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Gaullisme, pouvoir et territoire

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Pierre Monzani revisite le lien entre Gaullisme, pouvoir et territoire et par là même la conception du Général De Gaulle d’un État fort, garant de l’unité de la Nation. Quid des pouvoirs locaux dans cette équation ? Constatant l’accélération du monde, De Gaulle pressent que l’avenir va mettre à rude épreuve le progrès social, la cohérence du pouvoir et son pendant géographique : l’équilibre du territoire. C’est cette inquiétude centrale pour l’avenir de la France qui explique la réforme référendaire de 1969. Cette obsession du long terme, de la confrontation de la France à l’Histoire n’est pas nouvelle. Elle est également à l’origine, dès janvier 1946, de la création du commissariat général au Plan, puis en 1964 de la délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR). La volonté de De Gaulle d’entraîner les élites sociales et économiques dans un cadre régional pour moderniser le pays préside au discours de Quimper (2 février 1969) qui lance le référendum qui lui sera politiquement fatal. Retour sur une certaine idée de la France, de l’État et du territoire.


 

Pour mettre en bonne perspective la vision qu’a le général de Gaulle du territoire, il convient de comprendre la philosophie du gaullisme. Le gaullisme n’est pas un pragmatisme. N’en déplaise à tous ceux qui l’affublent de cette étiquette commode pour justifier ralliements hypocrites ou trahisons avérées. De Gaulle est certes un stoïque et un empirique mais sur le fondement d’une mystique de la personne et de la Nation au service de la philosophie de l’action qui privilégie toujours le but à atteindre et surmonte les contraintes qui arrêteraient un simple pragmatique. Si de Gaulle cite Bonaparte : « Arriver sur un champ de bataille avec un système est une erreur », c’est néanmoins sa vision de la France qui détermine ses champs de bataille. Une double dialectique pensée/action et tradition/modernité fonde la dynamique gaullienne, avec cette conviction « qu’au fond des victoires d’Alexandre, on trouve Aristote ».

L’unité de la Nation garantie par un État fort

Le gaullisme veut préserver et promouvoir une civilisation fondée sur l’idée de progrès au nom d’un humanisme chrétien débarrassé de toute culpabilité. Rien de plus étranger à de Gaulle que le jugement moral anachronique, sotte pensée courante aujourd’hui, qui condamne le colonialisme ou la violence révolutionnaire. Comme Clémenceau pour qui la Révolution française est un bloc où on ne peut pas garder Mirabeau et enlever Robespierre, pour de Gaulle, l’Histoire est un bloc et un gaulliste doit tout digérer et réparer dans l’élan national : toutes les fractures, toutes les haines, toutes les divisions des communautés.

L’homme est destiné à l’universel mais pour que cet universel ne le désoriente pas, ne le rende pas inapte à l’action historique, n’en fasse pas l’idiot utile de tous les intérêts mondialistes l’homme a besoin d’un bouclier, d’une boussole : c’est la Nation. Là est l’épicentre qui permet l’unité fondamentale de la conscience. Par la nation, l’homme s’ouvre à l’universel en restant homme conscient et apte à agir.

Et puisque c’est la spécificité historique de notre pays, la Nation ne peut ici exister et subsister que par l’État. « Il n’y a de France que grâce à l’État ». Évidemment cet État, telle une armature, doit — pour maintenir la Nation et sa cohésion — être fort, stable et respecté. L’unité doit l’emporter contre toutes les féodalités internes et contre tout internationalisme abstrait qui en gommant Nation et État dissoudrait la France. Et ceci n’est pas statique, donc pas de conservatisme, mais dynamique : si la Nation doit coller à l’État, celui-ci doit coller à la Nation, comprendre ses aspirations, être prêt à la réforme nécessaire. Si l’État n’est pas respectable et donc pas respecté, les féodalités se déchaînent. Quand le gouvernement n’est pas estimable, la Corse aspire à l’indépendance. Quand la France est forte, la Corse lui fournit des fonctionnaires fiers de la servir.

Pour servir « une certaine idée de la France » il faut voir les fins : la grandeur de la France dans la liberté et la dignité des Français et mettre en œuvre les moyens : l’indépendance, la prospérité, le suffrage universel et son respect, la justice sociale et fondamentalement l’unité.

L’aspiration du gaullisme à servir la justice sociale

Parce que notre histoire est « l’alternance des immenses douleurs d’un peuple dispersé et des fécondes grandeurs d’une Nation libre groupée sous l’égide d’un État fort » (discours de Bayeux, 1944), la volonté politique, dans la conscience profonde de cette dimension — soit tragique soit heureuse de l’Histoire —, doit être en action pour maintenir la France, encore et toujours, au niveau terriblement exigeant de cette Histoire, sinon notre pays disparaîtra. On mesure là que le gaullisme est une tension, qu’un gaulliste doit être habité par cette exigence qui ne connaît pas de relâche et qui ne supporte pas de faiblesse.

La première des qualités pour que cette volonté soit de fer, c’est le courage. Le pire défaut, le péché mortel c’est la lâcheté, celle de Pétain demandant l’armistice, celle des « politichiens » préférant leurs petits intérêts à la France, celle qui empêche l’élan individuel et donc collectif. L’exercice du pouvoir gaullien est donc dicté par la virtu antique. L’image magnifique et saine que de Gaulle donne du pouvoir servant la France toujours — ses intérêts personnels jamais — n’est pas une photo sépia, anachronique. C’est le négligé actuel, les petits intérêts des petites ambitions, la médiocrité des comportements qui sont anachroniques car contraires aux exigences de l’Histoire de France. Cette sobriété privée du pouvoir, qui n’exclut en rien la splendeur altière de ses symboles publics, est l’expression également de l’aspiration du gaullisme à servir la justice sociale. Le pouvoir n’est pas là pour servir les riches, il doit garantir certes une économie prospère et profitable à ceux qui entreprennent mais également en faire profiter cadres, employés et ouvriers, la participation dans l’entreprise, l’association capital-travail ne sont pas des lubies du général elles sont au centre d’une vision gaulliste de la société et de la justice.

Cet équilibre économique doit être nourri par la modernisation résolue du pays, de ses grands équipements et infrastructures et par un service public efficace. La cohésion nationale ne doit pas tomber dans le piège mortel de l’idéologie, ni dans celui de la fragmentation des politiques sectorielles que nous connaissons aujourd’hui où l’État multiplie les dispositifs et les politiques à défaut d’avoir une politique. L’unité de la Nation n’est garantie que par un État fort incarné par un chef et construit sur des institutions efficaces instaurées en 1958 et renforcées par l’élection présidentielle au suffrage universel en 1962. Le pouvoir d’État a ainsi sa spécificité. Il marque la continuité de la souveraineté, il nourrit la longue chaîne, sans rupture à cet égard, des Rois, des Empereurs et des Républiques qui ont fait la France. Il ne se confond pas avec le pouvoir démocratique qui, lui, est soumis à la temporalité plus courte des aspirations présentes des Français et qui s’exprime dans un mode représentatif.

Dans ce régime ni parlementaire, ni présidentiel, l’autorité de l’État est indivisible et la cohérence de l’État ne saurait supporter une faille, ni une ingérence. Ni celle du juge constitutionnel, le conseil constitutionnel n’est que le douanier qui surveille la frontière entre le législatif et le réglementaire et non l’arbitre des élégances morales et humanitaires qu’il deviendra, contre l’État politique cohérent, à partir de 1971. Ni l’odieux régime des partis qui substituent leurs intérêts à celui de la France et donc des Français. Ni l’impossible pour de Gaulle discordance entre ministres devenue hélas aujourd’hui banale. Ni le pouvoir des juges qui n’exercent qu’une simple autorité. Ni la soumission aux sondages qui aurait conduit à renoncer à la force de frappe, à l’indépendance des colonies, à la voix singulière de la France dans le monde. Le seul sondage digne du respect des Français et de l’autorité du politique, c’est le référendum. Ni le pouvoir des autorités indépendantes qui ne sont en fait qu’indépendantes de toute sanction démocratique. Que ceux qui ont cassé ces digues de l’autorité de la cohérence de l’État, ceux qui ont gommé ces « ni », ceux qui ont ainsi instauré l’irresponsabilité généralisée (la faute est à l’autre), puissent se réclamer du gaullisme est ridicule.

De même l’indépendance nationale implique que la France ne soit pas alignée tout en restant fidèle à ses alliés, ni intégrée dans une quelconque supra-nationalité fût-elle européenne, le nationalisme gaullien est en fait un pan-nationalisme à la portée, avec le soutien de la France, de toutes les nations du monde. C’est lui qui doit garantir l’indépendance de l’Europe. L’économie est mise au service de la politique (et non l’inverse) et sa prospérité est garantie et nourrie par la cohésion sociale. Ce qui suppose un nouvel état d’esprit dans l’entreprise. « Il faut l’association (du capital et du travail) pour accroître la qualité et la quantité du travail, renouveler le syndicalisme, ramener à la cause nationale ceux qui vont au séparatisme » (1952). Si le peuple est maintenu dans l’apathie par l’assistanat ou poussé à la révolte par l’injustice et l’indignité du pouvoir, la France sortira de l’Histoire. Elle gardera son rang respectable si elle marche sur les deux jambes de la cohésion démocratique : que les citoyens votent et que les travailleurs participent. En renonçant au renoncement, le gaullisme n’est que « la forme contemporaine de l’élan de notre pays » (1968). 

Une volonté d’adapter la centralisation au pouls des réalités régionales

« Comment trouver un équilibre humain pour la civilisation, pour la société mécanique moderne ? » (1968) voilà la question qui taraude de Gaulle. Il a vu les risques de l’accélération du monde qui va être de plus en plus rapide, va entraîner de plus en plus d’égoïsmes, de forces centrifuges, d’incohérences. Cette furieuse accélération va mettre à rude épreuve le progrès social, la cohérence du pouvoir et son pendant géographique : l’équilibre du territoire.

C’est cette inquiétude centrale pour l’avenir de la France qui explique que la réforme référendaire de 1969 n’est pas un caprice de fin de règne, encore moins un suicide politique organisé autour de questions improbables posées aux Français. Après les fondations de 1958, le premier étage de la décolonisation et de la réforme institutionnelle de 1962, puis le second étage de la prospérité économique et de la modernisation du pays, la réforme de 1969 aurait dû être le toit de l’édifice gaullien. Pour que la maison France affronte ainsi les turbulences de l’avenir car le long terme est l’horizon du général de Gaulle. Cette obsession du long terme, de la confrontation de la France à l’Histoire est à l’origine, dès janvier 1946, de la création du commissariat général au Plan, fondement d’une stratégie de démocratie sociale qui n’est possible que dans et par l’unité et la cohésion de la société et du territoire. Les années gaulliennes, les années 1960 seront celles de la croissance, des grands équipements collectifs, de la recherche et de l’innovation et — pour l’harmonie de ce gigantesque mouvement de progrès — celles de la création de la DATAR (délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) en 1964.

De Gaulle veut une société harmonieuse grâce à l’aménagement du territoire et à la participation. Citoyenneté dans l’espace national et citoyenneté dans l’entreprise sont au service de l’égalité des chances et garantissent la solidité d’une société redevable à l’État de son équilibre. Sinon la société se vengera de l’État, l’absorbera, le subvertira et finalement l’anéantira par l’individu-roi, ivre de lui-même et déconnecté de l’Histoire qui n’est possible que par le mouvement collectif. Ce que voulait éviter de Gaulle, nous y sommes, hélas.

Pour épouser ces mouvements du progrès, il faut un cadre élargi. Le département trop petit et trop conservateur ne convient pas. Il faut faire de la Région l’outil administratif de cette révolution conduite par l’État et qui portera dans le même élan la participation. La Région sera le levier de l’aménagement du territoire d’où le sens de l’acronyme DATAR. Mais la Région est ici un instrument de l’État, nulle idée de décentralisation chez de Gaulle mais une volonté d’adapter la centralisation au pouls des réalités régionales et d’appréhender la rapidité des évolutions sociales et économiques qui sera toujours croissante voire exponentielle.

Grâce à la réforme de 1964, la région devient la circonscription d’action économique de l’État, sous l’égide du préfet de région entouré par une mission régionale et une conférence d’action régionale. La même volonté d’entraîner les élites sociales et économiques dans un cadre régional pour moderniser le pays préside au discours de Quimper (2 février 1969) qui lance le référendum qui sera politiquement fatal à de Gaulle. Il faut lutter contre le déséquilibre entre Paris et la province, entre l’urbain et le rural et mener parallèlement régionalisation et réforme du Sénat.

Il ne s’agit pas pour de Gaulle de mélanger des questions étrangères l’une à l’autre ou de préparer un référendum en forme de suicide politique. Il s’agit de garantir la Région comme « cadre nouveau de l’initiative, du conseil et de l’action pour ce qui touche localement à la vie pratique de la Nation ». Si l’exécutif régional est aux mains du Préfet, chaque région sera dotée d’un organe représentatif, d’un capteur des réalités, où seront présents des élus des conseils généraux, communaux et de l’Assemblée nationale et surtout des délégués des milieux économiques, sociaux, syndicaux, universitaires, etc.

Cette modernisation de l’action régionale, il faut la dupliquer à Paris et faire évoluer le Sénat en y faisant siéger des élus et des délégués de ce qu’on appellerait aujourd’hui « les forces vives ». En fait un Conseil économique et social rénové absorberait ainsi le Sénat. Cette conviction n’a rien à voir avec un caprice de fin de règne. Dès 1963, le général de Gaulle a exprimé cette volonté : « il faut que le CES croisse et que le Sénat décroisse » : « le CES doit éclairer l’action en matière d’économie et de progrès social, c’est à la lumière de ses discussions que le gouvernement doit prendre ses décisions, l’assemblée nationale voter ses lois, le Commissariat au Plan fixer ses plans. Il faut d’autre part qu’il s’articule sur les comités régionaux et qu’il contribue ainsi à la grande tâche de l’aménagement du territoire. Les régions sont la grande collectivité de demain. C’est le CES qui va fédérer leurs aspirations », ce qui permettra que les aspirations du pays s’engouffrent dans le CES rénové et inspirent — par ce truchement — le gouvernement au lieu de nourrir les grèves et les contestations.

Une vision du territoire, exact contraire de la concurrence entre territoires.

On retrouve la conviction gaullienne que l’avenir de la France ne peut pas être confié aux « politiciens » dont les sénateurs sont pour lui des archétypes. Il faut diluer élus et partis politiques, qui servent leurs intérêts avant ceux de la France, avec des citoyens français qui vivent leur vie professionnelle. Avoir certes des élus enracinés, la proportionnelle est l’horreur absolue pour un gaulliste car c’est le règne assuré des partis, mais surtout les faire se confronter avec de « vraies gens » au premier rang desquels ceux qui créent et innovent pour le progrès de la Nation. La politique doit se frotter au réel. De ces deux silex naîtra la flamme des décisions audacieuses, courageuses qui préparent l’avenir.

Cette vision du territoire est évidemment l’exact contraire de la République des territoires, celle de la concurrence entre territoires. A fortiori, la réforme de 1982 de la décentralisation n’est en rien gaulliste car elle conduira à la compétition entre territoires et, a fortiori, la fera évoluer en fonction des préférences partisanes de leurs exécutifs.

Pour de Gaulle, il n’y a pas des territoires, il y a un territoire national qu’il faut rendre harmonieux pour tous. Ce volontarisme de l’espace est la meilleure façon de diffuser la conscience de l’État-nation partout sur le territoire, de donner un même avenir de progrès aux Corses comme aux Flamands, aux Bretons comme aux Alsaciens. Sinon ce sera la société contre l’État-nation, la société de l’argent, de l’inégalité, de l’individu-roi, du tout à l’ego du sommet de l’État à chaque individu qui ne sera plus ni citoyen, ni compagnon d’un même destin. La guerre de tous contre tous l’aura emporté.

La Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale utilise le singulier et le volontarisme (aménagement, action). Aujourd’hui l’agence nationale de cohésion des territoires cède à la mode anglo-saxonne de l’agence (pour un Français une agence nationale est un oxymore !), avoue l’incohérence du territoire et essaye de limiter les dégâts de la concurrence entre territoires. Évidemment le libéralisme mondialiste que nous subissons ne comprend rien, ni à l’aménagement du territoire, ni à la participation dans l’entreprise. La dernière grande loi d’aménagement du territoire mise en œuvre par Charles Pasqua en 1995 avec le soutien d’Édouard Balladur, Premier ministre, sera le chant du cygne du gaullisme. Jacques Chirac et Alain Juppé la laisseront lettre morte après l’élection du premier à l’Élysée. Ainsi, le dernier étage de l’œuvre gaullienne ne sera pas construit. Le référendum de 1969 voulait créer un échange constant et fructueux entre un État fort, garant d’une Nation forte et les dynamismes du réel, fruits de l’effort des Français qui en auraient joui équitablement dans l’espace (l’aménagement du territoire) et dans l’entreprise (la participation).

Plus de 52 % des Français répondent « non » le 27 avril 1969 à cette dernière révolution que leur proposait de Gaulle. La coalition de l’usure du pouvoir et de la vilenie des partis privera la Constitution de son toit social. Les vents de la modernité s’engouffreront dans la maison France sans que la justice et l’égalité soient préservées, sans que la Nation soit protégée avec de plus en plus de force destructrice au fil du temps et jusqu’au lamentable spectacle de l’impuissance publique d’aujourd’hui et de la piteuse élection présidentielle de 2022.

P.M

Références bibliographiques

-       Pierre Monzani et Franck Lucas : Le gaullisme, éloge de la volonté – Édition DLF 1998

-       Armand Teyssiere : De Gaulle 1969, l’autre révolution – Perrin 2019

-       Charles Pasqua et Philippe Seguin : Demain la France, la reconquête du territoire – Édition DLF 1993

-       Alain Peyreffite : C’était de Gaulle – Tome 3 – Fallois-Fayard 2000

-       Collectif : Charles de Gaulle, l’homme et l’œuvre – Plon – Institut Charles de Gaulle. 5 volumes. 1993