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Coopération en gouvernance partagée entre tiers lieux d'un territoire

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Notre recherche s’intéresse à un projet de coopération entre tiers lieux. Ces organisations, conscientes des difficultés à s’engager sur ce chemin, décident de se lancer dans un projet pour simultanément : apprendre à coopérer en se formant à la « gouvernance partagée » et définir leurs axes de coopération.

Notre recherche se propose d’interroger en quoi la « gouvernance partagée » permet de soutenir une dynamique de coopération entre tiers lieux, afin de dynamiser les territoires. Cet outil qu’est la « gouvernance partagée » favorise-t-il un changement de culture collective qui permettrait d’amorcer ou d’accélérer la transition vers ce que d’aucuns ont appelé « le monde d’après » ?

Retour d’expérience en Béarn et Pays Basque

Cet article s’intéresse à un projet collectif de tiers lieux en Béarn et Pays Basque. Ces organisations en logique de mutualisation, de partage de lieux, sont aussi animées par des logiques autres que matérielles : un partage de valeurs et une intention d’agir (Fishbein et Ajzen, 1977) sur un territoire en coopérant avec d’autres. Conscientes des difficultés à s’engager sur ce chemin, elles décident de se lancer dans un projet1 pour apprendre à coopérer en se formant à la « gouvernance partagée » avec l’Université du Nous2, définir des axes de coopération et capitaliser cette démarche pour d’autres tiers lieux intéressés.

Notre recherche interroge en quoi la « gouvernance partagée » permet, si elle le permet, de soutenir une dynamique de coopération entre tiers lieux d’un territoire.

Dans un premier temps, nous préciserons la spécificité des « tiers lieux » et leur rôle sur un territoire. Nous verrons aussi ce qu’est la « gouvernance partagée » telle que proposée par l’Université du Nous, et pourquoi elle est source d’intérêt pour une coopération entre tiers lieux.

Ensuite, nous présenterons les tiers lieux du projet, leur approche de la gouvernance, et leur intention de coopérer.

Enfin, nous présenterons nos premiers résultats. Nous discuterons des conditions qui permettent de passer de l’intention à l’acte. Une pratique de la « gouvernance partagée » en interne aide-t-elle à coopérer avec d’autres organisations ? Ces éléments de réponse peuvent-ils contribuer à relever un certain nombre de défis auxquels sont confrontés les acteurs de l’ESS dans une reconfiguration des coopérations dans les territoires ?

Tiers lieux, des organisations au renouveau démocratique sur les territoires

La notion de tiers lieux remonterait au XVIIIe siècle (Burret, 2017). Oldenburg (1999) en a proposé une première définition en le nommant « troisième lieu3 », intermédiaire entre l’intime du domicile et l’espace de l’entreprise. La littérature reste pauvre sur les dimensions opérationnelles des tiers lieux (Scaillerez et Tremblay, 2017). Le rapprochement entre tiers lieux et politique reste aussi à explorer pour évoquer leur place dans la cité et leur éventuelle dimension démocratique (Vallat, 2017).

Tiers lieux, des organisations qui rendent des services publics sur les territoires.

Aujourd’hui, nous constatons un développement exponentiel de ces tiers lieux sur les territoires ruraux en particulier. Cela va de l’épicerie solidaire qui cherche à développer les circuits courts, de l’espace de coworking qui cherche à lutter contre la fracture numérique et l’illectronisme, ou encore du tiers-lieu qui propose des activités culturelles pour et avec les habitants d’une commune. Retenons ici que les tiers lieux sont principalement des initiatives privées sous forme associative qui parfois recréent du service public dans des zones désertées, mais aussi qui enrichissent cette notion de service public, bien au-delà de l’exigence réglementaire faite aux acteurs publics.

Par ailleurs, sur les territoires urbains, les tiers lieux ont parfois d’autres vocations, telles que le partage et la mutualisation d’espaces de travail, la création de synergie entre le monde économique, social et culturel.

Les tiers lieux ayant le vent en poupe, les collectivités territoriales y ont vu l’opportunité de revitaliser les espaces désertés par l’emploi ou les services publics.

Tiers lieux, des organisations adaptées aux enjeux de transition.

Le tiers lieu ne peut se réduire à un lieu ou un outil partagé. Il est sous l’influence des reconfigurations du travail (Azam, Chauvac et Cloutier, 2015) et s’inscrit dans une ambition politique et sociale. Les protagonistes eux-mêmes le définissent comme « un service, un outil et un processus »4. Ces acteurs, majoritairement sous forme associative, posent l’ambition suivante :

« Un tiers lieu est l’incarnation, dans un espace d’activités marchandes ou non marchandes, d’un contrat social qui se décompose à travers trois dimensions : un parcours d’émancipation individuelle, une dynamique collective et une démarche motivée par l’intérêt général. Les tiers lieux doivent permettre à chacun et collectivement, de se saisir de son pouvoir d’agir et de répondre aux grands enjeux de la transition qui s’impose à nous aujourd’hui. Ce sont des projets structurants de territoires, qui (re)dynamisent un quartier, un village. Ces espaces sont conçus pour créer les conditions les plus favorables à l’éclosion des idées et à la coopération locale »5.

Les enjeux de transition environnementale nécessitent de plus en plus des coopérations multi-acteurs publics et privés sur les territoires. Ils supposent aussi de faire collaborer ces acteurs sur des territoires aux frontières nouvelles, pas toujours reconnus institutionnellement. L’expérience des tiers lieux, construits par essence sur des logiques de coopération, peut nous éclairer sur les constructions de ces dites coopérations. Intéressons-nous maintenant à une logique de coopération spécifique expérimentée par plusieurs tiers lieux, la gouvernance partagée.

La « gouvernance partagée », un mode de coopération adapté aux tiers lieux ?

La notion de « gouvernance partagée » est issue de la pratique d’organisations soucieuses de partager le pouvoir de manière horizontale. L’intérêt pour la « gouvernance partagée » des membres de ces organisations6 s’entend comme démarche cohérente entre la finalité d’un projet et la gestion déployée pour l’atteindre.

Pour l’Université du Nous, la « gouvernance partagée » est « un ensemble de processus organisationnels et relationnels qui permet de distribuer le pouvoir dans une organisation, de manière explicite, équivalente et évolutive, afin que chaque membre dispose d’un périmètre d’autorité clair dans lequel exprimer, en toute autonomie, son plein potentiel au service d’un but commun. »

Ainsi définie, la « gouvernance partagée » semble proche de la bureaucratie au sens de Weber (1946), explicitant la répartition du pouvoir et les responsabilités. Cependant, elle s’en différencie sur deux points : chercher l’horizontalité des rapports de pouvoir et permettre une évolution de cette répartition du pouvoir.

Naissance d’un projet de coopération inter-tiers lieux

Ce projet, intitulé « Projet. Gouv », consiste à construire une coopération inter-tiers lieux sur un territoire, en « gouvernance partagée », par des rencontres régulières, des partages d’expériences mais aussi par un processus de formation commune.

Description détaillée du cas

Notre recherche porte sur l’effet de la pratique de la « gouvernance partagée » sur la coopération entre tiers lieux d’un territoire sous l’impulsion du « Projet. Gouv ».

La coopération s’articule autour de deux objectifs :

  • former à la « gouvernance partagée » pendant trois ans les membres des tiers lieux pilotes ;
  • définir leurs axes de coopération.

Démarche et cadre méthodologique

La démarche de recherche repose sur une étude de cas enchâssé (Yin, 2003). Le collectif intitulé La belle équipe est composé de représentants de cinq tiers lieux et de la chercheuse. L’approche est de type ethno-méthodologique (Chanlat, 2005). Trois étapes structurent notre analyse :

  • comprendre les modes de gouvernance des différents tiers lieux, et apprécier leur degré de connaissance et de pratique de la « gouvernance partagée » au démarrage du projet ;
  • relever les intentions de coopération des individus et des tiers lieux dans le « Projet. Gouv » ;
  • analyser le processus de mise en acte d’une coopération effective en « gouvernance partagée ».

Une coopération inter-tiers lieux pour quels résultats ?

L’intérêt de faire coopérer des tiers lieux divers dans les statuts, missions et intentions.

Parmi les tiers lieux du cas, on relève une diversité dans leurs activités (nourriciers, coworking, Fab’Lab, etc.), leur taille, leur âge et leur nature (statuts). L’un d’eux n’est pas un tiers lieu au sens défini au 1.1., mais un espace de travail partagé émanant directement d’une collectivité territoriale. Le statut des personnes au sein de La belle équipe est lui aussi très divers : des bénévoles et des salariés, dirigeants et opérationnels.

Les structures de gouvernance des tiers lieux considérés sont aussi très différentes. Un des plus anciens fonctionne en « gouvernance partagée » depuis dix années. Un autre est acquis à cette démarche sans toutefois être formé à la posture et aux outils. Les deux derniers travaillent par choix dans une distribution hiérarchique du pouvoir. Le tiers lieu, émanation de la collectivité, s’inscrit de fait dans un cadre administratif normé et très hiérarchisé.

Enfin, les intentions de coopération sont assez divergentes. Certes, tous les tiers lieux souhaitent pratiquer la « gouvernance partagée » à un niveau inter-organisationnel, au sein de La belle équipe, collaborer sur la base d’un autre référentiel que celui fondé sur une logique de pouvoir et de domination. Par contre, tous ne voient pas l’intérêt de pratiquer la gouvernance partagée à un niveau intra-organisationnel. Pour certains, cela ne serait pas approprié à leur culture de travail.

Retours d’expérience d’une pratique de la gouvernance partagée dans une coopération

Nous allons voir comment les membres de La belle équipe perçoivent l’apprentissage et la pratique de la « gouvernance partagée ». Ces retours nous éclairent sur les enjeux soulevés par une gouvernance partagée dans une coopération multi acteurs.

D’abord, la gouvernance partagée s’appuie sur une clarté des règles relationnelles en créant un espace qualifié de « sécurisé » pour à la fois exprimer des désaccords, sources de richesses et faire émerger des projets. Si les règles relationnelles sont claires, cela favorise la confiance entre les acteurs.

La gouvernance partagée bouscule le rapport au temps des acteurs. Une décision centralisée et descendante paraît plus rapide, mais le temps d’appropriation et d’acceptation de la décision des usagers concernés est parfois beaucoup plus long. A contrario, une décision plus horizontale par consentement prend du temps en amont, mais n’est plus contestée en aval.

La gouvernance partagée suppose une maîtrise de certains outils de processus de décision, de passer d’une logique « Top down » à « Bottom up », de changer de posture, de périmètres d’autorité, etc. Cette phase d’apprentissage peut générer de la confusion, un manque de clarté, lié à un problème d’acculturation.

Des limites contextuelles sont également à prendre en compte, notamment l’hétérogénéité du collectif. La diversité des statuts des acteurs, leur disponibilité, celle des intentions de coopération complexifient les interactions. Le manque de participation de certains acteurs à certains moments, peut aussi créer de l’essoufflement, du désengagement.

On ne peut affirmer que la pratique de la « gouvernance partagée » permet toujours de sortir des rapports de domination, mais dans notre cas, on le constate, les rapports de pouvoir sont adoucis malgré l’asymétrie des acteurs. De plus, ce mode de faire ensemble, malgré les difficultés soulignées, n’est pas ou peu remis en cause.

Par ailleurs, il n’apparaît pas nécessaire de pratiquer la « gouvernance partagée » en intra organisationnel pour pouvoir la pratiquer en inter organisationnel, les problématiques de coopération et de coordination en intra et en inter-organisationnel étant de nature différente.

Finalement, la pratique de la « gouvernance partagée » constitue un bon prétexte pour initier des coopérations. Une fois partagées les mêmes valeurs, les mêmes postures, la coopération peut se déployer.

Notre recherche met à jour l’apport de la « gouvernance partagée » à la dynamique de coopération entre tiers lieux. Cette gouvernance a permis au collectif La belle équipe de fonctionner dans une distribution horizontale du pouvoir. Elle a favorisé l’émergence d’un réseau de tiers lieux.

Cela amène des réflexions sur le contexte inédit de notre situation contemporaine. La raréfaction des ressources, leur accès plus difficile en économie bas carbone vont nous demander une plus grande agilité et plus de créativité. Nous allons devoir apprendre à (re)créer d’autres formes de coopération avec nos proches voisins, dans nos territoires. Les formes de gouvernance plus distribuée auxquelles les tiers lieux cherchent à avoir recours sont peut-être une forme d’innovation sociale pertinente dans cette redistribution territoriale de la coopération, pour tendre vers ce que d’aucuns ont appelé le « monde d’après ».

David Ospital, Cendrine Templier

Indications bibliographiques

AZAM M., CHAUVAC N., CLOUTIER L., 2015. « Quand un tiers-lieu devient multiple. Chronique d’une hybridation ». Recherches sociologiques et anthropologiques 46 (2): 87-104.

CHANLAT, J.-F. (2005). Chapitre 6. La recherche en gestion et les méthodes ethnosociologiques. Méthodes & Recherches, 159–175.

FISHBEIN M., ICEK A., 1977. « Belief, attitude, intention, and behavior: An introduction to theory and research ». Philosophy and Rhetoric 10 (2).

GIRIN J., 1990. « L’analyse empirique des situations de gestion: éléments de théorie et de méthode ». Épistémologies et sciences de gestion, 141-82.

OLDENBURG R., 1999. « The Great Good Place: Cafés, Coffee Shops, Bookstores, Bars, Hair Salons, and Other Hangouts at the Heart of a Community. » New York, Marlowe & Co, 1989 (3e éd. 1999).

SCAILLEREZ A., TREMBLAY DD.-G., 2017. « Coworking, fab labs et living labs ». Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement. Territory in movement Journal of geography and planning, no 34 (mars).

VALLAT D., 2017. « Que peut-on apprendre des tiers-lieux 2.0? » In XXVIe conférence de l’AIMS (Association Internationale de Management Stratégique).

WEBER, M., 1946. Economie et Société. Collection Agora, Plon 1946 pour l’édition originale, 1995 pour l’édition française. 2 tomes.

YIN ROBERT K. 2003. « Case studies research: design and methods ». Thousand Oaks, Sage.

1 Il s’agit du « Projet.Gouv » soutenu par l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires et lauréat de l’AMI « Fabriques de territoire » pour 2021, 2022 et 2023.

2 L’association Université du Nous a élaboré et démocratisé la pratique de la « gouvernance partagée ». Elle est à la fois un laboratoire / think tank mais aussi un prescripteur et un formateur qui accompagne de nombreuses organisations dans cette transformation managériale.

3 Le terme anglais originel est « third place ».

4 Définition proposée sur http://movilab.org

5 Proposition avancée par la Coopérative Tiers Lieux de Nouvelle Aquitaine en 2018 à retrouver sur https://coop.tierslieux.net/les-cahiers-du-labo/

6 On peut entendre ici les acteurs de l’ESS mais plus particulièrement les tiers lieux et les organisations associatives.