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"La politique doit travailler sur le récit indispensable à l'acceptation des transformations contemporaines"

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Entretien avec Sandrine Rousseau, économiste de l'Environnement, députée de Paris.

Pouvoirs Locaux : L'année 2022 fête les 40 ans de décentralisation. Que vous inspirent ces 40 dernières années d’action publique et de gouvernance territoriale ?

Sandrine Rousseau : C’est kafkaïen. On a l’impression que c'est une décentralisation qui, se fait sans réelle volonté ou bien avec une volonté de se débarrasser de sujets qui sont compliqués pour l'État. Il n’y a pas de réelle volonté de donner du pouvoir aux collectivités territoriales, ce qui est un sujet pour moi. La décentralisation, pour quoi faire ? Quel est le but ? Je pense qu'aujourd'hui que l’on n'a pas répondu complètement à cette question. Que deviennent les compétences ? En l'occurrence, je trouve que ce qui caractérise la décentralisation française, c'est qu’on lâche sans lâcher. On arrive à une espèce de superposition des compétences qui parfois atteint des degrés tout à fait incroyables, notamment dans la recherche qui est mon domaine. On a des universités qui sont autonomes, on a les métropoles qui ont la compétence recherche et il y a les régions qui pilotent des schémas directeurs. L'État déconcentré en région a lui-même des compétences d'organisation. On trouve aussi de grands organismes, il y a le ministère, il y a les contrats de plan État région, il y a des contrats européens et à la fin, on se demande qui pilote quoi.

Aujourd'hui, la décentralisation est surtout pensée pour que l'État se décharge d'une partie de ce qui génère aussi le plus de main-d’œuvre. L'idée est d'aller chercher du financement dans les collectivités territoriales, mais sans donner le pouvoir de décision qui va avec. Cette décentralisation est inaboutie. C'est aussi une décentralisation qui donne des résultats parfois contre-productifs, puisque non seulement cela exacerbe la bureaucratie, mais cela décharge aussi tout le monde de ses responsabilités. En matière de transition écologique, il va falloir vraiment penser quelle est la responsabilité de chaque échelon et comment on arrive à obtenir et à placer des obligations de résultat et non pas des obligations de dispositifs ou de moyens. Aujourd'hui, les collectivités territoriales ne sont pas suffisamment impliquées dans cette obligation de résultat.

Pouvoirs Locaux : Adrien Zeller, ancien président de l’Institut de la Gouvernance Territoriale, regrettait souvent avec force que les collectivités étaient considérées comme des prestataires de services de l'État, à qui l’on délègue effectivement sans forcément donner des moyens. Vous semblez partager la même conviction.

Sandrine Rousseau : Non seulement on ne leur donne pas les moyens mais de surcroît, on leur coupe les moyens de l'autonomie. On le voit avec la taxe d'habitation, on l'a vu avec d'autres ressources territoriales. C'est quand même très ambigu de la part de l'État central. Je suis favorable à une décentralisation plus forte, mais avec de l'autonomie, avec un pouvoir décentralisé, avec plus de démocratie et aussi avec un droit d'innovation juridique et un droit de saisine de sujets, en particulier d'expérimentation.

 

Pouvoirs Locaux : Quel État nous faudrait-il et quelles collectivités nous faudrait-il pour aller vers vos objectifs ? Quand vous parlez de radicalité environnementale, comment imaginez-vous l'articulation des pouvoirs et des compétences ?

 

Sandrine Rousseau : On a beaucoup diminué le nombre de fonctionnaires d'État. On a gardé en nombre les fonctionnaires chargés d'un contrôle et perdu les fonctionnaires de pilotage et de stratégie. Ce qui l'affaire McKinsey explique par ailleurs. On a délégué au privé la stratégie qui normalement devrait relever des grands corps d'État. Nous avons là une difficulté structurelle parce que ce contrôle génère des tensions avec tous les échelons puisque l'État est perçu uniquement comme un contrôleur général avec cette fameuse obligation de remonter des tableaux, des chiffres. On ne lui reconnaît plus la stratégie. Il y a aussi une forme de désamour vis-à-vis de cette fonction publique d'État qui me semble être un sujet crucial, parce que si on veut une décentralisation intéressante, il faut aussi réhabiliter la haute fonction publique d'État et lui donner un rôle de stratégie et de pilotage beaucoup plus important.

À propos de la décentralisation en matière de transformation écologique, il n'y aura pas de transformation écologique possible si on ne donne pas du pouvoir aux populations locales et si on n'adapte pas cette transformation aux enjeux des territoires. De mon point de vue, cela ne peut pas se faire depuis Paris, quand bien même Paris serait omniscient. Même en imaginant que Paris ait tout à fait les bons réflexes, ça ne pourra pas être accepté localement. Pour qu'il y ait une acceptation locale, il faut redonner du pouvoir démocratique localement et donner du pouvoir d'agir. Dans une organisation idéale, à mes yeux, il y a un État qui donne des objectifs : - 20 %, -30 %, -100 % des émissions de gaz à effet de serre. Après, c'est aux territoires de s'organiser et dans le cadre d'un dialogue de gestion avec l'État, de savoir de quelles ressources ils ont besoin et aussi de donner la possibilité aux collectivités de financer leurs propres transformations. C'est pour ça que je suis favorable à une taxe carbone. Je sais que ce n'est pas populaire, mais pour donner les moyens aux collectivités locales d'agir, je pense que c'est vraiment indispensable. Par exemple, si on veut changer les mobilités, les diminuer, il faut avoir une connaissance très fine du territoire. Il faut que les régions, les départements, les métropoles aient la capacité de vraiment investir dans des véhicules partagés, dans des transports en commun efficaces de proximité. Ce n'est pas le cas aujourd'hui.

Pouvoirs Locaux : Il y a une notion souvent abordée dans la revue : le principe de la subsidiarité. On dit souvent qu’il faut activer ce principe de subsidiarité, afin que les communautés agissent et que le niveau supérieur intervienne en suppléance. Quand vous dites qu'il faut redonner du pouvoir d'agir, est-ce que cela correspond à votre conception de la subsidiarité ?

Sandrine Rousseau : Oui et non. Parce que la subsidiarité, pour moi, c'est un peu un concept par défaut. C'est parce que l'un ne fait pas que l'autre doit le prendre, alors que ce devrait être une complémentarité, c'est-à-dire qu'on doit transférer des domaines de compétences complets aux territoires, typiquement la diminution du CO2. Je pense qu'il y a là une dimension vraiment très territoriale. On doit donner aux collectivités territoriales des objectifs de ce type et aussi les moyens d'agir, que ce soit par ressources propres ou par ressources nationales. Oui, il faut aller vers plus de subsidiarité. Sauf que ce mot-là renvoie pour moi à quelque chose d'un peu négatif. On se décharge sur eux alors qu'au contraire on doit donner le pouvoir d'agir aux territoires.

Pouvoirs Locaux : Carole Delga, présidente de la région Occitanie, déclarait que quand il n'y a pas de ligne ferroviaire, elle était prête à affréter des bus électriques pour éviter que des travailleurs prennent leur voiture individuelle. Le problème, c'est que le bus se retrouve sur le périphérique, bloqué comme les autres véhicules. Pour mettre en place une voie spécifique pour ces bus, ce n'est pas de son ressort, c'est celui de la métropole. En termes de maturité de la décentralisation, ne pensez-vous pas que la prochaine étape soit celle d’une transformation des mentalités politiques ?

Sandrine Rousseau : Cela appelle à la cogestion, à la concertation, à la coordination, à la coalition d'objectifs et de moyens. Nous n’en avons pas l'habitude en France. Ce qui me frappe, en fait, c'est que chaque collectivité définit ses propres objectifs sur chaque mandat, sans se coordonner forcément avec les autres échelons. Alors qu'on pourrait imaginer qu’un État stratège puisse obliger les collectivités à se mettre autour de la table, à définir des objectifs en commun et à répartir ensuite les compétences. C'est typiquement ce qui nous manque. C'est un État qui sanctionne alors qu'au contraire, il pourrait accompagner ces collectivités. Quand il n'y a pas la même couleur politique d'un côté et de l'autre, et même quand c'est la même couleur et que les gens ne s'aiment pas, cela peut vite mal tourner. Moi qui ai vécu longtemps dans le Nord-Pas-de-Calais, ce qui m'a toujours frappé, c'est que c'est une des régions où il y a le plus gros transfert de camions de France, puisque c'est une région frontalière du nord de l'Europe. On a des quantités de poids lourds tout à fait incroyables, on a la pollution et la dégradation des infrastructures qui vont avec les poids lourds. Et cette pollution qui nous rend malade vraiment au sens premier du terme, ne permet pas d'avoir des ressources financières permettant de développer autre chose, ce qui est quand même incroyable. C'est pour ça que je suis favorable à une réforme de la fiscalité qui nous permette de gérer ce genre de choses. Si la région Nord-Pas-de-Calais “bénéficiait” d'une certaine manière de ce passage de poids lourds, alors on pourrait compenser ailleurs sur des politiques de santé publique, et de diminution de CO2. On redonnerait un pouvoir d'agir aux habitants qui, pour l'instant, ne font que subir cette mondialisation et ce transport de marchandises. Je pense qu'au-delà de la question territoriale, c'est aussi une question démocratique fondamentale dans la mesure où on subit la mondialisation et bien des transformations en profondeur de notre système économique et social. Il faut redonner aux populations locales les moyens d'agir, de corriger, de contrer ou d'accompagner ces mutations et ces transformations. Aujourd'hui, c'est ce qui nous manque dans la décentralisation.

Pouvoirs Locaux : Vous soulignez que la taxe carbone n'a pas bonne presse, ou tout du moins qu’elle suscite des réactions. Qu'est ce qui bloque intellectuellement ?

Sandrine Rousseau : Il y a eu plusieurs choses. La première, c'est qu'on n'a jamais expliqué à quoi elle servait et qu'il y avait un flou très fort sur ce à quoi elle pouvait servir. Or, on ne peut pas accepter une taxe si on n'est pas certain de l'utilité qu'elle peut avoir. Deuxièmement, il n'y a jamais eu d'évaluation en termes sociaux de ce que ce dispositif pourrait générer, c'est-à-dire que la redistribution n'a été pensée qu'a posteriori. Et ça, ce n'est pas possible. Si vous mettez une taxe de ce type-là, il faut faire une redistribution a priori. Quand on est passé de l'impôt annuel à l'impôt à la source, on a redistribué tout ce qui était crédit d'impôt en premier. Là, il faut absolument faire de même parce que c'est la seule condition d'acceptation. Et puis après, il faut aussi accepter que les entreprises payent, et en particulier les entreprises de transport. Et moi, j'ai l'impression qu'en France, on n'a pas peur de milliers de personnes qui manifestent pour les retraites, les lois sécuritaires… Par contre, dès que c'est une loi écologique, on repousse. Cela pose la question de la volonté politique à imposer ces réformes. En l'occurrence sur les poids lourds, si on va vers une transformation écologique radicale, comme je pense qu'elle est nécessaire — et je ne suis pas la seule à le penser puisque le GIEC l'a dit aussi — il faut qu'en trois ans, on diminue considérablement le trafic routier. Il n'y a pas d’autres solutions. Par contre, il faut accompagner les salariés de ces entreprises et les entreprises elles-mêmes. Il faut faire en sorte qu'il n'y ait pas de perdants en termes d’emplois de ce secteur-là. Nous sommes absolument obligés de réduire la quantité de camions qui circulent. C'est en cela que la décentralisation peut être aussi intéressante au sens où sur un territoire comme la Franche-Comté, le Nord-Pas-de-Calais ou PACA, ce ne sont pas les mêmes obligations. Selon le territoire, on n'a pas la même facilité à agir sur tel ou tel secteur. Et bien choisissons les secteurs sur lesquels il est le plus facile d’agir. Ce sont des principes de base de l'économie. Faisons des économies d'échelle, commençons par ce qui est simple et après on ira voir le plus difficile. Par exemple, vous ne parlez pas de mobilité de la même manière en Franche-Comté et en Nord-Pas-de-Calais. Ce ne sont pas les mêmes enjeux. C'est pour ces raisons-là, qu’il est très important de redonner du pouvoir aux territoires sinon les transformations sociales et écologiques ne pourront jamais être acceptées 

Pouvoirs Locaux : Vous parlez d’une diminution nécessaire du trafic routier pour des questions environnementales. Si on a moins de trafic, on livre moins, et on achète différemment. Il faut beaucoup de courage aussi pour expliquer un changement de modèle de société de consommation.

Sandrine Rousseau : Je ne pense pas que ce soit que du courage. Aujourd’hui la seule chose qui est absolument gratuite, et qui nous met le plus en danger, c'est le CO2. On paye tout, on paye la santé, on paye l'éducation, on paye le sport, on paye tout ce qui est indispensable à notre vie. Par contre, ce qu’on ne paye pas et qui nous met en danger de mort, c'est le CO2. Je veux bien qu'on éduque, mais à la fin, il faut aussi des signaux. Et là, on en manque. Et non seulement on en manque, mais en plus, on n'a aucune prévisibilité. Il appartient à l'État, pour une bonne relation avec les territoires, de dire que le carbone aujourd'hui est à tel ou tel prix dans cinq ans, dans dix ans, dans quinze ans. En procédant ainsi, les territoires peuvent faire leurs calculs d'investissements, développer les entreprises, appuyer des secteurs d'entreprises dont ils savent qu'ils sont pérennes dans le cadre de ces transformations.

Cela donne de la visibilité sur le moyen et long terme. On retrouve la vocation du politique qui est d'anticiper et d'organiser ce qui aujourd'hui n'est pas possible en matière de transformation écologique. On a l'impression qu'on subit parce qu'en effet on n'a pas été prévenu. Ça tombe comme ça. On ne sait pas quels vont être les effets et c'est vraiment ce qui ne fonctionne pas.

Pouvoirs Locaux : Dans un entretien accordé au Grand Continent en 2019, vous précisiez que ce sont les inégalités qui génèrent le réchauffement climatique et la perte de biodiversité. Pourriez-vous expliquer en quoi le maintien d'une hiérarchie sociale, qu'elle soit associée au genre, à l'ethnie ou à l’orientation religieuse, impacte aujourd'hui l'état de notre planète ?

Sandrine Rousseau : Quand je dis “inégalités sociales”, ce sont des inégalités aussi d'argent. Aujourd'hui, on est dans une société qui est entièrement organisée autour de la recherche de croissance et de profits. À partir de là, vous organisez tout dans ce sens-là. Plus vous accumulez du profit, mieux c'est. Et d'ailleurs, il y a des formes d'appel civique à faire de la croissance. On appelle civiquement à consommer. Il y a presque une espèce de devoir national à consommer. On l'a vu après la crise du Covid. Ceci n'est plus possible aujourd'hui. Cela veut dire qu'il faut réorganiser nos hiérarchies sociales pour que les grands gagnants de la société ne soient pas ceux qui réalisent le plus de profits, le plus d'argent et qui, sont dans une prédation de la planète forcément beaucoup plus importante. Si vous regardez l'empreinte écologique des individus, le premier facteur d'empreinte écologique, la première corrélation, c'est le niveau de revenus. Ça fait partie des choses qui ne sont pas très agréables à entendre, mais aujourd'hui il va falloir diminuer le niveau de richesse de ceux qui sont les plus riches et à l'inverse, augmenter le niveau de richesse de ceux qui sont les plus pauvres. C'est cette hiérarchie sociale qui génère le réchauffement climatique par les consommations qu’elle entraîne. Deuxième chose sur les hiérarchies sociétales. Le capitalisme s'est fondé sur trois grandes prédations : une prédation des personnes noires dans le cadre de l'esclavage, et ce fut le début du commerce international. Cette première prédation a permis aux 16ᵉ et 17ᵉ siècle l'accumulation et le développement des entreprises. La deuxième prédation, c'est la prédation de l'environnement et de la nature, de la transformation de la nature en marchandise. La nature a été transformée en une série de ressources qui étaient achetables. Pour aller s'approprier ces ressources, on a utilisé les rapports de domination et de prédation, puisqu'on a utilisé par exemple la colonisation. La troisième prédation qui est à l'origine du capitalisme, est celle exercée sur le corps des femmes, c'est-à-dire qu'on a réduit les femmes à la reproduction. La reproduction de la force de travail des ouvriers qui sont allés dans les usines. Il fallait faire le ménage, la cuisine et il fallait également reproduire au sens premier du terme. Il fallait que les corps des femmes servent à avoir des enfants et il y eut, en l’espèce une protection sociale. Par exemple, si vous regardez, l'histoire de la protection sociale, elle est très empreinte de cela. Les femmes devaient rester au foyer et toute la protection était faite sur le mode qu’Hélène Périvier appelle papa gagne-pain et maman au foyer. Ces trois grandes prédations ont organisé notre société de sorte qu'on puisse développer le profit, la richesse et la croissance. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est qu'on ne parviendra pas à corriger ce système si on ne revient pas sur ces trois prédations. C'est le fondement même de notre système. Cela veut dire par exemple redonner un statut à la nature et ne pas en faire juste une série de ressources appropriables. Qu'il y ait un statut juridique, qu'il y ait une existence de la nature en dehors des relations marchandes, ceci signifie revoir les prédations sur les personnes les plus discriminées dans la société. Cela veut dire donner le pouvoir aux femmes ou du moins partager le pouvoir avec les femmes, de sorte qu'elles ne soient pas cantonnées à une sphère de reproduction et domestique. Tant que nous n’irons pas sur ces fondamentaux-là, on ne parviendra pas à faire le virage dans une ampleur qui est absolument nécessaire aujourd'hui, puisque de toute façon le système dans lequel nous évoluons, est vicié. Il nous faut revenir aux fondamentaux pour pouvoir exercer le pouvoir.

 

Pouvoirs Locaux : Dans votre contribution à l’ouvrage collectif « Politiques de l’Anthropocène » (Presses de Sciences Po, 2021), vous critiquez le nouveau contrat social français en démontrant qu'il ne fonctionne plus. Vous constatez que la société française est beaucoup plus inégalitaire et vieillissante par rapport à celle d’avant et que la vision du territoire par l'État est très différente de ce qui se passe en réalité au niveau du local. Comment ce décalage entre ce que l'État imagine et la réalité du terrain influence-t-il ce contrat social ?

Sandrine Rousseau : Le contrat social aujourd'hui est essentiellement fondé sur le travail. C'est le travail qui fournit les ressources du contrat social. C'est à l'aune du travail qu'on mesure vos droits sociaux. C'est un peu moins vrai depuis le quinquennat de François Hollande puisqu'il y a eu une partie du financement de la protection sociale qui est passée sur la CSG. C'est un peu moins vrai, mais cela reste vrai. Le cœur du contrat social, c'est le travail. Vous travaillez, vous avez des droits. Vous ne travaillez pas, vous n'avez pas de droits. Avec Emmanuel Macron, cela s'est accentué. Plus vous travaillez, plus vous avez de droits. Je pense que le travail ne peut plus être au centre d'une société écologique, que l’on doit organiser un équilibre entre loisir et travail, entre engagement sur les communs, entre gratuit et payant, entre le commun et le privé. On doit revoir ces grands équilibres ce qui nécessite de revoir aussi notre contrat social et de le financer autrement que par le travail. C'est pour ces raisons que je suis favorable à une révision de fond en comble de notre système de fiscalité, pour rendre cher ce qui est nuisible et gratuit ce qui est nécessaire. Cela passe par exemple par le fait de pallier les droits aux heures travaillées par un revenu d'existence ; par le fait de faire payer le carbone, et de faire payer d'une manière générale tout ce qui pollue ; ce qui servira à faire financer la protection sociale. Ceci aurait du sens puisque la protection sociale, c'est le fait d'être en bonne santé. Comme on fait payer par les fumeurs (via les taxes sur les paquets de cigarettes) une forme de protection sociale, il n'y a pas de raison qu'on ne fasse pas payer aux pollueurs, la protection sociale d’aujourd'hui. Sur le plan local, l’économie se transformant beaucoup, il faut accompagner cette transformation. Typiquement, le secteur de l'aéronautique, le secteur de l'agriculture intensive, le secteur de l'automobile, vont connaître des modifications substantielles, on le sait. Il s’agit donc d'anticiper et de créer de nouveaux droits. C'est ainsi que je prône par exemple 5 années payées à partir de l’âge de 18 ans pour reprendre ses études tout au long de sa vie. On peut soit les prendre tout de suite après le bac, soit plusieurs années après afin d’apprendre un autre métier et pouvoir par exemple changer de filière. C'est ce type de nouveau droit qu'il faut penser. La société écologique — et la transformation vers cette société écologique —, doit être plus protectrice qu'elle ne l'est aujourd'hui, sinon cela ne sera jamais accepté. Là, les régions ont quelque chose à faire de l'ordre d'une programmation de la formation professionnelle, de l'organisation de cette transformation, et de l'accompagnement des entreprises implantées territorialement.

Pouvoirs Locaux : Quand vous dites que le travail ne peut plus être au centre d'une société, vous dites que le travail ne peut plus être l'unique source de la protection à laquelle on a droit. Mais qui finance ? Puisque le travail, c'est aussi la création de richesses qui ne sont pas que polluantes, c'est aussi le fait de créer de la valeur dans une compétition mondiale.

Sandrine Rousseau : Ce n’est pas parce qu’on travaille moins dans chacune des vies qu'il y a moins de travail. Aujourd'hui, en caricaturant, nous sommes face à deux grandes catégories, les insiders et les outsiders. Les insiders ont des emplois avec une progression salariale. Et puis il y a tous les outsiders qui eux n'ont pas accès à cette progression. Partager le travail, diminuer le travail et augmenter le temps de loisirs, c'est permettre d'arrêter cette dichotomie, de lutter contre elle. Cela ne veut pas dire qu'il y a moins de financement de la protection sociale. Cela veut juste dire qu'elle ne pèse pas uniquement sur ceux qui sont salariés et c'est très différent. La politique qui a créé le plus d'emplois en France, ce sont les 35 heures, avec tous les défauts qu'on peut trouver aux 35 heures et la manière dont elles ont été appliquées. Je suis la première à la critiquer, mais de fait, ni le pacte de responsabilité, ni les baisses de cotisations sur les bas salaires, aucune de ces politiques-là n'a généré autant d'emplois que les 35 heures.

Pouvoirs Locaux : J'entendais à travers vos mots qu'il y avait un certain nombre de débats qui étaient confisqués par le personnel politique. Vous sembliez dire que la politique s'était trop professionnalisée. Vous parliez de réinventer la politique en associant les citoyens. Quel est votre regard sur « les professionnels de la politique » ?

Sandrine Rousseau : Aujourd'hui, il y a une espèce de parcours politique typique qui est le suivant : vous êtes assistant parlementaire, assistant de ministre ou assistant dans un cabinet d'élu local. Vous êtes élu localement, puis vous êtes élu nationalement. Ce parcours est monnaie courante dans le monde politique. Ce parcours est pour moi très délétère, parce qu’il nous fait complètement dépendre de la politique. Je pense qu'il y a beaucoup de décisions, et particulièrement les plus mauvaises qui s'expliquent souvent par le fait qu'on n'est pas dans la possibilité de se retourner personnellement et c'est un sujet dont peu parlent. Et puis la deuxième chose, cette situation confisque la démocratie. Cela crée une démocratie représentative dans un entre soi, qu'on le veuille ou non puisque la personne qui aura été assistant parlementaire, qui deviendra député, elle a déjà son « entre soi ». C'est toujours les mêmes. C'est un réseau de connaissances qui confisque complètement la démocratie et la fait tourner en vase clos. Je pense que c'est un énorme sujet que de redonner à la démocratie un souffle, une ouverture sur le monde, sur les citoyens et citoyennes. Les gilets jaunes ont tenté d'ailleurs des réflexions en ce sens avec le référendum d'initiative citoyenne. Mais à mes yeux, ça ne suffit pas. Ce n’est pas parce qu'on va demander une fois de temps en temps l'avis des citoyens que ça va changer radicalement leur rapport à la démocratie. Je crois qu'il y a quelque chose vraiment de l'ordre d'un non-cumul dans le temps, d'une protection sociale des élus qui leur permette de se retourner s'ils perdent leur mandat ou s'ils arrêtent. Il faut assumer le fait aussi de ne pas donner des espèces de rente de situation aux élus, ce qui est très souvent le cas, notamment avec les scrutins uninominaux. En fait, si vous êtes un « baron local », vous avez beaucoup plus de facilité à être élu, donc c'est vous qui allez être désigné. Je suis favorable à la proportionnelle, aux scrutins de liste, pour qu'il n'y ait plus de personnification de la politique comme on peut l’avoir du niveau local jusqu'au niveau national et jusqu'au chef de l'État français.

Pouvoirs Locaux : Vous considérez l'abstention comme une grève citoyenne. Quel est votre regard sur ce qui s’est passé durant les dernières élections ?

Sandrine Rousseau : Ce qui s’est passé est grave parce que c'est une grève. C'est même une contestation de la démocratie. Je pense que les gens ne vont pas voter non pas parce qu'ils ont autre chose à faire, mais parce qu'ils contestent la démocratie. Il faut l’entendre. Ce qui m'exaspère dans les discours politiques traditionnels, c'est qu'on s'émeut de l'abstention le soir de l'élection, puis dès le lendemain, on l'a complètement oublié. Pendant ma primaire, il y eut énormément d'abstentionnistes qui m'ont rejoint. Je me dis qu’il suffit de changer notre manière d'être en politique et notre manière de faire politique pour que ces personnes-là s’intéressent à la chose publique. Le bon terme, ce n'est pas se réintéresser parce qu'elles s'y intéressent, mais qu'elles participent à la chose publique. Notre devoir est là parce que je crois qu'on est dans une crise sociale et dans une colère sociale qu'on mesure mal. Je pense qu'on est à deux doigts d'une vraie rupture, d'une rupture qui pourrait même, à mon sens, prendre des atours violents. C’est pour ces raisons qu'il y a une urgence à repenser la démocratie.

Pouvoirs Locaux : Vous avez vu des abstentionnistes venir vers vous. Peut-être parce qu'ils font le choix d’aller vers des projets plus radicaux. Est-ce à dire que le politique peut tracer des horizons qui redonnent foi en l’avenir à condition d’être plus radical dans son projet pour la société ?

Sandrine Rousseau : Mon ressenti, c'est qu'on est dans une situation de cocotte-minute. Pourquoi ne parvenons-nous plus à protester ? Avant, quand on protestait, quand on manifestait, on entrait en négociations avec le gouvernement. Des concessions étaient faites et on rentrait dans un dialogue. La réforme à laquelle on aboutissait n'était jamais la réforme initialement prévue. Mais c'était une réforme mâtinée et modifiée par les contestations. Qui organisait ce dialogue ? C'était les corps intermédiaires, donc les syndicats. Pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, on a complètement décrédibilisé les corps intermédiaires par des bras de fer qui ont été extrêmement violents et avec des manifestations, que ce soit sur les retraites ou sur l'université qui ont duré des mois, qui ont déplacé des centaines de milliers de personnes et qui n'ont pas abouti à la moindre modification. À partir de là, on a commencé à fermer le couvercle de la cocotte-minute. C'est-à-dire qu'à partir de ce moment-là, manifester ne sert plus à rien puisqu'on sait qu'on n'obtiendra pas de modification. C'est en cela que la situation devient dangereuse parce que la seule issue possible devient alors une forme de violence. On l'a vu d'ailleurs avec les gilets jaunes. Pour moi, si l'État a fait preuve d'autant de violence vis-à-vis de ces manifestations, c'est parce qu'il avait peur de la violence des gilets jaunes. Nous sommes là dans un cercle complètement vicieux et dans une escalade dont on ne peut pas sortir gagnant. Il faut réinstaller les corps intermédiaires qui ont leur utilité. Il faut les relégitimer. Il faut remettre en place les espaces de la discussion, les espaces de la négociation. Il faut accepter que quand on est au gouvernement, on ne puisse pas faire passer des réformes à 100 % comme on les avait prévues. S'il y a une contestation sociale de ces réformes trop importante, il faut accepter la négociation. C'est en cela aussi que la démocratie est confisquée. Les collectivités locales peuvent être des corps intermédiaires, très légitimes et efficaces.

Pouvoirs Locaux : L'économiste Hirschman fait partie de vos références. Qu'est-ce qui vous attache à sa pensée ?

Sandrine Rousseau : Hirschman dit que quand on n'est pas d'accord avec une situation, on a trois possibilités d'action. C'est l'exit, donc la sortie ; la loyauté, donc le fait de rester et de renier qui on est, ou la voice, c'est-à-dire la protestation. Dans la mesure où aujourd'hui, dans la démocratie française, la violence n'est plus tellement reconnue, il reste l'exit (l'abstention) ou la loyauté. On a été dans ce dilemme-là pour le deuxième tour des présidentielles, puisqu'on a bien vu qu'il fallait aller chercher les abstentionnistes presque un par un pour qu'ils deviennent loyaux vis-à-vis de la République. Cet effort a été extrêmement coûteux. Je ne sais pas si Emmanuel Macron mesure ce qu'on a fait, nous les leaders et les militants, pour aller chercher les abstentionnistes un par un pour éviter Marine Le Pen. Je ne suis pas sûre qu'il en soit conscient. Aujourd'hui, ce qui est préféré, c'est l'exit. Il y a une tendance à aller vers la sortie, ce n’est jamais bon. À partir du moment où vous êtes sortis du système, la seule manière de le contester, c'est par l'extérieur et donc par le rapport de force. Il faut vraiment comprendre que la situation actuelle est plus instable que dangereuse. Elle est instable mais elle peut aussi complètement se transformer de façon positive. Il faut retrouver le sens de la stabilité en acceptant la voice qui, aujourd'hui, est la manière la plus difficile de s'exprimer en France.

Pouvoirs Locaux : Votre vision de l'Europe est d'inspiration fédéraliste. Comment percevez-vous l’avenir de l'Europe ?

Sandrine Rousseau : Je pense déjà qu'il faut en finir avec le groupe franco-allemand. C'est vrai qu'il faut faire des coalitions au sein de l'Europe qui permettent des accords en fonction des sujets importants. On l'a vu par exemple sur le fait de se priver de gaz russe. Le couple franco-allemand nous a lié les mains et nous a empêchés d'avoir un rapport de force suffisant avec Vladimir Poutine. Les conséquences sont graves. Je trouve qu'on ne fait pas assez ce jeu d'alliances à géométrie variable en fonction des sujets. Ça s'est vu aussi pendant la crise de 2008 et la fameuse crise grecque. On s'est lié totalement à l'Allemagne, qui avait une politique à mon sens très délétère et durablement délétère dans la gestion de cette crise. La deuxième chose, c'est qu'il me semble important de penser notre démocratie française comme complémentaire de la démocratie européenne, ce qui n'est pas complètement le cas aujourd'hui. La démocratie nationale est quasi indépendante de la démocratie européenne, ce qui ne nous permet pas d'organiser une société civile européenne, ni de faire s'exprimer une société civile européenne. Il me semble très important de coordonner les élections nationales dans toute ou partie de l'Europe, de sorte qu'il puisse se dégager des majorités européennes et que ces majorités soient pensées comme à la fois des majorités nationales et en même temps des majorités européennes. C'est très important pour tout ce qui est négociation sur la question environnementale, sur les questions de politique étrangère et même sur la question sociale. Aujourd'hui, nous sommes dans un rapport à l'Europe qui est un rapport de domination et de soumission. Je crois qu'il faut retrouver une forme d'équilibre dans ce rapport, mais un équilibre concerté avec d'autres pays. Il ne faut pas imaginer qu'on soit seul en capacité de changer cette Europe. Il nous faut commencer à construire des majorités européennes.

Pouvoirs Locaux : Que pensez-vous de la notion de différenciation territoriale ? Est-elle pertinente en matière de transformation écologique ?

Sandrine Rousseau : Elle est absolument indispensable. On l'a vu pendant le covid. Les problématiques en Corrèze n'étaient pas les mêmes qu'en Île-de-France. Je pense qu'une partie de l'inefficacité de notre politique Covid, résulte d’une indifférenciation territoriale. Si on fait le parallèle avec la transformation écologique, si on gère de la même manière uniforme, il y aura la même inefficacité. En fonction des caractéristiques des territoires et même infra territorialement, il faut pouvoir adapter les situations et les politiques publiques. L’uniformité n’est pas du tout gage d’égalité.

Pouvoirs Locaux : Que signifie pour vous le progrès ?

Sandrine Rousseau : Le progrès, c'est un mot qui est large. Pour moi, la transformation écologique nous oblige à penser le progrès humain. Ce progrès humain n'est pas nécessairement technologique. Il peut l'être mais il ne l'est pas nécessairement. Cette notion de progrès humain, on l’a perdue de vue. Ce serait quoi un progrès humain ? Ce serait une société qui protège, qui ne soit pas dans la prédation mais qui protège, qui soit dans le partage plutôt que dans la concentration du travail dans les mains de quelques-uns, dans le partage des ressources, dans le partage des richesses, et puis dans le fait de réinstaller des communs. Cette notion de commun, est fondamentale. Qu'est-ce qui est commun et dont on a absolument besoin ? Quels sont les besoins absolument incontournables, dont on ne peut pas se passer, quel que soit le niveau de crise dans lequel on est ? Ce sont des questions à mes yeux fondamentales pour penser la transformation écologique et pour dire quels sont nos besoins fondamentaux. On a besoin de culture, d'éducation, de mobilité, de respirer, de pouvoir se nourrir, d'être en bonne santé. Ce sont les besoins fondamentaux. Dans ces cas-là, il faut les assurer et il faut les assurer de manière commune. Si on peut vivre avec ça, tout le reste est du superflu. Alors tant qu'on peut se permettre du superflu, pourquoi pas ? Allons-y. En réfléchissant aux impacts carbones, mais allons-y. Le jour où on n'aura plus la possibilité d'avoir du superflu, il faut qu'on soit assuré d'avoir ce dont on a absolument besoin. Je crois que le progrès humain doit être conçu comme ça. C'était d'ailleurs le pari du Conseil National de la Résistance à la sortie de la guerre. Ils ont observé ce dont nous avions absolument besoin pour être en société. Reposons-nous cette question aujourd'hui parce que je pense que les réponses que l'on a, datent de l'après-guerre et qu’elles ne répondent plus aujourd’hui aux conditions de notre vie.

Enfin, nombreux sont ceux qui perçoivent la transformation écologique comme le fait de leur retirer quelque chose, sans rien redonner. La politique doit travailler sur le récit indispensable à l’acceptation des transformations contemporaines. Il nous faut dessiner ce récit pour que les gens puissent s'y projeter et qu'ils aient envie d'y aller. Sinon, dire juste qu’on vous retire tel confort, ou qu’il est interdit de faire ceci ou cela, ne donne aucune perspective à la société. Sans aucune perspective derrière.

Propos recueillis par Laurence Lemouzy et Elena Lobo
(le 25 avril 2022)