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La fusion des régions en question

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Si l’actuelle carte des régions est le produit de nombreuses contingences, est-elle pour autant dépourvue de pertinence et d’efficience ? Nonobstant ses imperfections, la carte régionale idéale n’existe pas selon Sébastien Denaja. Et ce d’autant plus si l’on tient compte de la spécificité de l’échelon régional, qui explique d’ailleurs la récurrence du débat sur le périmètre des régions en France. Faut-il — à l’instar de la réflexion actuelle du Chef de l’État — envisager une « défusion » des grandes régions couplée à l’instauration du conseiller territorial ? Ne court-on pas le risque d’une déstabilisation de l’ensemble de notre système territorial ? Cette hypothèse apparaît pour l’heure, plutôt improbable, en l’absence de procédure de défusion des grandes régions… et de la majorité relative dont dispose le Président à l’Assemblée !

« Emmanuel Macron réfléchit à rediviser les régions »1. C’est ce que relayait le 6 février dernier, une dépêche AFP à propos de réflexions actuellement menées sur le plan institutionnel par le Président de la République et dont il s’est récemment entretenu avec son prédécesseur François Hollande, sous le mandat duquel a été adoptée la loi du 16 janvier 2015 dont est issue l’actuelle carte des régions de France2. Nul ne sait s’il s’agit d’une réflexion aboutie, d’une tentative de diversion dans un contexte social troublé ou d’un simple « ballon d’essai ». On ne pouvait en tout cas rêver mieux pour donner un relief nouveau au sujet de la fusion des régions.

Le chef de l’État réfléchirait en fait, comme il l’avait évoqué lors de la campagne présidentielle3, à fondre les fonctions de conseiller régional et de conseiller départemental, autrement dit à ressusciter feu le conseiller territorial4 imaginé par Nicolas Sarkozy, lequel avait été enterré mort-né au début du quinquennat Hollande. Le redécoupage envisagé, pour ne pas dire le « re-redécoupage », aurait ainsi d’abord une visée électorale. Rien de bien nouveau en réalité car la région apparaît principalement comme « une donnée administrative étroitement conditionnée par des facteurs politiques »5. Elle est, en tout état de cause, tout à la fois une circonscription administrative de l’État, une collectivité territoriale et de ce fait une circonscription électorale.

Selon un visiteur élyséen, la résurrection de ce « Janus ­territorial » devant siéger à la fois au conseil départemental et au conseil régional serait cependant plus complexe à mettre en œuvre dans le cadre des grandes régions6. Dans le viseur de l’Élysée, quatre grandes régions : Grand Est, Auvergne-Rhône-Alpes, Nouvelle-Aquitaine et l’Occitanie, dont la Présidente, Carole Delga, par ailleurs présidente de Régions de France, n’a pas tardé à réagir vivement estimant que le projet élyséen serait « une lubie déconnectée de la réalité »7, tout autant qu’« une ineptie et une gabegie », jugeant qu’il serait au contraire nécessaire de « travailler à la stabilité (…) plutôt qu’à un énième découpage des collectivités locales, générateur de confusion et de dépenses publiques »8.

Voilà le décor planté. Pour l’observer, il n’est pas inutile de prendre un peu de recul, si ce n’est de hauteur. L’universitaire est rompu à cet exercice, mais l’effort est ici plus important car le regard de l’auteur est biaisé par le fait qu’il est conseiller régional d’Occitanie, qu’il a été député entre 2012 et 2017, qu’il a voté « pour » la loi de 2015 et en a été de surcroît l’un des artisans en tant que « responsable » pour le groupe majoritaire de l’époque. Ces biais sont ici assumés. Certes, ils peuvent quelque peu entamer l’objectivité du propos, mais ils sont, on l’espère, susceptibles de l’enrichir, en livrant notamment un récit en partie inédit sur la confection de l’actuelle carte des régions. Aussi, si l’on tentera d’envisager les conséquences et surtout les risques que comporte l’hypothèse élyséenne d’une potentielle « défusion » des grandes régions couplée à une résurrection du conseiller territorial, seront au préalable dévoilés quelques-uns des « dessous » de l’actuelle carte des régions.

Les dessous de la carte des régions

L’actuelle carte des régions est le produit de nombreuses contingences. Elle n’en est pas pour autant dépourvue de pertinence ni d’efficience. Elle comporte nécessairement des imperfections. Mais la carte idéale n’existe pas, et ce d’autant plus si l’on tient compte de la spécificité de l’échelon régional, qui explique d’ailleurs la récurrence du débat sur le périmètre des régions en France.

Le périmètre des régions : un débat permanent lié à la singularité régionale

La recherche de l’« optimum dimensionnel » et du « territoire pertinent » est, en matière d’aménagement du territoire et spécifiquement dans l’histoire contemporaine du système français d’administration territoriale une quête toujours recommencée. Elle concerne toutes les strates d’administration locale. L’échelon régional n’échappe pas à cette réflexion récurrente, et ce depuis l’origine, d’autant plus que c’est la région qui a été longtemps contestée dans son principe même. Son histoire est, on le sait, particulièrement tourmentée, sans doute parce que les régions « cristallisent le clivage entre ceux qui perçoivent les particularismes locaux et régionaux comme des menaces permanentes pour l’unité de la République, et ceux qui les brandissent pour appeler à une réorganisation de l’État républicain »9. Du projet de réorganisation économique de la France sur une base régionale du ministre Clémentel en 1917 jusqu’à la création en 1972 des établissements publics régionaux, en passant par les Commissions de développement économique régionales (CODER) instaurées en 1964, les régions ont avant tout été des espaces fonctionnels à vocation économique. Ce n’est qu’à partir des lois de décentralisation de 1982 que la région devient véritablement un espace politique10. Or à toutes les étapes de la lente affirmation de l’échelon régional dans le paysage institutionnel français, la question du découpage régional a été dominée par des préoccupations d’ordre économique, y compris et surtout en 2015. Or, le mouvement perpétuel de l’économie induit inévitablement, à intervalles réguliers, une remise en question des périmètres de l’action publique en la matière. Cela étant, rien dans « la littérature économique ne permet d’identifier une taille optimale pour les pays, encore moins pour les régions » et il est presque impossible de corréler taille des territoires et succès économique11. Si bien que lorsqu’on ajoute aux préoccupations d’ordre économique, des considérations administratives et celles, sous-jacentes, d’ordre politique, la réflexion sur la taille — donc sur le nombre — des régions devient kafkaïenne. Dès lors, une conclusion s’impose, la carte idéale n’existe pas. Elle est nécessairement le fruit de contingences, lesquelles n’empêchent cependant pas toute pertinence.

Une carte tributaire de contingences n’empêchant pas la pertinence du résultat obtenu

Il a fallu six mois de débats parlementaires particulièrement chaotiques pour aboutir au vote définitif du projet de loi relatif à la délimitation des régions12.

Lorsque ce texte arrive en première lecture à l’Assemblée nationale, il lui est transmis par le Sénat amputé des articles relatifs à la nouvelle carte régionale. Le gouvernement laisse alors la main au rapporteur du texte à l’Assemblée13, lequel propose alors une nouvelle carte reprenant pour l’essentiel celle initialement proposée par le gouvernement, à la différence cependant qu’elle prévoit un regroupement du Limousin avec l’Aquitaine, au lieu d’une fusion avec les régions Centre et Poitou-Charentes. Or, si cette nouvelle carte était votée par la commission des Lois de l’Assemblée, le risque était grand qu’elle ne le soit pas en séance.

Dans le parcours d’un texte au Parlement, il y a un duo essentiel formé par le rapporteur et le responsable (ou orateur) du texte. Si l’on schématise leur action, le premier assume une fonction légistique, tandis que le second joue un rôle strictement politique qui consiste avant tout, au-delà du fait de porter la voix de son groupe politique, à s’assurer du vote du texte. Entre 2012 et 2017, nul n’ignore que la majorité parlementaire ne se caractérisait pas par son extrême discipline. Elle était même régulièrement secouée par d’importantes turbulences, jusqu’à obliger le gouvernement à recourir à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution. Or, la nature même du débat sur la carte des régions rendait les incertitudes plus grandes encore dès lors qu’elle ne renvoyait pas au clivage binaire sur les textes économiques et sociaux entre députés dits « frondeurs » et ceux dits « loyalistes » mais promettait au contraire une « fronde » à « géographie variable », dans un Parlement encore marqué par le cumul des mandats14.

Pendant soixante-douze heures, le duo rapporteur/responsable s’attèle alors à appeler individuellement l’ensemble des députés du groupe majoritaire (près de 300) et à interroger chacun sur le sens de son vote sur chacune des hypothèses envisageables. À l’issue de ces centaines d’échanges, une carte des régions se dessine et, au-delà de la plus grande cohérence des regroupements envisagés15, elle a un mérite : elle est susceptible d’être votée. Cette carte, c’est la carte actuelle, à la différence près qu’elle envisageait la fusion des régions Bretagne et Pays de la Loire. Par rapport à la carte initialement annoncée depuis l’Élysée, c’était plus qu’un simple ajustement. Aussi, sur les conseils avisés du député Bernard Roman, qui fut directeur de cabinet de Pierre Mauroy au moment de la création des régions comme collectivités territoriales en 1982, le duo propose une rencontre informelle au chef de l’État. C’est donc à l’Élysée qu’est présentée au Président, au ministre de l’Intérieur et à celui chargé des relations avec le Parlement, cette nouvelle carte, imprimée pour l’occasion sur une feuille A4 en couleur. Le Président l’examina longuement avant de pointer son index sur le nouveau regroupement envisagé à l’Ouest en indiquant sa solidarité avec l’opposition manifestée à ce sujet par le ministre de la Défense lequel était l’ancien président de la région Bretagne. Après deux heures d’échanges sur la pertinence des choix opérés, l’évocation des désaccords prévisibles de certains « grands » élus locaux susceptibles de peser encore sur l’orientation du vote de certains parlementaires, le Président rendait la carte aux parlementaires auxquels il appartenait désormais de prendre leurs propres responsabilités. Il conseillait cependant de réunir ensemble les députés consultés individuellement sur les nouvelles fusions. Ce fut fait quelques heures avant la réunion du groupe majoritaire devant se prononcer sur le projet de loi. Patatras ! Ensemble, les députés ne disaient plus la même chose que seuls. Il n’y avait toujours pas de majorité. C’est ce qui a conduit à ce que, pour la première fois de la législature, le groupe ait à se prononcer par un vote formel de ses membres. Il le fit sur trois cartes : celle du gouvernement, celle du rapporteur et celle que la presse a appelé, la « carte Denaja »16, laquelle ne comportait plus la fusion Bretagne/Pays de la Loire. C’est cette dernière qui a été adoptée ce jour-là et le sera en définitive par l’Assemblée nationale.

Ce récit anecdotique souligne l’extrême difficulté de redessiner des circonscriptions administratives par la voie parlementaire. En définitive, toute autre carte aurait, sous un autre gouvernement et une autre majorité, eu à subir des contraintes du même ordre. Aussi, « le résultat de l’œuvre législative de 2015 ne peut se concevoir que dans la nuance »17.

Il aurait en tout cas été quasiment impossible, dans le cadre d’une procédure parlementaire, de partir d’une carte vierge de frontières régionales comme certains avaient pu l’imaginer18. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle, la plupart du temps, en France comme ailleurs, la modification des découpages administratifs consiste à procéder par « l’agglomération d’entités déjà existantes »19. On aurait pu également réfléchir à un regroupement à partir des départements, des bassins de vie ou des bassins d’emplois définis par l’INSEE, mais c’était devoir se prononcer sur des centaines voire des milliers d’hypothèses et ouvrir un débat qui n’aurait jamais pu se clore. Aussi, si la voie choisie en 2015 reste discutable, elle apparaît néanmoins comme un choix à la fois pragmatique et sage. Si l’on s’en tient ici à apprécier la cohérence des entités régionales créées en 2015 d’un point de vue économique, qui était le principal objectif affiché par les promoteurs du texte, on peut considérer qu’une « région est dite cohérente si les échanges de chaque département à l’intérieur de la région sont plus intenses que les échanges avec chacune des autres régions ». Or « une analyse ex post valide le nouveau découpage régional car il permet de diminuer le nombre de départements subissant des forces centrifuges », c’est-à-dire le nombre de départements attirés, via leurs liens économiques, vers une autre région20.

Enfin, même si l’on ne peut en réalité pas apprécier avec suffisamment de recul les effets des fusions opérées, la Cour des comptes, dans son rapport de 2019 concluait que l’analyse conduite « confirme que le redécoupage des régions et l’extension de leurs compétences se sont accompagnés d’une amélioration de leur situation financière. Elles disposent dans l’ensemble de marges de manœuvre importantes, portées par une fiscalité économique certes volatile mais dynamique, qui se sont traduites par une progression de leurs investissements et un endettement en majorité contenu », si bien que la Cour en appelait à « un renforcement des compétences régionales ». D’ailleurs, entre 2016 et 2019, les régions ont réduit la durée de désendettement de 4,9 à 4 ans et c’est cette situation financière saine qui leur a permis de faire face aux conséquences de la crise de la covid 19 dès 202021. Ajoutons que l’on ne note pas de différence significative de l’évolution des dépenses de fonctionnement mutualisables entre les régions fusionnées et les autres et que, dans la plupart des régions fusionnées, c’est en tout cas le cas de l’Occitanie, les économies générées par la fusion sont supérieures aux coûts de la fusion22, et d’autant plus depuis la crise sanitaire avec le développement de réunions en visio-conférence. Enfin, il semble aussi que la réforme ait permis de réelles économies pour l’administration régionale de l’État.

Aussi, même s’il conviendrait qu’une évaluation sérieuse soit réalisée au terme du deuxième mandat post-fusion, rien ne semble justifier qu’aujourd’hui, si peu de temps après la mise en œuvre d’une réforme d’une aussi grande ampleur, à laquelle se sont ajoutés les transferts de compétences opérés par la loi NOTRe de 2015, il soit décidé ex abrupto de procéder à une défusion des grandes régions, laquelle déstabiliserait notre système territorial bien au-delà des seules régions.

La « défusion » des grandes régions couplée à l’instauration du conseiller territorial et le risque d’une déstabilisation du système territorial

L’idée d’une défusion des grandes régions et surtout ses conséquences doivent être prises au sérieux. Couplées à une résurrection du conseiller territorial, elles dépasseraient de loin le seul échelon régional. L’hypothèse apparaît cependant, pour l’heure, plutôt improbable, compte tenu de ce qu’en l’absence de procédure de défusion des grandes régions, le gouvernement devrait en réalité opter pour une nouvelle délimitation par la voie législative, ce qui, au vu du récit évoqué et de la majorité relative dont dispose le Président à l’Assemblée paraît, sur un tel sujet, plutôt hasardeux.

Un projet impliquant l’adoption (hasardeuse) d’une nouvelle loi de délimitation en l’absence de procédure de « défusion » des grandes régions

L’idée d’une « défusion » des grandes régions créées depuis le 1er janvier 2016 invite à s’interroger sur la nature même de ce qu’a opéré le législateur en 2015. De nombreuses expressions ont été employées à ce sujet : remodelage, redécoupage, regroupement, refonte, fusion…On pourrait ici se demander également s’il s’agit d’ « alliances territoriales ». Le terme d’alliance renvoie dans le langage commun à l’idée d’une union contractée par un engagement mutuel. En droit, la notion est moins connue des administrativistes que des privatistes, pour lesquels elle renvoie au « lien juridique créé par le mariage entre un époux et les parents de son conjoint »23 ou des internationalistes pour lesquels elle est l’union de deux puissances qui s’engagent par un traité à se porter mutuellement secours en cas de guerre. Dans les deux cas, on le voit, l’alliance est un lien juridique noué au terme d’une démarche volontaire. Le terme pourrait de ce point de vue correspondre au dispositif de l’article 28 de la loi du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales qui prévoyait la possibilité pour des régions de demander à être regroupées en une seule. Mais il n’a jamais été utilisé et, en 2015, le gouvernement n’a pas choisi d’assouplir les conditions du regroupement volontaire des régions ou de le rendre plus attractif par un mécanisme d’incitations financières comme cela fut fait avec un certain succès en matière d’intercommunalité à la fin des années 1990. Il a, au contraire, fait le choix de procéder d’office, par la loi, à ce qui n’est bien, sur un plan strictement juridique, comme le titre de la loi l’indique d’ailleurs à juste titre, qu’une nouvelle délimitation des régions. En outre, le processus engagé est bien celui d’un regroupement et le produit de celui-ci est bien, juridiquement, celui d’une fusion, au sens où, comme en droit international s’agissant de la fusion d’États, celle-ci donne lieu à la formation d’une entité unique à partir de plusieurs entités distinctes, qui disparaissent et laissent place à une seule personne morale.

C’est d’ailleurs bien parce que les grandes régions sont de nouvelles régions, seules dotées de la personnalité morale, et que les anciennes ont juridiquement disparu, fondues en une seule entité, que même si d’aucuns avaient pu parler de « mariages (régionaux) forcés », le ­législateur n’a prévu — et ne pouvait d’ailleurs pas prévoir — de procédure de « divorce », par consentement mutuel en tout cas, si l’on file la métaphore privatiste. En effet, si dans le cas de « défusions de communes », peut être utilisée une procédure, non pas spécifique, mais de droit commun, relative la modification des limites communales prévues aux articles L. 2112-2 à L. 2112-12 du CGCT24, il n’existe rien de tel s’agissant de l’échelon régional. Dans le cas où le gouvernement souhaiterait donc procéder à des « défusions » de régions, celui-ci devrait donc procéder par la voie législative à un « dé-regroupement » d’office ou, en tout cas, déposer un projet de loi visant à une nouvelle délimitation des régions. Or ne pouvant compter que sur une majorité relative à l’Assemblée nationale et ne pouvant recourir indéfiniment à l’article 49 alinéa 3, un tel projet de réforme apparaît pour l’heure peu probable.

Le législateur pourrait néanmoins envisager une option moins radicale qu’un rétablissement d’anciennes entités régionales en choisissant plutôt d’assouplir le droit ­d’option pour les départements souhaitant changer de région (article L. 4122-1-1 du CGCT), même si les conditions, il est vrai particulièrement contraignantes prévues par le législateur en 2015, visaient à éviter une trop grande instabilité territoriale. Quid de l’équilibre territorial auquel il convient cependant de veiller ? Le seul exemple d’un rattachement — souvent revendiqué — du département de Loire-Atlantique à la région Bretagne qui réduirait la région Pays-de-la-Loire à peau de chagrin et la priverait de la dynamique métropolitaine de Nantes, suffit à mettre en lumière l’acuité des problèmes qu’un tel remodelage « à la carte » de la carte des régions serait susceptible d’engendrer. Il n’est en tout cas pas certain qu’il serait ainsi rendu service aux populations concernées, lesquelles ne le seraient pas davantage si devait se confirmer l’hypothèse déraisonnable d’un nouveau « big bang régional » aux conséquences imprévisibles.

Les incalculables conséquences néfastes de « défusions » couplées à l’instauration du conseiller territorial

Il y aurait d’abord d’importantes conséquences pour l’échelon régional en tant que tel. Défusionner c’est inévitablement désorganiser tout ce qui vient à peine d’être réorganisé, et ce tout autant à l’échelle de la région en tant que collectivité territoriale que de la région en tant que circonscription administrative de l’État. Or, même s’il n’en est pas question ici, on peut tout de même évoquer les nombreuses économies et réorganisations engendrées par les fusions de régions pour l’appareil de l’État, pour les préfectures de régions, les directions régionales, les rectorats, les ARS…

Alors que des milliers d’agents territoriaux de l’État comme des collectivités régionales et d’élus locaux viennent de consacrer plusieurs années, après un nombre incalculable de réunions, à mutualiser et réorganiser des services, à harmoniser des politiques publiques, à définir de nouvelles stratégies territoriales calibrées à l’échelle de grandes régions, est-il bien raisonnable de remettre si tôt l’ouvrage sur le métier ? Pour quels coûts ? Quid des actes juridiques adoptés et des contrats conclus ? Quid des grands schémas régionaux tels le SRDEII et le SRADDET ? Faudrait-il en adopter de nouveaux à l’échelle de chaque entité recréée ? La liste des questions juridiques qui se posent est en réalité vertigineuse.

Il y aurait aussi d’importantes conséquences pour les acteurs économiques et sociaux, car la fusion des régions a également engendré d’importantes réorganisations dans le monde économique, dans le monde associatif, culturel, sportif…

Il y aurait, enfin, des conséquences pour tout le système territorial, et en particulier pour les deux échelons intermédiaires que sont le département et la région. Il faut en effet revenir ici au début du propos et donc aux motivations premières d’une potentielle défusion de certaines grandes régions ; la résurrection du conseiller territorial. Or, que les régions soient grandes ou petites, les conséquences d’une telle réforme sont quasiment les mêmes et pourraient être bien plus importantes qu’il y paraît. Il faut se souvenir que dans l’esprit des promoteurs du conseiller territorial, il s’agissait de créer, de manière latente, les conditions propices à une absorption des départements par les régions et de procéder ainsi à une forme de « darwinisme institutionnel »25 consistant à placer « régions et départements dans le même bateau électif afin de voir ce qu’il en sortira de rapports fonctionnels entre les deux institutions »26. Or, il n’est pas interdit de penser qu’en procédant en fait à une « cantonalisation du conseil régional »27 — même dans des cantons désormais élargis — et en créant de supers conseillers départementaux, la réforme risque davantage de servir la valorisation des intérêts départementaux que la promotion de l’intérêt régional. En effet, « la circonscription cantonale apparaît singulièrement étriquée pour la région et inapte à assurer la promotion électorale des grands enjeux régionaux »28. Assurément, les conseillers territoriaux soucieux de leur réélection seront davantage enclins à défendre les intérêts de leur territoire d’élection plutôt qu’un intérêt régional qui a pourtant vocation à transcender les intérêts départementaux et non à simplement les additionner. Comme on pouvait déjà le craindre quand fut imaginé cet élu hybride, le risque est que la délibération régionale vise davantage la satisfaction du plus grand nombre de départements plutôt que l’harmonisation régionale et qu’au lieu d’éviter les actions concurrentes, la réforme produise finalement un effet inverse29. Le risque est donc bien celui que ne s’affirme une forme de « domination des intérêts départementaux »30 et donc celui d’une forme de tutelle des conseils départementaux sur la région au sens « d’une influence déterminante de ceux-ci sur les délibérations du conseil régional, même si cette tutelle ne prend pas la forme juridique de procédures d’autorisation ou de contrôle »31. À l’avenir, la région pourrait ainsi être présentée comme « une manière d’être du département », sans que ne puisse pour autant être totalement exclue l’hypothèse où la région supplanterait finalement les départements32. Certes, les grandes régions semblent ­encore moins propices que les « petites » à la mise en œuvre d’une telle réforme, mais pour l’institution régionale, quel que soit son périmètre, les risques que fait peser sur elle et la détermination même de l’intérêt régional la création d’élus siégeant à la fois au conseil départemental et au conseil régional, restent les mêmes.

En réalité, le nouveau dessin de la carte des régions, pourrait bien dissimuler en arrière-plan le dessein plus subversif encore d’un « big bang territorial » de plus grande ampleur. Peut-être est-ce là l’intérêt de l’État « architecte des territoires » craignant l’affirmation d’un pouvoir régional trop fort car « en maintenant régions et départements au rang de pouvoirs secondaires et concurrents, le pouvoir central peut conserver son rôle de chef de file et d’arbitre »33 ? Est-ce cependant l’intérêt des administrés, citoyens, contribuables et usagers des services publics locaux ?

1 C. BERTRAND « Emmanuel Macron réfléchit à rediviser les régions », www.ladepeche.fr, 6 février 2023.

2 Loi no 2015-29 du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral, JO du 17 janvier 2015, p. 777.

3 J.-B. FORRAY, « Conseiller territorial : Emmanuel Macron dans les pas de François Fillon », La Gazette des communes, 18 mars 2022.

4 Voir not. S. DENAJA, « L’impact de la création des conseillers territoriaux sur la démocratie et l’architecture institutionnelle locales », in S. REGOURD, J. CARLES, D. GUIGNARD, Réformes et mutations des collectivités territoriales, L’Harmattan, coll. GRALE, 2012, p. 81 et s.

5 J.-M. PONTIER, « La notion de grande région », in GRALE, droit et gestion des collectivités territoriales 2018, « Les grandes régions », Ed. Le Moniteur, p. 63.

6 www.ladepeche.fr, art. préc.

7 S. CHERGUI, « Redécoupage des régions : une lubie déconnectée de la réalité pour Carole Delga », www.liberation.fr, 10 février 2023.

8 S. DUCHAMPT, « Redécoupage des régions : la présidente d’Occitanie, Carole Delga, vent debout contre le projet de réforme d’Emmanuel Macron », www.france3-regions.francetvinfo.fr, 11 février 2023.

9 R. PASQUIER, « Région », in Dictionnaire encyclopédique de la décentralisation, Berger-Levrault, 2017, p. 895.

10 Ibid., p. 896.

11 A. ALESINA, E. SPOLAORE, The size of Nations, MIT, Cambridge.

12 Sur les multiples rebondissements de ce débat parlementaire, voir not. F. HOURQUEBIE, « La nouvelle carte des régions : question de bon sens ou de baronnie ? », AJDA 2015, p. 626.

13 Le député Carlos Da Silva, suppléant du Premier ministre Manuel Valls.

14 La loi organique no 2014-125 du 14 février 2014 interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur n’a commencé à s’appliquer aux députés lors des élections législatives de juin 2017.

15 Les auditions conduites par le rapporteur avaient permis de mettre en exergue une plus grande cohérence à regrouper Champagne-Ardenne avec les régions Alsace et Lorraine plutôt qu’avec la Picardie. De même qu’il était apparu plus pertinent de regrouper cette dernière avec la région Nord-Pas-de-Calais.

16 « Réforme territoriale : les députés PS redessinent la carte de François Hollande », www.lepoint.fr, 15 juillet 2014.

17 A. NIEPCERON, La place des régions dans la décentralisation française, L’Harmattan, 2017, p. 21.

18 C. BERNARD, T. CAZENACE, A. EPAULARD, « Comment repenser le découpage régional », France Stratégie, billet, 21 août 2014.

19 A. EPAULARD, « Le nouveau découpage territorial : pour quelle efficacité économique ? », in M. ABADIE, J.-B. AUBY, O. RENAUDIE (dir.), Un nouveau système territorial ?, Berger-Levrault, 2017, p. 46.

20 Ibidem.

21 Sur ce sujet, voir not. S. DENAJA, « Voter le budget d’une région en 2022 », GFP n° 1-2023 / Janvier-Février 2023, p. 39 et s.

22 Données rendues publiques lors de l’assemblée plénière du 19 décembre 2019.

23 R. CABRILLAC (dir.), Dictionnaire du vocabulaire juridique, Litec, coll. Objectif droit, 2e éd., 2004, p. 23.

24 B. ALLENBACH, « Pourquoi et comment défusionner des communes nouvelles », La Gazette des communes, 28 novembre 2018.

25 B. PERRIN, « La réforme territoriale : un exercice de darwinisme institutionnel », RA, n° 373, janv.-fév. 2010, p. 68.

26 J.-B. AUBY, « Les collectivités territoriales en réforme(s) », DA, n° 11, novembre 2009, repère 10.

27 R. LEFEBVRE, « Les impenses de la démocratie locale dans le projet de réforme territoriale », Pouvoirs locaux, n° 84 I/2010, p. 20.

28 B. FAURE, « Le regroupement départements-région. Remède ou problème ? », AJDA, 2011, p. 86.

29 G. CHAVRIER, « Les conseillers territoriaux : question sur la constitutionnalité d’une création inspirée par la Nouvelle-Calédonie », AJDA, 2009, p. 2383.

30 G. MARCOU, « La réforme territoriale : ambition et défaut de perspective », RFDA, mars-avril 2010, p. 373.

31 Ibidem.

32 B. FAURE, « Le regroupement départements-région. Remède ou problème ? », art. préc., p. 86.

33 F. ROBBE, « Le rôle de l’Etat dans les relations entre les collectivités territoriales », in S. CAUDAL, F. ROBBE (dir.), Les relations entre collectivités territoriales, L’Harmattan, coll. « Logiques juridiques », 2005, p. 89.