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"L'Etat qu'il nous faut"

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Entretien avec Daniel AGACINSKI, professeur agrégé de philosophie et Céline DANION, ancienne conseillère de la ministre de la Culture


Pouvoirs Locaux : Vous avez co-écrit avec Romain Beaucher « L’État qu’il nous faut », un essai publié en novembre 2021 aux Editions Berger Levrault. Qu’est-ce qui vous a réuni pour coécrire cet ouvrage ? Quels constats et/ou convictions partagez-vous ? Qu’est ce qui vous a donné envie de passer à l’acte ?

Daniel AGACINSKI : J’aime bien l’idée de passage à l’acte effectivement. Elle dit quelque chose de la façon dont nous nous sommes projetés, en partant d’un souci du bien public et du fonctionnement de cet objet, l’État, avec lequel nous sommes en contact en tant que citoyens d’une part, mais aussi en tant qu’acteurs à différents moments et dans différents lieux. En partant de ce souci-là, en partant d’une forme de frustration profonde, à la fois intellectuelle et politique, sur la façon non seulement, dont on traite l’État, dont on le transforme, mais aussi dont on en parle. Sur la base de cette envie, de cet intérêt et de cette frustration, il y avait le sentiment que c’était un objet que l’on devait aborder de façon collective. Nous n’aurions pas écrit ce texte-là si chacun l’avait fait tout seul. Nous avons tenté de construire une complé- mentarité à partir de nos regards, en essayant de parler autrement, de penser autrement cet objet-là. J’évoquais à l’instant une frustration intellectuelle. Je précise qu’elle est nourrie par la façon dont on parle de l’État, c’est-à-dire par un enkystement des débats dans une dimension, la plupart du temps, strictement technique – que ce soit à propos du fonctionnement des institutions et de la démocratie, des modes d’élection, de la réforme de l’État en général, de la LOLF en particulier, des ques- tions de la répartition des pouvoirs entre les ministères, de la relation des services publics à leurs usagers... Les enfermements techniques sont nombreux, et finissent par écarter la question du sens, dont nous avons voulu, à l’inverse, faire notre point de départ. Cela va de pair avec une frustration politique, car à force de techni- cité, nous nous retrouvons à avoir des débats creux et vains autour de slogans un peu simples : combien de fonc- tionnaires en moins ? Quel bloc de compétences attribuer à qui ? Autant d’interrogations auxquelles les citoyens – que nous sommes aussi – ne comprennent plus rien, ce qui fabrique de la distance et de l’absence d’intérêt. À partir de là, nous nous sommes demandé comment traiter l’État à partir de la question de son sens et de ses finalités.

Céline DANION : Notre parcours à tous les trois a trait au service public et à l’intérêt général. Tout en évoluant dans des secteurs assez différents, nous avons constaté aussi nos points communs. Ce fut là sans doute un élé- ment déclencheur. La frustration, ressentie dans l’action et vis-à-vis des mots qui sont employés pour dire l’État, a suscité une envie partagée de défendre quelque chose auquel on croit. Un autre point commun, qui peut paraître assez banal mais qui est en fait essentiel, est que nous partageons une conviction profonde : l’État, l’intérêt général, l’action publique ne sont pas réductibles aux seuls concepts de philosophie politique. C’est fait « pour » et « par » les gens. Sous cet angle, la question du sens de l’action publique se pose assez vite. Nous avons écrit en essayant autant que possible d’éviter le jargon et l’entre-soi. Dès lors que l’on parle d’État relationnel, de démocratie, de citoyens, alors on parle de tout un chacun. Et si on dit que chacun est concerné par ce sujet alors, on doit pouvoir le partager, non pas en faisant de la vulgarisation rapide mais simplement en disant comment l’État fonctionne et comment nous l’observons.

Pouvoirs Locaux : Les gilets jaunes ont témoigné de la relation dénouée entre l’État, les citoyens et la société civile. Vous y voyez le signe que l’État n’est plus à même de renouveler la promesse d’émancipation. D’après vous, quelles insuffisances, quelles contradictions le mouvement des gilets jaunes a t-il révélé concernant l’action publique ?

Daniel AGACINSKI : La crise des gilets jaunes fut l’un des points de départ du questionnement sur nos relations à l’État au sens large. Ce qui est frappant dans cette crise, c’est qu’elle a donné lieu à une interpellation directe de l’État et de son chef. C’était un mouvement dont la cible était très centralisée, même si ce fut un mouvement décentralisé dans son organisation. Il est frappant de constater que, sur les questions de pouvoir d’achat, ce n’étaient pas les revenus qui étaient ciblés, c’étaient les taxes et donc un rapport à l’État. Beaucoup de discours se sont articulés autour de l’écart entre ce que je paye à l’État et ce que j’en reçois. Finalement, je paye beaucoup, je suis classe moyenne, classe populaire, je paye ma part, qui est significative, et je considère que ce que je reçois en termes de qualité et de proximité des services publics, mais aussi de considération des acteurs publics au sens large, n’est pas à la hauteur. C’est une dimension morale au sens fort du terme. Au fond, « je n’en ai pas pour mon argent », pour le dire de façon un peu directe. Quand on s’intéresse à l’objet « État », cette interpella- tion ne peut être passée sous silence. Elle est même plus forte qu’un vote. Ce qui était frappant, ce fut d’assister au difficile dialogue, sur la base de cette interpellation, entre l’État et les personnes mobilisées. Cette difficulté fait écho à la remarque de Bruno Latour : « au fond, on a des muets qui parlent à des sourds ». Qu’est-ce que ça veut dire si on déplie l’expression ? « Muet » ne veut pas dire que les gilets jaunes ne disent rien. Cela signifie que nous, citoyens, quelles que soient nos revendications, notre langage n’est pas, aujourd’hui, en capacité de formuler une proposition, d’engager une action. « Sourd » signifie, de l’autre côté, celui des dirigeants, une incapacité à comprendre un langage qui n’est pas le sien, qui n’est pas celui de la structure se parlant à elle-même. Il en résulte l’impossibilité d’un dialogue. C’est à partir de là qu’émerge la question des cahiers de doléances comme un outil, non pas simplement de revendication de droits, mais un outil d’appropriation collective localisée de nos conditions d’existence. De quoi je vis ? Qu’est ce qui est important pour moi ? De quoi je dépends ? Qu’est-ce qui dépend de moi ? À partir de là, effectivement, il est possible de tirer le fil pour renouer cette relation perdue. Évidemment, ce n’est pas simple. C’est une des raisons pour lesquelles, si la solution existait clé en main, elle serait « sur le marché » politique et technique. Nous ne serions pas en train de la chercher. Elle n’existe pas telle quelle. En ce sens, le mouvement des gilets jaunes a stimulé notre réflexion.

Pouvoirs Locaux : Si la solution clé en main n’existe pas, quelle direction prendre ?

Céline DANION : Au risque d’être un peu provocante, il existe peut-être une réponse claire mais il faudrait être capable de tous s’y embarquer et de penser le temps long, le temps de l’éducation, un temps à 30 ans. Nous esquissons dans l’ouvrage quelques pistes. J’ai été marquée, peu après le mouvement des gilets jaunes, par un texte de Danièle Sallenave, « Jojo, le gilet jaune », dans lequel elle souligne dans ce mouvement l’absence totale de revendication sur le plan culturel, éducatif, l’absence de désirs de ce qui apparaissent à d’autres comme des vecteurs d’émancipation. La revendication portait essentiellement sur le pouvoir d’achat - alors même que, globalement, le niveau de vie moyen a augmenté. Il nous est apparu alors évident qu’il fallait chercher du côté du sens du service public, du côté de la question des inégalités, pour mieux saisir ce qui provoque une telle colère. Le fossé « élites/gilets jaunes », « centre-ville/ronds points » interroge l’action publique et ses acteurs, dont nous faisons partie. Elle interroge notre activité professionnelle, et aussi ce qui représente pour nous une forme de vocation, en tout cas un investissement qui va au-delà du professionnel.

Pouvoirs Locaux : « La réforme de l’État est un poncif possible gouvernemental ». Vous écrivez (p.43) qu’elle organise « l’obsolescence de l’État ». L’État, c’est aussi un appareil. Quelles sont vos propositions pour faire évoluer l’appareil ? Comment modifier les circuits de l’État ? Comment faire avec la complexité ?

Céline DANION : Oui, l’État est complexe, il ne s’agit pas de dire qu’il ne l’est pas. Bruno Latour, notamment dans son expérience très concrète des dispositifs « La boussole », dit bien que l’État ne sait pas écouter, mais aussi que les citoyens ne savent pas toujours comment lui parler et que, pour rétablir de la relation, ça ne sert à rien de taper sur l’un en disant « écoute moi » ou de taper sur l’autre en disant « je ne te comprends pas ». Il va falloir retrouver du langage pensé, construit, exprimé et audible de part et d’autre. Cela nécessite une avancée de l’État et des citoyens l’un envers l’autre. L’État n’est pas une abstraction. L’État, c’est chaque homme et femme qui le composent. On le voit tous les jours. C’est l’enseignant, le soignant, etc. Il nous faut aller chercher des réponses autour du « comment » on réapprend à s’exprimer, à écouter réellement, en entrant dans la relation et non en restant à l’extérieur.

Daniel AGACINSKI : Il y a une complexité qu’il faut assumer, pour une raison très claire, c’est que la simplicité est un leurre. L’un des discours frustrants sur l’État, c’est jus- tement l’éloge de la simplification. Nous ne sommes pas des militants de la complexité mais il faut faire preuve d’une forme de lucidité sur les bonnes raisons de la complexité qui tient à l’ampleur de ce qu’on demande à l’État et qui n’a pas vocation, d’après nous, à se réduire. Quand on écoute les chantres de la simplification, ce sont les joueurs de flûte de Hamelin. Ils vous promettent de faire simple mais si on tire le fil jusqu’au bout, se profilent alors la défaisance de l’État-providence comme la défaisance de l’exigence écologique. À côté de notre critique des sirènes de la simplification, nous sommes obligés d’assumer une forme de complexité qu’il faut sans cesse relier au sens de l’action publique. À titre d’exemple, lorsque l’on évoque la complexité d’une norme, la seule exigence qu’on peut avoir, c’est d’être capable de la relier à son objectif. Se complaire dans la complexité, c’est en faire un outil de pouvoir. Cette attitude permet d’être propriétaire de son sujet, d’être le seul à le comprendre mais, à ce train-là, on finit tout seul. Il ne faut ni se complaire dans la complexité comme outil de pouvoir, ni faire croire que la simplification va être le point de départ de la réconciliation universelle.

Pouvoirs Locaux : Vous évoquez (p.48) le « trouble dissociatif » que connaîtraient les hauts fonctionnaires. Ils sont pointés comme étant hors-sol, déterritorialisés oubliant, dès leur entrée en fonction, leur origine sociale et la vraie vie. Comment expliquez-vous ce mécanisme de dissociation ?

Daniel AGACINSKI : Il faut se garder de généralités abusives. Ce sont des précautions que l’on s’applique à nous- mêmes. Nous ne participons pas à la désignation d’un corps, d’une caste, d’un groupe. On essaye de comprendre les mécanismes qui produisent ces effets sur un certain nombre de personnes qu’on a pu observer de plus ou moins près. L’un des ressorts de ce trouble, c’est la distance avec le réel — un mot qu’il faut prendre avec de grandes pincettes. On interroge trop rarement la distance qu’il y a entre la manipulation des symboles, qui est le quotidien de ce qu’on appelle, pour les dirigeants, l’action publique — je signe un arrêté, je gouverne par dossier de presse, j’organise une réunion, j’annonce quelque chose — et ce qui se produit concrètement dans une temporalité palpable et qui a un effet tangible sur la situation des personnes. Or, il faut prendre garde au règne des apparences. Un texte légal n’est pas un texte littéraire. Un décret n’est pas une chose. La dimension performative du langage est certes classiquement constitutive du politique. Mais là on aboutit à une technicisation de l’action publique dans laquelle légiférer remplace parfois l’agir. Un ministre peut avoir envie qu’une loi porte son nom. Les hauts fonctionnaires, finalement, embrayent sur la volonté de leur ministre et il est extrêmement difficile de mesurer, en définitive, malgré tous les appareils d’évaluation des politiques publiques, l’effet réel d’une loi sur la vie des gens. La distance entre ce que l’on dit et ce que l’on fait engendre forcément de la déconnexion...

Céline DANION : ...et de l’absence d’empathie.

Daniel AGACINSKI : Effectivement. L’une des conditions de la reprise du dialogue est de renouer avec l’humilité et la sincérité. Parce que l’on n’a pas envie de parler à quelqu’un qui a l’air de tout savoir sur tout, et qui n’a rien à apprendre de moi puisqu’il sait déjà tout, et face auquel je suis uniquement dans la posture de celui qui subit les conséquences.

Céline DANION : On a envie de parler à une personne, pas à un “personnage”. Dans le prologue de son Antigone, Anouilh présente les personnages, il permet à ceux qui sont encore des comédiens d’endosser leur part de l’histoire, mais il annonce également qu’il y aura une fin. Sur-le-champ Les personnages laisseront leur place aux personnes. Ce qu’on a appelé le trouble dissociatif, c’est l’idée que certains hauts responsables politiques ou administratifs se comportent comme des acteurs... mais dans une pièce dont le début et la fin ne seraient pas clairs. Souvent, cela induit des injonctions contradictoires que l’on subit quand on est agent public. Les citoyens ne s’y trompent pas. Je suis en train actuellement, dans le cadre d’une initiative menée par un collectif citoyen, d’identifier ce dont veulent parler les gens pendant la campagne présidentielle : je suis très frappée par le nombre de personnes qui ne sont pas du tout des complotistes mais qui se demandent néanmoins si au fond, ce Covid, c’est vraiment vrai. Ils se demandent quoi et qui croire.

Pouvoirs Locaux : À propos de la « pauvreté des discours politiques sur l’État » (p. 81), vous évoquez le pouvoir des métaphores en citant les travaux de George Lakoff. Vous prônez un changement de registre de langage allant jusqu’à présenter des exemples des recadrages langagiers. Cela signifie-t-il que la réforme de l’État passe par une révolution sémantique ? Est-ce que la transformation du lien entre l’État et ses concitoyens repose sur un changement d’imaginaire ?

Céline DANION : Peut-être que la première forme de révolution sémantique consisterait à arrêter de parler de « réforme », le mot même de « réforme » porte en lui tant de connotations. Un outil qu’on réforme, c’est un outil qu’on utilise plus. Mais au-delà de ça, la réforme de l’État, qui intéresse-t-elle en fait ? Si on arrêtait de parler de réforme pour revenir à un langage commun, plus partagé. Il faut parler du sens. Et le reste en découlera.

Daniel AGACINSKI : Il faut réinvestir les mots aujourd’hui fossilisés dans la langue administrative et dans la langue des communicants. Au fond, on le voit tous les jours, dans le débat public, les questions de langue refont surface de façon très, très vive, que ce soit à propos du « iel » ou du « woke », à titre d’exemple. On voit bien la façon dont on impose un cadrage à un débat, et la façon dont on utilise un nombre de mots limités pour décrire la réalité qu’on a en partage. Il faut travailler sur la réappropriation de la langue pour que chacun puisse décrire et s’approprier son monde. Cela suppose que la langue avec laquelle nous parlons des choses publiques soit elle-même travaillée démocratiquement et non plus confisquée par la technique.

Céline DANION : De ce point de vue-là, effectivement, le langage fait partie de ce qui va structurer l’imaginaire, qui va structurer les aspirations et la façon d’apprendre. Cela concerne donc le sujet de l’enseignement. Ce qu’on a essayé de dire dans cet ouvrage, avec confiance et avec une forme d’espoir, c’est qu’il est possible de faire des choses, à la fois à court, moyen et long terme et ce, en même temps. L’urgence n’est pas moins importante de travailler sur le temps long. Parce que précisément, comme c’est du temps long, il faut s’y mettre mainte- nant. Mais il faut annoncer et assumer ce temps long. On a parlé beaucoup de nos capacités d’agir, celles de chaque personne, de chaque groupe de personnes et des agents publics, et donc finalement de l’État. Et c’est en redonnant de la capacité d’agir à chacune de ces quatre entités que nous pourrons tous travailler en- semble. L’enseignement s’inscrit par nature sur le temps long. Prenons un exemple : est-ce que l’objectif de l’enseignement public est d’abord de trouver du travail ? Ou c’est plutôt de contribuer à former des citoyens qui, parce qu’ils seront des citoyens, vont œuvrer dans une société qui elle- même leur permettra de trouver du travail. Je fais remar- quer ici que ce qu’on appelle les élites, sont peut-être précisément des élites parce qu’elles ne font pas des études d’immédiate employabilité. En fait, elles font des études qui aident à structurer une pensée. Ce constat signifie quelque chose, probablement, de l’enseignement à mettre en œuvre.

Daniel AGACINSKI : Les élites ont une formation qui permet de structurer une pensée... et de se sentir légitime à parler. Cela donne aussi une clé de ce dont on a besoin pour que chacun puisse participer à la vie de la cité.

Céline DANION : Je vais citer un exemple même si j’y suis complètement juge et partie. J’ai monté cette année avec la Fondation pour l’écriture une opération qui s’appelle La belle harangue, fête de l’écriture et de la parole. Une fête de la parole, où chaque jeune est invité à écrire et dire une harangue sur un thème, deux minutes face à un auditoire. Le succès a été très important, et même beau- coup plus que ce que l’on espérait et ce que l’on imagi- nait. Cette opération n’est pas un concours. C’est précisément parce que ce n’était pas un concours et parce que chacun était invité à parler, autorisé à parler, autorisé à se sentir autorisé à parler, qu’il a connu un certain succès. Il a remis le pied à l’étrier en quelque sorte.

Pouvoirs Locaux : Dans la dernière partie de l’ouvrage (p. 103), vous insistez sur les capacités d’agir des personnes au cœur de la Refondation et vous accordez une place particulière à l’enseignement et à son évolution. Pourriez-vous préciser ce point ?

Daniel AGACINSKI : Nous évoquons, dans l’ouvrage, la nécessité d’apprendre ensemble, qui est une des grandes difficultés de l’école aujourd’hui, une école victime et acteur de ségrégation spatiale, résidentielle, sociale, etc. En amont même des programmes, il existe un processus qui produit de la délégitimation pour les uns et de la confiance excessive pour les autres — et partout de l’entre-soi. Une politique scolaire qui veut produire de la citoyenneté en herbe, elle doit commencer par produire de l’éducation en commun. Même si les programmes sont théoriquement les mêmes pour tous, l’expérience scolaire et la socialisation scolaire sont radicalement hétérogènes. Il y a là un premier objectif très élevé — qui a d’ailleurs été un mis au second, voire au troisième plan ces dernières années –, mais qui porte la question du sens de ce qu’on vit à l’école, qui ne se limite pas aux contenus des enseignements délivrés. L’un des points un peu nouveaux de la réforme de l’enseignement moral et civique en 2013, c’était de ne pas réduire cet enseignement à un professeur d’histoire qui enseignerait les institutions, ou des maximes à apprendre par coeur, mais de se questionner sur le respect des règles de façon générale, mais aussi dans la vie scolaire, en matière de droits individuels et collectifs. L’articulation entre l’individuel et le collectif est au fond le nœud de la société et de la construction de relations au sens large. On peut faire les plus beaux programmes du monde, si on a une école qui est ségréguée, on produira au mieux d’un côté un apprentissage marqué par la confiance et la légitimité scolaire et de l’autre, des sentiments de violence, de défiance à l’égard de l’institution et des difficultés relationnelles.

Pouvoirs Locaux : Action publique et initiative privée doivent se coordonner (p. 123) ? Êtes-vous d’accord avec l’idée que la puissance publique est une puissance de coordination, capable de faire sauter les silos ?

Daniel AGACINSKI : Prenons la transition écologique. Nous ne parviendrons à aucun résultat dans ce domaine sans l’État, c’est-à-dire sans faire appel à l’organisation collective délibérée, choisie et durable. On n’y arrivera pas non plus avec l’État tel qu’il fonctionne aujourd’hui, du fait d’un certain nombre d’incitations, de blocages institutionnels, de rigidités. On n’y arrivera pas non plus avec l’État tout seul, c’est-à-dire que cela suppose qu’il redécouvre, qu’il retrouve autrement une capacité à mobiliser, à organiser, à stimuler, à faciliter un certain nombre d’actions qui ne sont pas les siennes, qui sont celles des entreprises, des acteurs associatifs, des individus, des quartiers, des villages, des gens au sens large. De même, l’État tel qu’il est aujourd’hui, n’y arrivera pas, dans sa manière de fonctionner avec les acteurs privés. Il sous-traite énormément d’actions à des acteurs privés, notamment associatifs, sur un modèle bureaucratique infantilisant qui ne stimule pas l’imagination de ses partenaires. Il a transformé le monde associatif en prestataires de services publics à coups d’artifices comptables et de fongibilité asymétrique. On en a oublié des formes de partenariat plus désirables et plus capables de donner de l’élan à toutes les dimensions de l’action publique. Ces pratiques produisent des interactions d’une extrême pauvreté, dont la figure type de l’appel à projets est la traduction à l’état pur. En matière de « faire autrement et avec », nous ne proposons pas de solutions clés en main. En revanche, nous sommes convaincus que l’articulation public-privé reste à réinventer. Peut-être faut-il réactiver une forme de planification ? Précisément pas dans une logique centralisée et bureaucratique, mais comme un exercice de concertation sur les objectifs qu’une société se donne à un horizon de 20 à 30 ans, ce qui n’existe plus de façon équivalente aujourd’hui. Il faut penser autrement la concertation et le dialogue public-privé. Nous essayons de mettre sur la table, d’une part, l’idée qu’il faut recréer du «nous» pas simplement au niveau des usagers des services publics de proximité mais aussi au niveau d’un ensemble d’acteurs dont certains sont assez puissants. Je pense à de grandes entreprises anciennement publiques, à de grandes entreprises d’infrastructures, à de grandes collectivités, mais aussi à de grandes structures associatives qui ont, par leur puissance à la fois technique, capitalistique et humaine un rôle incontournable à jouer pour répondre aux défis du numérique, de la transition écologique et de la lutte contre les inégalités.

Céline DANION : La question de la confiance est essen- tielle, celle du faire ensemble est indispensable sur le long terme ainsi que celle de la responsabilisation — de la bonne responsabilisation, c’est-à-dire celle qui passe par l’encapacitation et qui n’est pas sans lien avec la confiance. Un certain nombre de grandes associations assument aujourd’hui des missions importantes d’intérêt général. Mais combien doivent aller se battre sur 10 appels à projets différents à 3 000 euros chacun. C’est inefficace, frustrant, voire absurde. Il y a des relations plus satisfaisantes à construire. Un dernier point sur la question d’apprendre à s’engager. Il existe des systèmes éducatifs dans lesquels une demi-journée par semaine est banalisée pour permettre aux élèves de vivre un temps d’engagement associatif dans le domaine par exemple de l’environnement, dans le social, ou dans une pratique artistique collective comme un orchestre. Ce temps de l’engagement collectif, vécu dès le plus jeune âge, contribuerait, à n’en pas douter, à l’État qu’il nous faut !

Propos recueillis par Laurence LEMOUZY