Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

La formation professionnelle suisse, un modèle de gouvernance impliquant régions et secteur privé

Acheter - 4 €

La formation professionnelle duale suisse intrigue. Comment se fait-il que 65 % des jeunes choisissent cette voie ? Comment le système fonctionne-t-il ? Quelle est la place laissée aux 26 cantons suisses ? Et surtout comment se fait-il que les milieux économiques s’investissent autant – notamment financièrement ? Voici quelques jalons pour mieux comprendre la gouvernance du système de formation professionnelle suisse, le rôle de ses acteurs, et leur motivation.

La formation professionnelle en Suisse

Le système suisse de formation professionnelle s’appuie sur un socle solide qui s’est développé au fil des décennies. L’ancrage institutionnel qui en résulte offre une voie d’études à succès, qui prépare aux carrières professionnelles au même titre que la voie académique. Elle permet l’excellence, grâce aux formations professionnelles tertiaires. Avant d’expliquer plus en détail sa gouvernance et le rôle laissé aux régions et à l’économie, voici quelques jalons pour comprendre le système.

La formation professionnelle en Suisse est une filière de formation à part entière. Elle n’est pas venue doubler des filières en école à plein temps préexistantes, mais existe comme voie distincte, avec des profils professionnels propres. En fonction du métier que l’on choisit, il faut passer par la voie de la formation professionnelle. De nombreux métiers de la santé, du social, de l’artisanat, des services, ne s’apprennent que par la formation professionnelle1.

La formation professionnelle offre un enseignement dual. Tous les apprentis2 sont en contrat de travail avec une entreprise et suivent des cours à l’école professionnelle un à deux jours par semaine. Les enseignants en école professionnelle sont eux aussi, pour la plupart, engagés à temps partiel et restent actifs dans leur milieu professionnel. Après l’apprentissage, on peut avoir accès la formation professionnelle supérieure. Il est possible de suivre des cours en soirée et le samedi pour passer des examens professionnels destinés à former des cadres ou des spécialistes. Ce faisant, il est possible d’avoir une vie de famille, de continuer de travailler et de percevoir un salaire tout en se perfectionnant. Si l’effort est évidemment conséquent, il n’est pas nécessaire de retourner à l’université pour progresser dans l’échelle sociale.

La voie de la formation professionnelle est choisie par 65% des jeunes, qui commencent leur apprentissage à 16-17 ans. Celui-ci dure 3 ou 4 ans ; à son terme, on peut accéder au marché du travail, et, après quelques années d’expérience professionnelle, acquérir des compétences de spécialiste ou de cadre grâce à la formation professionnelle supérieure. On peut également faire une maturité professionnelle3 pour poursuivre ses études dans une haute école spécialisée et obtenir un Bachelor. Cette quote-part de 65% fait souvent rêver ; évidemment, le système s’auto-alimente en partie, en ce sens que si trois quarts des jeunes font un apprentissage, trois quarts des parents sont issus de cette filière et ont une situation professionnelle. C’est certainement un élément important. Le fait que si l’on veut travailler dans certains domaines comme la construction (y. c. comme cadre ou technicien) ou le social impose de passer par la voie professionnelle joue aussi un rôle dans ce chiffre. Mais il faut surtout prendre conscience que la « maturité gymnasiale », à savoir le baccalauréat de culture générale est une filière très exigeante. Le système reste imprégné par la règle que seuls ceux qui se destinent à des filières académiques « classiques » doivent passer par la voie du bac. En ce sens, la manière dont la Suisse défend l’intérêt public incontesté à l’éducation est singulière.

Nous y faisions référence, l’apprentissage est un contrat de travail. Certes, c’est un contrat mixte avec des éléments importants liés à la formation, mais l’apprenti doit postuler et décrocher sa place d’apprentissage. Certaines entreprises ou grands groupes développent un marketing très actif au moment où les contrats se signent ; obtenir une place d’apprentissage dans une grande entreprise peut dès lors être très valorisant pour les jeunes. Pour faire le choix de leur profession parmi plus de 200 offres, il n’est pas rare de faire, pendant sa scolarité, des stages en entreprise et d’être ainsi libéré de l’école pour des périodes d’une ou deux semaines.

La décentralisation tridimensionnelle

La gouvernance du système de formation professionnelle suisse ne se réduit pas aux rapports qu’entretient l’État central aux régions (les 26 cantons). Elle intègre également une troisième dimension, à savoir le rôle que laisse l’État à l’économie. La gouvernance de la formation professionnelle est un paisible ménage à trois, où l’État central laisse une large place aux cantons, mais aussi au secteur privé.

La décentralisation verticale

La gouvernance de la formation professionnelle fait un large recours aux compétences locales. La Confédération se charge du cadre législatif et stratégique, assure la qualité, veille à la cohérence des offres de formation. Elle édicte également les plans d’études4 et les ordonnances de formation. Les cantons sont au contact du terrain. Ils surveillent les contrats d’apprentissage5, gèrent les écoles professionnelles et se chargent de l’orientation professionnelle, universitaire et de carrière. Ils autorisent les entreprises à former des apprentis ; celles-ci doivent notamment démontrer disposer d’un formateur en entreprise qualifié et mettre à disposition un poste de travail. Les cantons se chargent du « marketing des places d’apprentissage », activité qui consiste à convaincre les entreprises de former – il n’y a aucune obligation légale à former des apprentis. Ils se chargent également de la formation des formateurs en entreprise.

L’implication du secteur privé

La gouvernance de la formation professionnelle donne un rôle prépondérant au secteur privé, à savoir l’économie. Il ne s’agit nullement d’une privatisation de certaines filières6, mais de l’incorporation d’acteurs privés (organisations du monde du travail, faîtières de l’économie, entreprises, syndicats) dans la gouvernance publique de la formation professionnelle. Leur rôle est décrit ci-dessous. En premier lieu, les organisations du monde du travail définissent les contenus des formations. Certes, ceux-ci sont validés par le Secrétariat d’État à la formation, à la recherche et à l’innovation (SEFRI) qui procède à certains contrôles, mais les contenus des formations sont laissés de facto à l’économie. Qui, entre un fonctionnaire ou des représentants d’une branche, sont le plus à même de savoir de quoi ont besoin les entreprises ? Les entreprises mettent ensuite à disposition les places d’apprentissage, les formateurs en entreprise, l’équipement, la place de travail, et paient le salaire de l’apprenti. Et s’ils le font c’est pour plusieurs raisons : évidemment par idéal, mais aussi parce que ça rapporte. Sur les trois ou quatre années de son apprentissage, les revenus générés par l’activité productive de l’apprenti sont légèrement supérieurs à ses coûts. En d’autres termes, l’entreprise ne perd rien en engageant un apprenti. Une fois l’apprentissage terminé, le contrat se termine. L’entreprise peut réengager son ancien apprenti comme salarié qualifié, ou pas. Certaines entreprises forment dans l’espoir de conserver les apprentis pour assurer leur relève, d’autres savent qu’elles n’ont pas de place ou de travail suffisant pour un salarié supplémentaire et l’apprenti cherche une autre place ou se perfectionne. Il arrive aussi que des apprentis décident finalement, après quelques années dans le secteur privé, de raccrocher avec des études universitaires. C’est parfaitement possible moyennant quelques passerelles, le système de formation suisse étant totalement perméable. Même si les « conversions » sont évidemment rares, chacun connaît par exemple un menuisier qui est désormais pneumologue, ou un cuisinier devenu avocat, pour citer les deux (seuls !) cas connus personnellement de l’auteur.

Le secteur privé est finalement chargé de mettre à jour les profils de compétence, au moins toutes les cinq années. La périodicité de cette réévaluation est contrôlée par le SEFRI, pour garantir que les profils restent en adéquation avec les besoins du marché du travail. Le secteur privé développe également de nouvelles offres de formation lorsqu’une branche en ressent le besoin, comme cela a été le cas il y a quelques mois avec une nouvelle formation de monteur en panneaux solaires. Syndicats et organisations d’employeurs ont également un rôle important dans la gouvernance. Au niveau fédéral, ils sont impliqués jusque dans les plus hautes sphères de la gouvernance7.

Le partenariat de la formation professionnelle

Confédération, cantons et organisations du monde du travail pilotent le système de formation professionnelle main dans la main. On parle de « partenariat » pour désigner un mode de gouvernance très helvétique, largement basé sur le consensus et une perception commune et partagée de ce qui est nécessaire pour le système de formation. Alors évidemment, si on veut un partenariat fort, il faut accepter que, dans de très rares occasions, le consensus ne se dégage pas. Mais moyennant une collaboration éprouvée de longue date, le sens du compromis l’emporte le plus souvent et permet d’avoir un système performant, réactif et apte à fournir à l’économie les talents dont elle a besoin.

Le bénéfice sociétal de la décentralisation tridimensionnelle

Idéal social et réalisme économique

Nous l’avons évoqué plus haut, l’éducation en général est l’un des piliers de toute démocratie et la Suisse n’a pour seule ressource que ses talents. C’est dire ce qu’elle doit à la qualité de son système éducatif et l’importance qu’elle accorde au développement de ce dernier. En maintenant deux voies de formation perméables, la formation professionnelle d’une part et l’éducation générale menant aux universités en passant par le bac d’autre part, elle a su encourager un système académique excellent tout en assurant une filière professionnelle forte. Elle a pris conscience que les deux voies étaient importantes. Il est évident que les deux filières – formation professionnelle et académique – forment des professionnels demandés par les employeurs. Mais alors que les universités bénéficient de la liberté académique pour déterminer leurs filières, l’économie décide directement des offres de la formation professionnelle et des compétences dont doivent disposer les jeunes à la sortie de leur apprentissage. Et l’État laisse faire l’économie autant que possible ; certes, lorsqu’il valide un nouveau plan d’étude, l’État procède à différents contrôles tels que durée, typologie des compétences, etc. Et il veille à ne pas créer des « professions monopolistiques » qui ne seraient offertes que par une entreprise. Il assure aussi à la cohérence de l’offre, chaque profession devant offrir un profil clair et se distinguer de celles préexistantes. On évite ainsi que chaque entreprise ou chaque école développe sa propre offre ou utilise sa propre terminologie dans l’énoncé des diplômes, ce qui nuirait fortement à la visibilité des titres et à la confiance que les employeurs doivent pouvoir accorder à la qualification.

L’employabilité avant tout

La motivation de l’État à mettre l’économie dans le siège du pilote a évidemment des sources historiques, mais elle est également motivée par des raisons liées à l’employabilité. D’une part, l’économie a toujours apprécié pouvoir définir les compétences dont disposent les jeunes professionnels, car ces derniers connaissent ainsi les réalités de l’entreprise et sont employables sans requalification interne. D’autre part, l’État s’engage fortement à créer des conditions-cadre satisfaisantes pour l’économie, ce qui passe par la mise à disposition des compétences dont elle a besoin, et non celles dont l’État rêverait ou s’imaginerait. Résultat, le taux de chômage des 15-24 ans s’élevait en 2022 à 6.9 % selon les critères du Bureau international du travail (BIT).

Formation professionnelle initiale et supérieure : un rôle différencié des cantons

Les cantons ont un rôle fort dans la formation professionnelle initiale, c’est-à-dire pendant les 3 ou 4 ans de l’apprentissage que l’on suit en général entre 16 et 20 ans. C’est évidemment lié à la proximité que requiert l’accompagnement de mineurs en formation, à la mise à disposition d’une structure d’écoles professionnelles performantes permettant à chacun de suivre un apprentissage sans déménager, au suivi sur la place d’apprentissage, et à la proximité avec les entreprises pour développer un marketing efficace des places d’apprentissage. Le rôle des cantons diminue fortement dans la formation professionnelle tertiaire. Il reste important pour les écoles supérieures (environ 55 filières), à savoir pour des établissements de perfectionnement. Mais dans le domaine des examens professionnels (plus de 400 examens), le rôle des cantons diminue. Les cours préparatoires sont dispensés généralement par des écoles privées, et les examens sont organisés par les organisations du monde du travail. Le diplôme est délivré directement par la Confédération, si bien que le besoin d’ancrage local est moindre.

L’excellence dans la formation professionnelle

Le système suisse de formation professionnelle doit beaucoup à cette formation supérieure, dite tertiaire. Pour encourager les jeunes à suivre la voie de l’apprentissage, il faut leur garantir qu’ils pourront y évoluer et éviter le spectre d’un plafonnement économico-sociétal. La formation professionnelle supérieure permet aux personnes ayant fait un apprentissage (mais aussi aux titulaires d’un baccalauréat !) de se perfectionner dans des fonctions de cadre, de spécialiste et de dirigeant en passant des examens professionnels exigeants et très demandés sur le marché du travail. D’importantes professions ne sont d’ailleurs accessibles que par la formation professionnelle supérieure, comme les experts-comptables ou les experts fiscaux. On trouve donc des profils professionnels très pointus qui permettent à toute personne qui en a les capacités de monter les échelons professionnels et sociaux, sans aller nécessairement à l’université. La possibilité de se perfectionner dans la formation professionnelle est d’une importance cruciale. C’est un élément fondamental pour convaincre les jeunes de suivre cette voie de formation, car ils savent que si elles leur convient, ils pourront y rester et ne devront pas quitter le monde du travail pour étudier. Et si l’État souhaite que les professionnels restent dans une logique de perfectionnement professionnel, il faut leur donner la possibilité de juxtaposer travail et études. Et il est intéressant de constater que si deux tiers des jeunes choisissent l’apprentissage, ils sont nombreux à faire autre chose après. Les exigences croissantes du marché du travail poussent de nombreux jeunes à judicieusement choisir la voie du perfectionnement professionnel lorsqu’ils ont, en moyenne, entre 25 et 35 ans. À l’échelle nationale, 68 % de la population des 25 à 65 ans a suivi une formation continue. Outre l’offre de formation tertiaire, la promotion de l’excellence passe également une approche systémique8. La formation professionnelle doit se réformer constamment car elle est en concurrence avec les filières académiques ; la stratégie « formation professionnelle 2030 »9 indique les objectifs à atteindre à moyen terme. Elle traite de différents défis comme l’orientation de la formation professionnelle vers l’apprentissage tout au long de la vie, la flexibilisation des offres de formation, l’optimisation de la gouvernance, la numérisation et la réduction de la densité normative et de la bureaucratie. La quête de l’excellence se base également sur la recherche et le monitoring. Des leading houses, rattachées à certaines universités, mènent plusieurs projets de recherche sur leur thème prioritaire. Le SEFRI finance également des mandats de recherche individuels au contenu délimité. Autre exemple, la Haute école fédérale en formation professionnelle dispose d’un centre de recherche. Finalement, l’excellence passe aussi par les concours internationaux comme Euroskills et Worldskills.

À quoi la formation professionnelle doit-elle son succès en Suisse et en quoi est-elle si performante ? La réponse est difficile et trouve probablement autant sa source dans le développement historique et le tissu économique suisse que dans les différentes stratégies mises en place depuis des décennies. Ce qui est certain est que le succès se mérite et le maintien de l’attractivité de la formation professionnelle duale est un défi permanent. Loin de vouloir expliquer ce qui est bon ou juste, l’intérêt de comprendre le fonctionnement de cette filière de formation permet de nourrir la réflexion et de comprendre que, même dans un pays où le système est établi depuis plus de 150 ans, les adaptations restent nécessaires et l’innovation cruciale pour répondre aux attentes de la société et du marché du travail.

Frédéric Berthoud

1 On inclut ici les hautes écoles spécialisées (HES), qui sont des établissements d’enseignement supérieur qui préparent leurs étudiants à l’exercice d’une profession grâce à un enseignement axé sur la pratique et à des activités de recherche et développement orientées vers les applications fortement ancrés sur la pratique. Elles délivrent des Bachelors et des Master comme les universités « classiques ».

2 Il existe des écoles qui offrent le modèle de l’apprentissage à 100% en école, mais c’est un modèle très rare à l’échelle nationale. Dans ce cas, l’école développe généralement des activités productives et offre des prestations commerciales au public.

3 L’égale, structurellement, au bac pro.

4 On compte environ 230 ordonnances de formation pour l’apprentissage (formation professionnelle initiale), et environ 400 règlements d’examen au niveau tertiaire.

5 Tout contrat d’apprentissage et validé par le canton, vu que les apprentis sont généralement mineurs. Chaque apprenti dispose d’un référent auprès du Ministère cantonal de la formation qui lui rend visite dans l’entreprise et à qui il peut s’adresser en cas de problème.

6 A ne pas confondre avec le secteur privé de la formation : en Suisse, la formation est considérée comme un activité commerciale protégée par la liberté économique constitutionnelle, et les écoles privées, parfois d’excellente qualité, sont nombreuses. Dans notre article, nous visons spécifiquement l’implication du secteur privé dans la gouvernance des formations étatiques.

7 Ainsi, l’organe supérieur, le Sommet national de la formation professionnelle, se compose du Ministre de l’éducation, d’un représentant du Secrétariat d’État à la formation, à la recherche et à l’innovation (SEFRI), de deux représentants des cantons, de deux représentants du « patronat » (Union patronale suisse et Union suisse des arts et métiers), et de deux représentants des syndicats (Union syndicale Suisse et Travail.suisse).

8 Voir, pour plus de détails, Isabelle Le Mouillour/Claudia Lippuner/Torben Schuster/Franz Gramlinger, Going for attractiveness and excellence - A cross-country review of excellence in apprenticeship in Austria, Denmark, Germany and Switzerland, in Cedefop/OECD (2021). The next steps to apprenticeship. Luxembourg: Publication Office. Cedefop reference series; No 118.

9 www.formationprofessionnelle2030.ch/fr/