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« L'intercommunalité est l'échelon stratégique et opérationnel pour agir et lutter contre les effets du réchauffement climatique »

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Entretien avec Régis PETIT, Directeur général des services de la communauté d’agglomération Seine-Eure, président de l'Association des directeurs généraux des communautés de France (ADGCF)

Pouvoirs Locaux : En quelques mots, si vous deviez faire une radioscopie de l’intercommunalité, quel serait votre bilan de santé ?

Régis Petit : L'intercommunalité est jeune si l’on date son véritable essor à partir de la loi Chevènement de 1999. Je me souviens encore d'une époque où, lorsque je prenais mon poste à l’agglomération Seine-Eure, il y avait 12 communes adhérentes ; l'année d'avant, c'était 3. L’intercommunalité est montée à 15, puis 18, puis 21, et ça n'a cessé de croître. Au début, l’intercommunalité résultait d’une approche supra-communale, non pas au sens hiérarchique, mais au sens pratique, pour piloter un certain nombre de politiques publiques. À l’époque, les élus comprennent qu’ils vont pouvoir mettre en œuvre une ingénierie, des compétences et traiter des sujets qu'ils n'arrivaient pas à piloter tout seul. Aujourd'hui, comment ferait-on sans l'intercommunalité ? Il s’agit là d’une révolution silencieuse qui porte toujours ses fruits. À titre d’exemple, pendant la crise sanitaire, les préfets appelaient directement les présidents des intercommunalités pour servir de relais vis-à-vis des maires. Aujourd'hui, les intercommunalités ont acquis une véritable maturité et je pense qu'elles sont dimensionnées pour gérer les enjeux qui sont face à nous, notamment en matière de transition écologique. L’intercommunalité est une maille extrêmement opérationnelle composée de 1254 EPCI. D'ailleurs, le dernier rapport de la Cour des comptes salue l'action efficace de l'intercommunalité, son bilan positif, sa bonne santé. Les intercommunalités ont évolué et continue de le faire.

La question qui se pose est de savoir si toutes les communes ont encore la capacité de gérer seules ce qu'elles ont à gérer. On voit bien aussi que des communes, en dessous d'un certain seuil démographique, n’ont que très peu d'agents, voire pas d'agents du tout pour la gestion quotidienne. Elles sont de plus en plus démunies tandis que l'exigence des citoyens est de plus en plus forte. Je pense que c'est surtout du côté des communes qu'il faudrait évoluer. Les communes nouvelles — mises en place à l'époque par la loi RCT en 2010 — ont été un échec. La loi NOTRe de 2015 a permis de diviser par deux le nombre d'intercommunalités alors que nombre de communes n’a lui baissé que de 4 %. Les fusions des communes et les rapprochements de communes n’ont pas suffisamment fonctionné. L'intercommunalité est mature et efficace. Personne ne la remet en cause. Cependant, l’absence d'élections au suffrage universel direct sur circonscription intercommunale et donc l’absence de débats sur le projet intercommunal devant les citoyens posent question. Est-ce que l’intercommunalité doit être une « collectivité » comme l’a un temps proposé Intercommunalités de France ou doit-elle rester un établissement public de coopération intercommunale ?

Pouvoirs Locaux : Quelle est votre position sur la démocratisation de l’intercommunalité ?

Régis Petit : En fait, il y a deux aspects pour examiner cette question. D’abord, il est problématique que l'essentiel des compétences soit exercé à l'échelon intercommunal et qu'il n'y ait pas de réel débat démocratique. Ensuite, si nous mettons en place une élection au suffrage universel direct, mécaniquement, elle politisera davantage les assemblées. C’est précisément un choix politique. Après, tout dépend si on n'élit que le président, l'exécutif ou toute l'assemblée, ce qui est très différent…

Quoi qu’il en soit, je note qu’avant l'intercommunalité, les maires se parlaient peu. Ils se voyaient une fois par an au syndicat de voirie, peut-être au SIVOM pour les déchets. L'intercommunalité a créé un espace de dialogue où les maires se rencontrent au minimum une fois par mois et bien plus lors des travaux en commission.

C’est particulièrement le cas en matière d'urbanisme avec la mise en place du PLUI. Les maires étaient habitués à faire leurs documents d'urbanisme tout seuls dans leur coin. Et puis, du jour au lendemain, ils se sont dit « On va discuter avec le voisin ». Cela change tout et la puissance de l'intercommunalité est là. Cette révolution silencieuse a créé un espace de dialogue où les maires se rencontrent, discutent, échangent, travaillent ensemble, développent des stratégies communes. Les concurrences entre villes pour capter une usine ont disparu. Vous me direz que maintenant, la concurrence se fait entre territoires, mais la fiscalité unique a tout de même aplani les choses. Quand l'intercommunalité exerce la compétence en lieu et place de la commune, par exemple la voirie, elle fait plus que ce que faisait la commune. Le fait que ce soit l'intercommunalité qui exerce cette compétence, permet à des communes d'avoir des projets qu'elles n'auraient pas pu avoir à leur échelle. Cet espace de dialogue, qui ne paraît rien, est essentiel.

Pouvoirs Locaux : Pensez-vous que l’écologie puisse être le moteur de politiques intercommunales ?

Régis Petit : Le sixième rapport du GIEC a été publié en mars dernier et nous commençons tous à toucher du doigt les effets du réchauffement climatique. On sait déjà que le scénario tel qu'espéré à la COP 21 ne se fera pas. Le scénario médian a des impacts bien significatifs avec une élévation du niveau marin qui peut aller jusqu'à 1,10 m en Normandie. Quant au dernier scénario, il est catastrophique. Face à cette situation, l'échelon intercommunal est l’un des échelons opérationnels pour agir et lutter contre les effets du réchauffement climatique. Par exemple, il est possible d’avoir une stratégie en matière de développement économique à l'échelle régionale, mais la région n'a pas de terrain à vendre, elle n'a pas d'endroit où poser les usines. Il faut bien à un moment basculer dans le champ opérationnel. Du côté de l’intercommunalité, on développe, par exemple, nombre de politiques en matière de mobilité, de développement des transports en commun, de développement des mobilités actives... Beaucoup d'investissements ont lieu sur les pistes cyclables, sur l'habitat, sur la rénovation thermique des logements. Sur tous ces sujets, finalement, qui sont les manettes essentielles pour casser notre débauche de carbone, c'est au niveau des intercommunalités que cela se joue bien souvent. C’est ce qu’a souligné d’ailleurs Élisabeth Borne, au dernier congrès d'Intercommunalités de France, à Bordeaux, en relevant que l'échelon intercommunal apparaissait comme étant mieux placé pour agir au quotidien et pour pouvoir changer nos habitudes.

Pouvoirs Locaux : En termes de direction managériale d’une intercommunalité, sur quels leviers agir pour que l’écologie irrigue l’ensemble des politiques publiques ?

Régis Petit : Par exemple sur l’habitat. Au sein de l’Agglo Seine-Eure, on a ce qu'on appelle la maison de l'habitat. Elle se situe dans une ancienne agence immobilière. Si vous cherchez à rénover votre habitat ancien, à investir pour être bailleur et bénéficier, par exemple, du dispositif Denormandie, ou si vous cherchez un logement neuf, vous pouvez vous rendre à la maison de l'habitat. Une équipe vous accueille et en back-office, on gère la complexité. Par exemple, face à un couple qui achète un appartement, il est possible de l’informer sur les aides de l'ANAH, sur le chèque énergie de la région ou sur la défiscalisation du dispositif Denormandie. Il est aussi possible d’établir un diagnostic énergétique du bien. Bref, on gère la complexité mais pour le citoyen qui vient se renseigner, c'est très simple. Il n'y a pas de semaine où je ne reçois pas de courrier d’habitants qui disent « Merci à la maison d'habitat. C'est super ce que vous faites ».

Pouvoirs Locaux : Le président de la République évoque assez régulièrement une réflexion sur l’évolution des institutions locales. Quelles seraient vos propositions sur l'organisation du bloc local ?

Régis Petit : J’ai le sentiment qu’il n'y aura pas de grande réforme territoriale mais il y a des réflexions en cours, c'est certain. Nous avons identifié plusieurs scénarios. Le premier est de demeurer sur la dynamique actuelle où l'essentiel des compétences est dans les intercommunalités et il faudra mécaniquement organiser à terme des élections au SUD. Le scénario 2 vise les fusions de communes. Si les communes sont suffisamment grandes pour exercer les compétences en lien avec l'habitant et les services de proximité, l'intercommunalité revient alors au modèle Chevènement, c’est-à-dire à une dimension stratégique. La question du suffrage se poserait alors moins parce que les communes seraient suffisamment grandes. Voilà les deux grands scénarios que nous percevons. 

Pouvoirs Locaux : On évoque souvent les nécessaires alliances territoriales. De qui l’intercommunalité peut-elle être l’allié ? N’est-elle pas isolée ?

Régis Petit : Non, pas du tout. D'abord, le bloc local existe, c'est-à-dire qu'il y a un couple commune-intercommunalité évident. Il y a également le couple intercommunalité-région, sauf que le périmètre des régions a évolué et leur taille a beaucoup augmenté. La Normandie est un mauvais exemple parce qu’elle reste une région à taille humaine qui compte 5 départements. Si vous prenez Grand-Est, Auvergne-Rhône-Alpes ou Nouvelle Aquitaine, c'est très différent. Donc, le couple région-intercommunalité existe toujours par des stratégies, notamment en matière de développement économique, de grandes questions de mobilité avec le ferroviaire ou les universités. Mais globalement, les départements ont aussi des relations fortes avec les intercommunalités. J'allais dire, presque plus fortes qu'avant, parce qu’il redevient un échelon de proximité. Sur bien des sujets, les départements sont loin de disparaître, bien au contraire.

Pouvoirs Locaux : Comment s’articule le zéro artificialisation net (ZAN) sur le terrain ? Où en est-on ?

Régis Petit : Le ZAN s’applique tout en sachant que le dernier levier fiscal qui reste au territoire, est le foncier bâti. Vous voyez bien que si on veut développer, créer de la richesse, il faut faire du foncier bâti. C'est antinomique avec l'application du ZAN. C'est un premier point. Je n'ai pas forcément une réponse toute faite, mais en tout cas, c'est une question qui se pose. Ensuite, on voit bien qu'il y a des contradictions qui s'emboîtent. Nos dernières Universités d’été à Morzine, début juillet 2023 s’intitulaient « Et si l'écologie était la matrice des politiques intercommunales... », ceci signifie que nos approches doivent être bousculées. Pourquoi est-ce difficile de les bousculer ? Parce que, jusqu’à aujourd’hui, un maire et un président d'intercommunalité sont jugés sur leur capacité à développer, à créer de la richesse, des emplois, ce qui est plutôt consommateur de carbone. S’il faut par exemple développer l'axe Seine et les promesses qu’il porte, il faut que d'autres projets se développent moins. Quid alors du droit à la libre administration de chaque collectivité. Si on dit à certains : « pour que d’autres se développent, vous allez moins vous développer », ce sera très compliqué. Surtout, quelle est l’autorité publique qui va imposer cela ? La question du partage de la richesse créée se pose également. Faut-il que la richesse reste là où elle se crée uniquement ou doit-elle être mieux répartie, mieux partagée ? Autre contradiction : on entend souvent « Il faut réindustrialiser le pays ; il faut la souveraineté énergétique ; il ne faut pas dépendre de la Chine pour les semi-conducteurs. Réindustrialisons le pays ». Cependant, ce n'est pas en résorbant les friches qu'on va y arriver, parce que le développement d'une usine de semi-conducteurs, de batteries, ce n'est pas 2, 3, 4, 5 hectares. On parle de 50, voire de 100 hectares parfois pour un site industriel. Donc, si on veut réindustrialiser le pays, il va falloir investir dans le foncier. De la même manière, si vous fabriquez des produits manufacturés, il faut la logistique pour les stocker, les distribuer. Est-ce que c'est compatible avec le ZAN ? Est-ce qu'il est compatible avec le ZAN de résorber une friche industrielle alors que vous avez autant de contraintes que sur une parcelle vierge ? Une friche industrielle, par principe, rien ne s’y est passé pendant 10 ans, 15 ans. Vous pouvez y avoir une espèce rare qui est venue s'installer, un lézard des Murailles, un oedicnème criard dans la vallée de Seine ou un crapaud calamite.

Sur les friches industrielles, on peut rencontrer des problèmes de pollution, d'amiante, de démolition, de recyclage du foncier, de protection d'espèces rares, de fouilles archéologiques. À un moment, ces contradictions s'imposent à nous et rendent l’action publique très difficile. Il ne suffit pas de dire : « on va résorber les friches ». Malheureusement, cela ne suffira pas.

Pouvoirs Locaux : Quel est l'imaginaire de l’intercommunalité ? Comment est-elle mise en mots ?

Régis Petit : Pour le citoyen, l’enjeu c’est l'accès aux services publics. Or, on veut maintenir des services publics près des zones d’habitat, mais dans la journée, quand les usagers travaillent, ils ne consomment pas de service public là où ils dorment. Ils consomment souvent du service public là où ils travaillent. En somme l’action publique s’organise encore en référence à des représentations d’un fonctionnement de la société et des territoires qui ont en grande partie disparues. Construire un imaginaire intercommunal revient de fait à rediscuter les mythes fondateurs de l’architecture de nos pouvoirs locaux. Cela reviendrait à renoncer à l’ « idéologie territoriale » par exemple : il faut admettre que l’on ne peut enfermer les individus dans les territoires et parvenir à dépasser la croyance selon laquelle, en redécoupant les territoires, on finira par trouver une échelle pertinente unique. Les réseaux ont aujourd’hui pris le pas sur le territoire et l’intercommunalité intègre précisément, dans son ADN, la logique des systèmes et des réseaux. Il faudrait aussi admettre que la puissance publique, seule, ne peut pas tout. Il faut, à mon sens, renoncer à perpétrer la vieille croyance selon laquelle les territoires ne se développent que grâce à l’action publique et à condition de bénéficier d’abondantes aides publiques. On doit reconnaître que la fabrication de la ville et du territoire est au minimum autant le fruit de l’action des agents économiques et de la sphère privée et associative que de la sphère publique et donc poser la question de l’articulation entre les sphères. Cela renvoie à la notion d’ « hybridation ». Enfin, il faut renoncer au fantasme de l’égalité territoriale qui nourrit des politiques « alibi », empêche de reconnaître que les citoyens et les usagers n’ont pas nécessairement ni les mêmes attentes ni les mêmes besoins et passer à une logique d’équité. Réseau, équité, hybridité, mais aussi coopération, expérimentation, anticipation… voilà des mots qui pourraient sous-tendre aujourd’hui l’imaginaire intercommunal. 

 

Propos recueillis par Laurence Lemouzy