleray et Philippe Yolka (dir.), Traité de droit administratif, Dalloz, 2011, vol. 1, p. 207-267.

  • 9 Concernant cette filiation, voir Pierre Legendre, Le Désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État et du droit, Fayard, 1988.

  • 10 Voir Paul Amselek, La Part de la science dans les activités des juristes, Dalloz, 1997, chron., p. 337-342

  • 11 Si l’affaire est archiconnue, encore faut-il en tirer toutes les leçons : le concept juridique de « personne » lui-même a été fabriqué à partir de la notion romaine de persona : le masque !