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Ce que la crise sanitaire nous apprend des institutions publiques en France

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L’analyse de la crise Covid et des réactions des acteurs publics est riche d’enseignements sur les institutions publiques en France, et notamment sur la relation entre l’État et les collectivités locales. À l’aune notamment du travail engagé par l’Association des Administrateurs territoriaux de France (AATF), le retour d’expérience doit nous permettre d’apprendre de nos erreurs collectives. À l’orée d’une nouvelle crise des finances publiques, il est utile de porter au débat public ce que nous attendons réellement des acteurs publics locaux. Cette contribution évoque les enseignements de cette crise et se penche sur les effets d’apprentissage qui en découlent, avant d’engager un véritable exercice de « crisologie » !


La crise sanitaire a été l’objet de nombreux regards posés par les chercheurs, les praticiens, les observateurs attentifs des institutions publiques. L’association des administrateurs territoriaux de France a été la première à proposer une analyse des effets de la crise sur nos organisations publiques locales dès juin 20201, et de nombreuses productions ont suivi2. Car au-delà des évènements malheureux que nous traversons depuis de longs mois, la gestion de crise est un exercice de « mise sous stress », révélateur des forces et des faiblesses de nos institutions. Il n’y a alors qu’un pas à faire, pour les contempteurs du service public à la française, pour conclure à l’échec de nos organisations. Mais pour qui observer la vague est plus pertinent que de franchir en force le Rubicon, la manière dont les institutions publiques ont réagi est particulièrement instructive, et offre des perspectives de compréhension des mécanismes sous-jacents qui nous animent.

Cet article ne saurait proposer de conclusions définitives. Un retour d’expérience se fait une fois l’évènement terminé, et il semble que nous en soyons encore loin. Ce « retour d’expérience » s’imposera, si tant est que, dans une optique d’amélioration continue, nous acceptions d’apprendre collectivement de nos erreurs. Comme le disent les innovateurs, « une erreur bien documentée vaut dix réussites ». Néanmoins, l’analyse in itinere fournit une matière exploratoire utile à notre intelligence collective.

Alors, qu’est-ce que la crise sanitaire nous apprend des institutions publiques en France, et singulièrement du système public local ? S’il fallait retenir trois enseignements, notre propos insisterait probablement :

-       sur l’utilité de repenser l’articulation entre l’État et les collectivités locales. Car au-delà des réflexions prolifiques sur la décentralisation3, la multiplicité des acteurs territoriaux ou les rendez-vous ratés des différentes vagues de ré-ingénierie territoriale, la crise nous amène à mettre l’accent sur la nécessaire coordination des politiques publiques. Cette approche implique de dépasser l’analyse des champs de compétence, pour insister sur les modalités de coopérations, dans une optique d’alignement stratégique.

-       sur la grande capacité novatrice des collectivités, qui matérialise le principe de mutabilité, et rappelle s’il en était besoin que le « vivre-ensemble » managérial est un enjeu fondamental pour l’action publique locale,

-       sur la nécessité d’explorer le champ des « effets d’apprentissage », mécanique essentielle de transformation de nos organisations et de conduite du changement. Au travers de ses deux phases de retour d’expérience des collectivités sur la crise (respectivement menées en avril-mai 2020 puis en décembre-janvier 2021), l’AATF offre aux chercheurs qui voudront s’en emparer une matière permettant d’analyser les adaptations successives des collectivités aux évènements.

Dans ce contexte, le présent article propose d’évoquer les enseignements de cette crise, mais aussi de se pencher sur les effets d’apprentissage qui en découlent. Il conviendra alors d’engager un véritable exercice de « crisologie », seul capable d’assurer un véritable débat sur le modèle de service public que nous voudrions dans le « Monde d’après ».

Les principaux enseignements de la crise pour les collectivités locales

Le premier retour d’expérience (« retex 1 »), mené au mois d’avril 2020 par l’AATF, fait état de trois axes d’adaptation des administrations publiques locales face à la crise sanitaire : la gouvernance locale, qui a su jouer un rôle d’ensemblier auprès des services de l’État, des autres collectivités territoriales et de la société civile ; le fonctionnement des services publics locaux, marqué par une grande agilité pour assurer la continuité de l’action locale ; les ressources humaines, qui sont parvenues à composer avec des contraintes fortes et inédites en termes de gestion de personnels.

La nécessaire coordination des acteurs publics, dans une logique d’alignement stratégique

Au titre de la gouvernance, la coordination multi-niveaux ressort comme étant tout autant une problématique de la gestion de crise qu’un enjeu fondamental du système institutionnel français. En synthèse, le dialogue avec l’État a été perçu comme inégal d’un territoire à l’autre, d’une collectivité à l’autre ; il convient donc d’analyser les raisons et bonnes pratiques de cette relation entre l’État et les collectivités, dans la gestion de crise et au-delà. La coordination avec les autres niveaux de collectivités, mais également avec la société civile, offre quant à elles des lectures plus consensuelles de la manière dont évolue l’action publique locale4.

Dans les retours exprimés par les membres de l’AATF, le dialogue entre les collectivités territoriales et les services de l’État s’est révélé inégal entre les territoires et selon les échelons de collectivités. Les principaux griefs portent sur le manque de précision des protocoles transmis par l’État, par un défaut d’anticipation des normes nationales et, de fait, une inertie certaine à réagir à la crise. La relation que l’État a su construire avec les Régions, en revanche, semble traduire une approche plus partenariale, notamment en matière de soutien économique. Cette situation est illustrée par la figure du « Préfet empêché », dans l’incapacité de faire le lien entre le territoire et les Ministères qui chacun découvraient des décisions d’application immédiate sans que celles-ci n’aient été concertées. Olivier Borraz5 identifie précisément les processus de décision gouvernementaux qui ont présidé à ce sentiment cacophonique. Mais la crise révèle aussi à ce titre l’utilité d’une administration préfectorale, certes limitée en ingénierie, mais capable d’amener à la concertation et à l’alignement stratégique. Les exemples les plus réussis d’organisation territoriale de la crise s’illustrent par la capacité du Préfet à mettre les acteurs autour de la table, et à reconnaître la capacité d’ingénierie des collectivités, sans chercher à y opposer l’inefficace concurrence de services étatiques aujourd’hui largement agencifiés6.

A contrario, le retex7 de l’AATF témoigne d’un renforcement des coopérations territoriales entre les différents échelons de collectivités, qui sont parvenus à mutualiser leurs moyens (dons de masques, création de centrales d’achat, élaboration de fichiers des personnes vulnérables…) et à partager leurs bonnes pratiques, dès le début de la crise sanitaire. En outre, chaque échelon a assumé sa position de collectivité chef de file, à l’image des régions dans le soutien aux entreprises en difficulté ou des départements dans l’organisation de la solidarité auprès des populations les plus précaires. De ce point de vue, cette approche novatrice de la coordination des politiques publiques, issue des lois Notre et Maptam, semble avoir trouvé son ancrage dans les réalités territoriales.

Quant au dialogue avec la société civile, la crise a mis en lumière la capacité des collectivités à soutenir et à susciter les nombreuses initiatives privées au cours de la première vague. La mobilisation des bénévoles et des associations a, par exemple, permis aux collectivités de disposer de réserves citoyennes, d’un soutien dans la livraison de repas ou dans les actions de soutien scolaire. Les entreprises ont également participé à cet effort par la mise à disposition d’hôtels ou l’élaboration de cartographies des commerces ouverts. Pour autant, l’état de sidération des collectivités, comme des associations, lors de la première vague, a freiné certaines initiatives. De ce point de vue, l’analyse de la gestion de crise témoigne de l’évolution d’une action publique prescriptive vers des dispositifs plus écosystémiques, où le rôle de la collectivité ne tient pas dans ses propres moyens d’action mais dans sa capacité à mobiliser les acteurs dans un sens commun.

La capacité d’adaptation du service public local

Deuxième champ d’enseignement, la crise a permis d’expérimenter la capacité d’adaptation du service public local. Si les maires sont apparus comme des acteurs de premier niveau de la solidarité locale leurs administrations ont également fait la démonstration de leur capacité créatrice. Celles-ci ont, non seulement, joué un rôle central dans la logistique des masques, décliné des protocoles sanitaires à l’attention de leurs personnels, adopté des dispositifs de lutte contre les violences familiales, mais ont également su endosser un rôle social tout au long du premier confinement (mise en place de plateformes numériques et téléphoniques, organisation de maraudes, création de référents de quartier…). Au-delà, plusieurs assouplissements des services publics ont été mis en place, afin de faciliter les démarches des administrés en temps de crise (allègements des conditions de renouvellement des prestations de la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH), élargissement des amplitudes horaires d’ouverture des services publics), parfois en acceptant que le principe de réalité implique d’adapter le cadre, les procédures, les règles habituelles. C’est là, nous semble-t-il, un enseignement majeur pour le service public local. Car comme en témoigne une DGA de métropole8, la crise a permis de confirmer que les collectivités avaient eu raison de miser sur les capacités créatrices des agents et sur les dispositifs d’innovation managériale : nos collectifs de travail savent aujourd’hui « sortir du cadre » lorsque cela se relève indispensable. Mais cet exercice de souplesse, parfois d’acrobatie managériale (pensons aux agents redéployés, venus œuvrer par solidarité dans les EHPAD sans formation préalable), amène à ce que nos organisations soient aujourd’hui éprouvées9. Le « retour à la normale » est désormais indispensable, pour assurer dans le long terme cette capacité d’adaptation si utile à nos concitoyens.

Enfin, le retex de l’AATF a mis en lumière l’adaptation des services ressources face à la crise sanitaire, à travers la gestion des risques juridiques et une transformation des rapports managériaux. Sur ce dernier point, la mise en place du télétravail à une échelle d’ampleur a nécessité de doter rapidement les agents en matériel informatique, d’adapter l’animation habituelle des collectifs de travail, de porter une attention particulière aux signalements des partenaires sociaux et de simplifier les circuits de validation. Là encore, au-delà du travail à distance rendu obligatoire par la Covid, l’organisation du « Monde d’après » reste à penser, en privilégiant d’abord le collectif de travail et le sens à donner pour l’usager10. Mais au-delà du fond, l’analyse de la crise doit nous interroger sur la méthode, sur le « comment ». Comment apprendre de la crise ?

Analyser les effets d’apprentissage : comment apprendre de la crise ?

Dans la suite de son premier retex, l’AATF a souhaité réaliser un addendum, à l’issue de la 2e vague, afin de mesurer les effets d’apprentissage. Sept spécificités ressortent ainsi du contexte de la deuxième vague de la crise sanitaire par rapport à la première :

-       Une continuité de la majorité des services publics locaux avec de moindres fermetures de services et d’équipements, témoignant de la prise en compte des impacts de la première vague ;

-       Une routinisation du fonctionnement des services publics en mode dégradé ;

-       Un impact économique et social durable de la crise sanitaire sur les collectivités territoriales ;

-       Une capacité des directions des ressources humaines à anticiper les incidences de la crise sanitaire ;

-       Un renforcement de la charge de travail au sein des collectivités, lié à la coexistence de mesures de crise et de la gestion de projets courants liés « au temps normal » ;

-       Un pragmatisme face aux « stop-and-go » et aux asymétries d’informations ;

-       Un sentiment de progressif épuisement des agents, lié à la durée de la crise11.

Devant ces nouveaux paramètres, la majorité des collectivités interrogées estiment qu’en dépit des évolutions apportées à la gestion de crise au niveau national, depuis la 1re vague, la France ne s’est pas montrée suffisamment préparée et s’est trouvée en difficulté pour rattraper le retard.

Cette seconde analyse confirme que si le « couple Maire-Préfet » a été renforcé et qu’une place plus importante a été faite aux « autorités locales », le besoin fondamental de repenser la confiance que l’État place dans la démocratie locale demeure. Le manque de dialogue de l’État envers les collectivités territoriales a notamment subsisté dans le cadre de la campagne de vaccination. Mais de nouvelles problématiques émergent également, et notamment quant aux compétences à exercer par les collectivités dans le « Monde d’après ». Au-delà des enjeux environnementaux, la question de la territorialisation des politiques de santé ressort comme une question majeure ; ce débat témoigne de la nécessité de repolitiser des politiques de santé, processus démocratique que l’agencification ne permet pas réellement d’atteindre.

L’analyse des évolutions à 8 mois d’intervalle souligne, enfin, l’amélioration des conditions d’organisation et de fonctionnement des collectivités face à la crise. Le fonctionnement en mode télétravail s’est généralisé, apportant davantage de souplesse aux organisations de travail. En découle un renforcement du management par la confiance et une plus grande agilité des services pour faire face aux « stop-and-go » et optimiser les processus de décision.

Des apprentissages inter-institutionnels qui restent insatisfaisants

C’est sur ce point que les constats sont donc les plus prégnants : si les effets d’apprentissage sont relativement notables au sein de chaque institution — près de 50 % des collectivités interrogées avaient d’ailleurs, en début d’année 2021, engagé leur propre processus de retex —, l’apprentissage interinstitutionnel est plus complexe. De ce point de vue, notre complexe institutionnel manque de lieux et d’instances permettant d’apprendre de nos erreurs collectives. Un chercheur en témoigne ainsi : « L’apprentissage est un mode de changement

Institutionnel parmi d’autres (rapports de force, normes, concurrence) dont la particularité est de reposer sur la reconnaissance de l’incertitude. C’est un processus, souvent long et difficile, mais surtout rare. Il faut que les pratiques et les convictions deviennent tellement dissonantes des nécessités du moment pour qu’une prise de conscience ait lieu et qu’une réaction démarre. »

Un nécessaire exercice d’analyse post-crise, encore à venir

Un retex national, associant l’ensemble des acteurs, serait donc œuvre utile, notamment pour améliorer nos aptitudes d’anticipation au profit d’une gouvernance multi-niveaux, qui accentue à la fois la capacité stratégique de la France et l’autonomie décisionnelle des acteurs locaux ; pour penser les effets de la crise sur le plan social, économique, environnemental, dans un contexte de tension des finances publiques ; pour travailler à la résorption des fractures sociales et numériques et favoriser la cohésion sociale, tant au sein de la société que dans nos collectivités. Et enfin, sans doute, pour rouvrir le débat démocratique sur le rôle des « experts ».

Pour un exercice de « crisologie » ?

Posant les bases d’une capacité de résilience des sociétés, Edgar Morin définissait ainsi, en 2012, l’enjeu de l’analyse de la crise : « Si on veut, pour concevoir la crise, aller au-delà de l’idée de perturbation, d’épreuve, de rupture d’équilibre, il faut concevoir la société comme système capable d’avoir des crises, c’est‑à-dire poser trois ordres de principe, le premier systémique, le second cybernétique, le troisième néguentropique, sans quoi la théorie de la société est insuffisante et la notion de crise inconcevable12 »

Une fois passée la crise sanitaire elle-même, l’analyse de ses effets sera un indispensable sujet de débat. Il nous amène à poser une alerte sur l’importance de penser de manière concertée la question des finances publiques et, au-delà, de l’organisation du service public de demain. Car il ne fait nul doute qu’à la crise sanitaire, le « il faut payer » succédera au « quoiqu’il en coûte », avec des effets sociaux-économiques qui ne sauraient faire l’économie du débat.

À ce titre, le rapport sur la Cour des Comptes, paru en juin13, offre une opportunité d’ouvrir le débat. Sans nul doute, l’effort économique est souhaitable pour accompagner, dans la durée, les entreprises et le retour vers la croissance. Sans nul doute, des économies sont possibles, tant du côté de la sécurité sociale que de la réduction du périmètre d’intervention des collectivités locales. Mais le discours sur le « renoncement aux missions que la sphère publique n’a plus vocation à exercer », sur la « rationalisation systématique des missions exercées par plusieurs administrations publiques », ou encore sur la « contractualisation renforcée entre l’État et les collectivités » traduit une chose : le risque de vieilles antiennes du « New public management » ne sont pas complètement passées14. Non pas qu’il ne faille pas payer, ou même qu’il ne faille pas explorer ces pistes de réflexion. Mais, au regard des fragilités sociales, culturelles, économiques, que la crise a aggravés, la période qui s’ouvre doit être propice à un véritable débat public sur le sens de l’action publique, de la redistribution et d’une meilleure interaction entre l’État, les collectivités locales et les acteurs du territoire. Un débat que la loi 3DS aurait utilement ouvert si tant est que le « pacte girondin » eut trouvé sa place dans les priorités gouvernementales. En clair, prendre en compte le facteur humain qui fait la richesse de nos sociétés. Gageons que cette « pensée complexe » saura alimenter la réflexion sur le service public de demain.

G. L-M & P. L

 

Phrases loupes

La gestion de crise est un exercice de « mise sous stress », révélateur des forces et des faiblesses de nos institutions.

Au titre de la gouvernance, la coordination multi-niveaux ressort comme étant tout autant une problématique de la gestion de crise qu’un enjeu fondamental du système institutionnel français.

La relation que l’État a su construire avec les Régions, en revanche, semble traduire une approche plus partenariale, notamment en matière de soutien économique.

La crise révèle aussi à ce titre l’utilité d’une administration préfectorale, certes limitée en ingénierie, mais capable d’amener à la concertation et à l’alignement stratégique

Cette approche novatrice de la coordination des politiques publiques, issue des lois Notre et Maptam, semble avoir trouvé son ancrage dans les réalités territoriales.

Si le « couple Maire-Préfet » a été renforcé et qu’une place plus importante a été faite aux « autorités locales », le besoin fondamental de repenser la confiance que l’État place dans la démocratie locale demeure.

Notes de bas de page