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La coopération décentralisée à l'aune du droit de l'Union européenne

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Pendant longtemps, sur le terrain de la coopération entre collectivités territoriales, la Communauté économique européenne a été devancée par le Conseil de l’Europe[1]. Son action se limitait à encourager financièrement la coopération transfrontalière, via le Fonds européen de développement économique régional. La création du groupement européen de coopération territoriale par le règlement (UE) n° 1082/2006 du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 relatif à un groupement européen de coopération territoriale (GECT) lui a permis de devenir à son tour une instigatrice de la coopération décentralisée. Désormais, l’Union européenne offre aux collectivités territoriales des États membres un cadre et des moyens pour structurer leurs relations[2]. Depuis l’entrée en vigueur du règlement, 79 groupements ont été créés[3]. À l’origine d’un groupement européen de coopération territoriale se trouvent au moins deux entités publiques relevant de deux ordres juridiques étatiques distincts[4], il est donc possible de le qualifier de personne publique transnationale[5]. Son régime juridique n’est en effet pas déterminé par le seul ordre juridique de l’État dans lequel se trouve son siège.

[1] P. COMBEAU, « Action extérieure des collectivités territoriales », fasc. 129-40, J.-Cl. (Administratif), spéc. n° 11 et s.

[2] Le Conseil de l’Europe a mis en place une structure analogue par le Protocole n° 3 à la convention-cadre européenne sur la coopération transfrontalière des collectivités ou autorités territoriales relatif aux Groupements eurorégionaux de coopération (GEC) du 16 novembre 2009 (Utrecht, STE n° 106).

[3] https://portal.cor.europa.eu/egtc/CoRActivities/Pages/egtc-list.aspx

[4] L’article 3 du règlement (UE) n° 1082/2006, tel qu’amendé par le le règlement (UE) n° 1302/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013, modifiant le règlement (CE) n° 1082/2006 relatif à un groupement européen de coopération territoriale (GECT) en ce qui concerne la clarification, la simplification et l'amélioration de la constitution et du fonctionnement de groupements de ce type, prévoit que peuvent être membre d’un groupement : l’Etat, une collectivité régionale, une collectivité locale ou une entreprise publique (article 3).

[5] Le concept de transnationalité peut revêtir plusieurs acceptions, il a ici le même sens que l’internationalité dans le droit international privé. Il désigne donc les situations juridiques dans lesquelles existe un élément d’extranéité qui ne permet pas de les rattacher à un seul ordre juridique étatique.


Pour le droit applicable, l’article 2 du règlement (UE) n° 1082/2006, tel qu’amendé par le règlement (UE) n° 1302/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013, modifiant le règlement (CE) n° 1082/2006 relatif à un groupement européen de coopération territoriale (GECT) en ce qui concerne la clarification, la simplification et l'amélioration de la constitution et du fonctionnement de groupements de ce type, prévoit l’application du règlement, de la convention constitutive et du droit de l’État du siège. Lorsque se pose une question de droit applicable, il est également envisagé de recourir au droit international privé. Pour les contentieux contractuels et délictuels, le droit de l’Union européenne a unifié les règles des États membres en adoptant le règlement (CE) n 593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) et le règlement (CE) n 864/2007 du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (Rome II). Les règles qui en découlent conduisent dans certaines hypothèses à rendre possible l’application d’une loi étrangère distincte de l’État du siège du groupement. Pour déterminer les juridictions compétentes, l’article 15, paragraphe 2 du règlement n° 1082/2006 mobilise en premier lieu le droit de l’Union applicable ce qui revient à renvoyer principalement aux règles du règlement Bruxelles I bis1. Subsidiairement, il donne compétence aux juridictions de l’État du siège du GECT. En dissociant ainsi compétence législative et compétence territoriale et en renvoyant aux règles de l’Union de droit international privé, le règlement n° 1082/2006 rompt avec la territorialité du droit administratif.

Pour saisir cette transnationalité du groupement européen de coopération territoriale, il convient de distinguer la territorialité matérielle de la territorialité formelle. La première désigne un lieu qui permet de déterminer le champ d’application d’une norme ou la compétence d’une autorité. La seconde signifie que les autorités d’un État ne peuvent appliquer que les normes de cet État2. Cette supposée territorialité du droit administratif est remise en cause aussi bien si l’on considère les contentieux contractuels (convention constitutive du groupement et contrats passés par le groupement) et délictuel que le contentieux des actes unilatéraux des groupements européens de coopération territoriale.

Le contentieux contractuel et délictuel

L’approche européenne

Les règlements Rome I, Rome II et Bruxelles I bis ne s’appliquent qu’en matière civile et commerciale, à l’exclusion de la matière administrative3. La Cour de justice retient toutefois une conception plutôt restrictive de la matière administrative qui peut conduire à ce que la convention constitutive d’un groupement, un contrat conclu par un groupement, ou l’action en responsabilité délictuelle relève du champ d’application de ces trois règlements. Elle a ainsi jugé qu’un marché public de travaux relevait de la matière civile et commerciale au sens du règlement Bruxelles I bis4. La solution est identique s’agissant de la responsabilité du service public de l’enseignement ou de l’action exercée par l’État contre une caution de dette douanière5. En revanche, l’action en paiement de redevances imposées par l’autorité publique ou une action en responsabilité contre un État à la suite de la restructuration de sa dette souveraine est considérée comme rattachable à l’exercice de la puissance publique6. En outre, la Cour de justice retient un raisonnement analytique, elle examine si le litige est inclus ou non de la matière civile au sens du règlement Bruxelles I bis. Dès lors, pour un même contrat, certains contentieux peuvent relever de la matière civile et d’autres de la matière administrative. Le droit national, du moins le droit français, procède de manière synthétique. Si un contrat est qualifié de civil, c’est l’ensemble des contentieux qui s’y rattachent qui relève du droit civil et de la compétence de la juridiction judiciaire. Quelles sont les conséquences de cette inclusion de certains contentieux contractuels et délictuels dans le champ d’application de ces règlements ?

La première conséquence conduit à ce qu’un groupement européen de coopération territoriale puisse faire l’objet d’une action devant les juridictions d’un État étranger. Certes, le règlement Bruxelles I bis reprend dans son article 4 le principe actor sequitur forum rei, mais grâce aux compétences spéciales, le demandeur peut saisir une autre juridiction : celle du lieu de l’exécution de l’obligation ou celle du lieu du fait dommageable. En outre, si le contrat contient une clause d’élection de for désignant une juridiction d’un État distinct de celui de groupement partie au litige, en vertu de l’article 25 du règlement Bruxelles I bis, cette prorogation de compétence s’impose sauf dans l’hypothèse où elle serait nulle au regard du droit de l’État membre de la juridiction désignée.

La seconde conséquence est la dissociation de la compétence juridictionnelle et législative qui conduit à une remise en cause de la territorialité formelle. L’article 2, paragraphe 1, c) du règlement n° 1082/2006 dispose que « pour les questions qui ne sont pas régies par le présent règlement ou ne le sont qu'en partie, les lois de l'État membre où le GECT a son siège » s’appliquent au groupement. Il est ensuite précisé : « lorsqu'il est nécessaire, en vertu du droit communautaire ou du droit international privé, de définir le droit qui régit les actes d'un GECT, le GECT est traité comme une entité de l'État membre où il a son siège ». N’est donc pas exclue l’application du règlement (CE) n 593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) et le règlement (CE) n 864/2007 du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (Rome II).

L’approche du Palais Royal

Pour échapper à la logique du droit international privé européen, le Conseil d’État français, conforté par le Tribunal des conflits, estime que « le juge administratif français, juge d'attribution en matière de contrat international, n'est pas compétent pour connaître d'un litige né de l'exécution d'un contrat qui n'est en aucune façon régi par le droit français »7. Toute la subtilité consiste à contourner le droit de l’Union sans le violer. En effet, le juge administratif se déclare incompétent, mais cela ne conduit pas à déclarer incompétentes les juridictions françaises puisque dans une telle hypothèse il appartiendra au juge judiciaire de connaître de l’affaire. Pour sauvegarder le principe de territorialité, mais aussi le principe de la liaison de la compétence et du fond qui constitue le pilier fondamental de la justice administrative française, la juridiction administrative préfère renoncer à connaître d’un contentieux qui devrait lui revenir s’il n’était pas affecté d’un élément d’extranéité.

Ce tour de passe-passe ne peut toutefois pas fonctionner lorsque la compétence du juge administratif à l’égard d’un type de contrat donné résulte d’une qualification législative. Au sujet d’un litige relatif à la Villa Médicis, le Conseil d’État a été contraint de juger qu’« aux termes de l'article L. 2331-1 du code général de la propriété des personnes publiques, sont portés devant la juridiction administrative les litiges relatifs : 1° Aux autorisations ou contrats comportant occupation du domaine public, quelle que soit leur forme ou leur dénomination, accordées ou conclus par les personnes publiques ou leurs concessionnaires ; (...) ». La compétence ainsi conférée au juge administratif, sans qu'il soit possible d'y déroger par voie contractuelle, s'étend aux litiges relatifs à des contrats comportant occupation de dépendances du domaine public français situées sur territoire d'un État autre que la France, alors même que les parties au contrat auraient convenu que celui-ci est régi par le droit de cet État »8. On ajoutera que la solution de principe posée par le Conseil d’État, à partir de la jurisprudence Tegos n’a pas toujours prévalu, le juge administratif n’hésitait pas à appliquer une loi étrangère9.

Le contentieux des actes unilatéraux

Territorialité et protection juridictionnelle

Le contentieux des actes unilatéraux ne relève a priori pas du champ d’application du règlement Bruxelles I bis dans la mesure où leur unilatéralité est l’expression même de la puissance publique. Dès lors conformément à l’article 15, paragraphe 2 du règlement (UE) n° 1082/2006, les juridictions compétentes pour connaître de la légalité des actes du groupement sont les juridictions de l’État du siège. Le principe de territorialité formelle est ainsi préservé. L’on ne saurait toutefois ignorer certaines difficultés impliquées par la compétence de principe des juridictions de l’État du siège. Dans la mesure où les personnes concernées par les actes du groupement ne relèvent pas toutes de l’État du siège, les juridictions doivent admettre la capacité à agir des personnes de nationalité étrangère ou résidant à l’étranger, y compris les personnes publiques. Il est en effet tout à fait concevable qu’une des personnes publiques fondatrices du groupement souhaite contester un acte du groupement. Par ailleurs, ces personnes ne doivent pas être soumises à des exigences procédurales distinctes de celle des nationaux. Restera l’obstacle linguistique et le coût d’une procédure menée dans un État étranger.

Il faut enfin rappeler que ces procédures comme toutes celles menées devant une juridiction nationale dans lesquelles est applicable le droit de l’Union doivent respecter l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union (droit à accéder un tribunal et à un recours effectif) et les principes d’équivalence et d’effectivité. Selon ces deux principes, « les modalités procédurales des recours destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union ne doivent pas être moins favorables que celles concernant des recours similaires de droit interne (principe d’équivalence) et ne doivent pas rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union (principe d’effectivité) »10.

Transnationalité et protection juridictionnelle

Le contentieux des actes unilatéraux du groupement européen de coopération territoriale peut rompre avec le principe de territorialité lorsque sont en cause des chaînes d’actes administratifs analogues à une opération complexe. Il est possible de dessiner les différents enjeux en prenant l’exemple d’un agent public français mis à disposition d’un groupement dont le siège se situe dans un autre État membre.

La mise à disposition maintient le pouvoir disciplinaire de la collectivité d’origine. Si l’agent commet une faute disciplinaire, la procédure disciplinaire s’appliquera à des faits qui ne sont localisés à l’étranger, territoire de l’État du siège du groupement. La décision sera donc un acte d’imputation extraterritoriale11, comme la décision juridictionnelle qui pourrait être rendue à son sujet. Tout se complique si les obligations qui s’imposent aux agents en vertu de la loi de l’État où le groupement a son siège différent de celles découlant de la loi française. Un agent public français pourrait-il porter un signe religieux si dans l’État du siège du groupement n’existe pas une telle prohibition ?

Il faut en outre envisager l’hypothèse dans laquelle le groupement demande à l’administration d’origine la fin de la mise à disposition. Il y a donc deux actes successifs : la demande du groupement et la décision de l’administration d’origine. Dans l’hypothèse où l’agent contesterait cette décision, il mettra indirectement en cause la décision du groupement demandant à la collectivité territoriale d’origine d’y mettre un terme. Le juge saisi de la légalité de la décision mettant fin à la mise en disposition peut-il se prononcer sur la décision du groupement ? S’il accepte, il va contrôler au moins partiellement la légalité d’un acte étranger, s’il ne le fait pas il voisine avec le déni de justice. Lorsqu’il a été confronté à une situation analogue, le Conseil d’État a estimé « qu’en l’absence de dispositions expresses d’une convention internationale l’y autorisant, il n’appartient pas au juge administratif d’apprécier la légalité d’un acte pris par une autorité administrative étrangère »12. Mais pourrait-il assimiler le groupement européen de coopération territoriale à une autorité administrative étrangère ? N’y aurait-il pas matière dans une telle situation à poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne à la fois sur le règlement n° 1082/2006 et sur l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ?

Bien que le groupement européen de coopération territoriale n’ait pas encore donné lieu à des contentieux significatifs devant les juridictions françaises et européennes, il suscite un ensemble de questions inédites en droit administratif. Parce qu’il est à cheval sur deux ordres juridiques distincts, il remet en cause le principe de territorialité du droit administratif et met en lumière un nouveau champ pour le droit administratif : l’appréhension des situations administratives affectées d’un élément d’extranéité et par là même la nécessité d’élaborer un droit administratif transnational.

O. D

 

Phrases loupes

Pendant longtemps, sur le terrain de la coopération entre collectivités territoriales, la Communauté économique européenne a été devancée par le Conseil de l’Europe.

Désormais, l’Union européenne offre aux collectivités territoriales des États membres un cadre et des moyens pour structurer leurs relations.

À l’origine d’un groupement européen de coopération territoriale se trouvent au moins deux entités publiques relevant de deux ordres juridiques étatiques distincts, il est donc possible de le qualifier de personne publique transnationale.

Dans la mesure où les personnes concernées par les actes du groupement ne relèvent pas toutes de l’État du siège, les juridictions doivent admettre la capacité à agir des personnes de nationalité étrangère ou résidant à l’étranger, y compris les personnes publiques.

Bien que le groupement européen de coopération territoriale n’ait pas encore donné lieu à des contentieux significatifs devant les juridictions françaises et européennes, il suscite un ensemble de questions inédites en droit administratif.

Pour d’autres exemples, v. J.-P. BERAUDO et M.-J. BERAUDO, « Convention de Bruxelles, conventions de Lugano, règlement (CE) n° 44/2001, règlement (UE) n° 1215/2012. Généralités et champ d’application », J.-Cl. (Europe) fasc. n° 3000, n° 50 et s.

Notes de bas de page

  • 1 Règlement (UE) n  1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale.

  • 2 L. LEBON, La territorialité et l’Union européenne. Approche de droit public, Bruxelles, Larcier, 2015, p. 19.

  • 3 Articles premiers de chacun de ces trois règlements.

  • 4 CJUE, 6 octobre 2021, Skarb Państwa Rzeczypospolitej Polskiej reprezentowany przez Generalnego Dyrektora Dróg Krajowych i Autostrad c/ TOTO SpA – Costruzioni Generali et Vianini Lavori SpA, Aff. C-581/20.

  • 5 CJCE, 21 avril 1993, Volker Sonntag c/ Hans Waidmann, Elisabeth Waidmann et Stefan Waidmann, Aff. C-172/91.

  • 6 CJUE, 15 novembre 2018, Hellenische Republik c/ Leo Kuhn, Aff. C-308/17.

  • 7 CE, 5 juillet 2013, ITADA. Il s’agit de la généralisation d’une solution posée en matière de contrat de travail : CE, Sect., 19 novembre 1999, M. Tegos ; T. confl., 22 octobre 2001, Issa et Le Gouy.

  • 8 CE, 25 juin 2021, Société Mezzi & Fonderia, n° 438023.

  • 9 CE, 10 mars 1997, Madame de Waele, n° 163182.

  • 10 CJUE, 8 septembre 2011, Francisco Javier Rosado Santana c. Consejería de Justicia y Administración Pública de la Junta de Andalucía, Aff. C-177/10, n° 89.

  • 11 Un acte administratif peut être considéré d'imputation transnationale lorsque, pour son adoption, il prend en compte des faits ou des situations juridiques existant en dehors du territoire de l'autorité qui l'édicte. L'élément d'extranéité est, dans ce cas, le fondement de l'acte. Cette définition est inspirée de la notion d’acte d’imputation extraterritoriale élaborée par B. STERN (« Une tentative d’élucidation du concept d’application extraterritoriale », Revue Québécoise de Droit Internationale, 1986, p. 49, spéc. p. 61-62).

  • 12 CE, 26 janvier 2018, M. A. B., n° 403177.