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« La France en miettes » : nos régions ont-elles du talent ?

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Dans son ouvrage La France en miettes, écrit à la croisée de l’essai et du pamphlet politique, Benjamin Morel interroge les fondements idéologiques du régionalisme instrumentalisé en stratégie de déconstruction de la souveraineté nationale conduisant à la destruction de l’État central, garant de l’unité nationale. En mobilisant les exemples de la Bretagne, de la Corse, du Pays Basque et de l’Alsace-Lorraine, le propos du maître de conférences en droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas et politiste vise à démontrer que la déconstruction de l’État prospère depuis plus d’un siècle à l’ombre des ethno-régionalismes. Cette notion désigne l’ethnicisation des cultures régionales pour remettre en cause la centralisation et le modèle social français au motif du caractère performatif des singularités identitaires régionales.

Dès l’introduction, le lecteur est interpellé, sans précaution de forme, par le propos de l’ouvrage. Les faits de violences physiques — l’assassinat du préfet Érignac à Ajaccio en 1998, l’agression du maire de Saint-Jean-de-Luz en 2021 s’opposant à l’arrachage du drapeau français du fronton de sa mairie par des indépendantistes basques — et les violences symboliques, issues de l’essentialisation ethnique des traditions culturelles régionales, sont convoqués pour objectiver l’ethno-régionalisme et ses déviances politiques. Loin de l’affirmation des Régions comme échelles pertinentes de la territorialisation de l’action publique de l’État, la critique de l’ethno-régionalisme interroge d’emblée la construction des identités régionales portées par des « organisations dont le répertoire politique est structuré par la distinction ethnique et les revendications territoriales au sein des États établis » selon la définition que l’auteur reprend de Yann Fournis et de Romain Pasquier1.

Le phénomène déborde les seules régions emblématiques du régionalisme français en rappelant les exemples de la Catalogne en Espagne ou de la Ligue du Nord en Italie. Dès lors, Benjamin Morel instruit un procès à charge de la mise en politique du séparatisme régional désintégrant, l’État garant de l’égalité des territoires. Écrites en miroir l’une de l’autre, deux parties, composées chacune de trois chapitres, structurent l’ouvrage. Ancrée dans une perspective historique séculaire, la première partie déconstruit l’idéologie de l’ethnocentrisme régional en décortiquant les déterminants et les ressorts de l’irrédentisme régional. La seconde partie se focalise sur les leviers politiques mis en œuvre. Ils conduisent, selon l’auteur, à l’explosion de l’unité du pays.

La déconstruction de la nation au cœur de l’idéologie ethno-régionale

Le premier chapitre est centré sur l’invention et l’instrumentation du « marqueur identitaire » des langues régionales. Pour les besoins de son propos, l’auteur se réfère à Bourdieu et Boltansky pour lesquels « ce n’est pas l’espace qui définit la langue mais la langue qui définit l’espace »2. La construction des idiomes régionaux est mise au service de l’établissement d’une culture réécrivant les histoires régionales. Ainsi en est-il du Félibrige, langue d’Oc artificielle portée par Frédéric Mistral au milieu XIXe siècle ou la « construction militante » de la langue bretonne au début du XXe siècle. L’initiative littéraire tourne court face aux « petites patries ». L’accord tacite du militantisme ethno-régionaliste avec les élites de l’État construit la mise en politique de territorialités linguistiques ethno-centrées. Il en sera, de la sorte, de la Bretagne, de la Corse et de l’Alsace. En opposition au récit dominant de l’unité nationale de la France, les récits d’essence poétique réinterpréteront les histoires régionales. Elles n’auront d’autre vocation que celle d’ancrer le tropisme identitaire des régions dans l’idéalisation de leurs traditions culturelles. Tout au long du XXe siècle face à la prégnance politique du microcosme parisien poreux à l’activisme des élus régionaux, les identités régionales se formatent, notamment, par l’intermédiaire des stéréotypes touristiques. L’idéologie ethno-régionale s’impose, alors, en diabolisant le jacobinisme institutionnel des territoires hérité de la Révolution française.

La construction de la doctrine antirépublicaine est l’objet du deuxième chapitre. L’ethno-régionalisme construit sa doctrine sous l’influence de la pensée maurassienne. Pendant l’entre-deux-guerres mondial, l’activisme ethno-régional la radicalise en dénonçant la mainmise de l’État central sur les particularismes régionaux. L’extrême droite l’investira pour conforter ses fondements racialistes. Le régime de Vichy en fera son axiologie politique. Depuis la Libération, malgré leurs diversités, les mouvements ethno-régionaux feront, constamment, de l’autonomie de la gouvernance le mantra de leurs ressorts territoriaux et d’exclusion des populations allogènes. Les départements et des communes ont été historiquement les matrices de la construction de l’opposition ethno-régionaliste à la République. Les départements et les communes déporteraient la reproduction des tropismes centralisateurs de l’État pour diluer les particularismes identitaires régionaux dans l’égalitarisme républicain. Rappelons de ce point de vue, que jusqu’aux années 1970, les services déconcentrés de l’État, sous l’autorité des préfets, auront la charge de faire appliquer des politiques publiques dans les communes, c’est-à-dire au plus près des populations. Dans la période contemporaine, les « régions de programme », mises en œuvre par la technocratie d’État sous couvert de démocratisation et d’efficacité des politiques publiques, seront bientôt investies par les représentants politiques acquis aux thèses ethno-régionales.

Le chapitre trois décortique la stratégie de destruction de la souveraineté de l’État. Historiquement l’ethno-régionalisme a été un des jeux diplomatiques troubles des États — France comprise — cherchant à affaiblir chez leurs rivaux l’unité de leur État-nation. Ces jeux géopolitiques ont eu pour contrepartie l’appui politique et du soutien financier des mouvements régionalistes identifiés comme instrument de diffusion de leurs propres idéologies. L’auteur cible en particulier, pendant l’entre-deux-guerres, les cas d’ingérence des puissances impériales — l’URSS puis l’Allemagne nazi — en Bretagne et en Alsace, l’Italie fasciste en Corse.

Ainsi l’ethno-régionalisme est la matrice d’une stratégie insidieuse de dépeçage des compétences régaliennes des États-nations exacerbée par leur activisme culturel du régionalisme interceltique aux velléités d’universalisation de l’enseignement des langues régionales.

L’Europe n’est pas, elle-même, exempte du tropisme ethno-régional. « L’Europe des cent drapeaux »3 plonge ses racines dans la conceptualisation bismarckienne « d’une fédération européenne fondée sur la base d’un redécoupage ethnique du continent ». Le fédéralisme européen, dont l’exemple allemand est régulièrement cité en référence, reste le support institutionnel du positionnement des mouvements régionalistes bretons, corses ou basques. Les tenants de l’ethno-régionalisme prennent, alors, à son propre jeu l’institution européenne perméable à l’entrisme et au lobbying des groupes ethno-régionalistes. La Charte des langues régionales est leur première victoire. Les avancées de la construction d’un bloc géopolitique européen donnent lieu, depuis le traité de Lisbonne en 1994, au renforcement des échelles régionales pour la mise en œuvre de l’action publique européenne. Ainsi en est-il du Fonds Européen de Développement Régional (FEDER) qui bypass les États ou les eurorégions qui portent le ferment d’une mise en concurrence les échelles nationales et régionales.

Les tenants du souverainisme sont eux-mêmes acquis à la rhétorique des groupes qui n’ont à l’esprit que la disparition de l’État-nation. L’auteur pointe son paradoxe. Le souverainisme dans la tradition gaulliste et celle de la première gauche – entendons par là les mouvements politiques acquis aux vertus universelles et démocratiques portées par l’État central – promeut l’unité institutionnelle de l’État face aux régions. L’acceptation des thèses ethno-régionales par les souverainistes dénature l’héritage universaliste des Lumières et l’unité de l’État dont ils se réclament, face à l’Europe des régions que ces thèses ont l’ambition de détruire.

Qualifiée de dangereuse, l’idéologie ethno-régionale s’est progressivement construite comme une option politique « qui a le vent en poupe ». La seconde partie se focalise, alors, sur les leviers politiques, mis en œuvre en son nom, pour mieux révéler son potentiel de déstructuration de la cohésion nationale que porte l’État.

Une dynamique politique menant à la destruction du pays

Le quatrième chapitre instruit le procès de la conquête de l’hégémonie culturelle des identités régionales. Celles-ci se sont nourries de la contestation violente de la légitimité de l’État. Par parallélisme à celles dont se sont revendiqués les mouvements anticoloniaux, les violences, dont se prévalent les actions du militantisme ethno-régionaliste radical, sont justifiées pour théoriser l’émancipation des régions. Celle-ci détourne la proposition wébérienne relative à revendication de la détention de la violence légitime pour faire valoir la légitimité du pouvoir régional usant de la force « l’inversion du stigmate consistant à prendre l’allure de victimes d’un État oppresseur ». Cette position idéologique trouve une large caution auprès des élites parisiennes en pointant que la culture commune, enseignée dès le plus jeune âge dans les écoles de la République, les a profondément déracinés de leurs identités profondes.

Pour imposer leurs récits et leurs symboles, les régions mobilisent un kit identitaire – drapeaux et hymnes locaux – pour crédibiliser et diffuser les éléments de leur roman régional largement idéalisé. Les médias locaux – presse, radios et télévisions régionales – tout autant que les universités en seront les utiles relais d’influence.

Le chapitre cinq décortique comment, à grand renfort de propagande et de consultations populaires, l’instrumentalisation des rouages démocratiques conduit à installer le communautarisme ethno-régionaliste comme principe de gouvernance des institutions régionales. L’alignement de l’ensemble du champ politique sur les positions de l’ethno-régionalisme est, alors, l’occasion de nouer localement des alliances opportunistes avec les partis, toutes tendances politiques confondues, pour promouvoir le pouvoir des ethno-régions sur celui de l’État. La cause de l’indépendance et la défense de la culture régionale prime sur le contenu programmatique. Ainsi, l’ethno-régionalisme est-il, ici ni de droite-ni de gauche, là, il sera porteur de la protection de la nature ou, promoteur de la socialisation des moyens de production. Le tour de force des mouvements ethno-régionaux est, alors, d’avoir réussi à acculturer la classe politique mainstream pour perpétuer ses positions idéologiques dans l’action publique territoriale.

Le chapitre six décrit comment s’enclenche la « machine infernale » de la destruction de l’État. La rhétorique décoloniale contextualisée dans le cadre métropolitain des régions est l’argument majeur pour « singulariser les compétences et les statuts » de l’action publique territoriale. La dévolution des compétences différenciées dans les territoires ouvre ainsi la voie à l’ancrage du discours identitaire. Les identités différentielles entre les régions et le néoféodalisme sur lequel prospère l’hégémonie des barons régionaux ont pour conséquence la délégitimation de l’unité de l’État, de sa capacité à réguler les inégalités territoriales et à promouvoir la solidarité nationale. Les tendances racialistes qui ont jalonné, dans l’entre-deux-guerres, les récits identitaires des ethno-régions, trouvent leur écho contemporain dans les rhétoriques d’exclusion des migrants d’un droit à résider dans les ethno-régions.

Régionalismes, séparatisme, communautarismes locaux :de quelle « France en miettes » parle-t-on ?

Il n’est nullement question, ici, de dénier l’utilité de la perspective historique dans laquelle l’auteur construit son analyse critique de l’ombre portée par l’idéologie ethno-régionale. La rhétorique de cette idéologie fragilise les valeurs démocratiques républicaines. Cette fragilisation est renforcée par la complaisance, voire la faiblesse morale, des élites politiques et sociales préoccupées à maintenir leur entre-soi ou, au mieux, à adapter leur posture à la complexité politique contemporaine.

Cet ouvrage interroge, au prisme critique du régionalisme radical, les dérives institutionnelles d’une société qui a connu trois grandes mutations socio-économiques sur la période prise en considération. Comment, alors, ne pas rapporter l’émergence de l’ethno-régionalisme aux effets que la deuxième révolution industrielle produit en termes de déstructuration du tissu social des petites patries empreintes de la ruralité ? La première guerre mondiale amplifie ce mouvement au profit des villes industrieuses et d’un capitalisme industriel triomphant. L’issue économique de la seconde guerre mondiale ouvrira la voie à une gouvernance politique supra nationale qui met à mal la capacité des États-nation à gérer les particularismes régionaux. La période contemporaine marquée par la globalisation économique offre avec la décentralisation un terrain propice pour que s’affermissent au sein des pouvoirs locaux les prétentions de gouvernances matricées par les thèses ­ethno-régionalistes.

C’est dire que la focale de la thèse défendue par l’auteur oblitère le triple défi politique qui s’adresse aux États contemporains. Il ne sera esquissé qu’en toute fin dans la conclusion de l’ouvrage. Pour notre part, nous proposons trois pistes de réflexion aux lectrices et aux lecteurs pour questionner la thèse développée dans cet ouvrage.

En premier lieu, parlons de la question de l’épuisement du modèle institutionnel porté par le jacobisme apprivoisé4 qui a prévalu en France dans la régulation et l’agencement institutionnel des relations de pouvoirs complexes entre l’État et les Territoires. La décentralisation de l’État ne serait-elle rien d’autre qu’un long processus dans lequel l’État fragilisé par l’affermissement de gouvernances supra nationales négocie, en position de faiblesse, le gouvernement à distance des particularités régionales ?

En deuxième lieu, le lecteur pourra questionner la capacité des élites politiques à singulariser un modèle social équitable face aux pouvoirs économiques dominants. Dans la période contemporaine, la remise en cause néolibérale des piliers des consensus économiques et sociaux de l’État providence constitue le terreau fertile de la différenciation entre les régions. D’un côté celles qui cumulent capitaux symboliques et ressources économiques, de l’autre, celles tenues à l’écart des réseaux de la globalisation économique. La rhétorique ethno-régionale est alors l’antidote discursif de la désindustrialisation et de la désertification des territoires issues les réformes néomanagériales de l’État.

Le troisième questionnement – et non le moindre – invite à considérer que les revendications citoyennes portent des modèles alternatifs de développement territoriaux fondés sur la sobriété plutôt que de rechercher à régénérer, par l’usage de la violence légitime de l’État, un modèle institutionnel aujourd’hui remis en cause par l’urgence climatique.

Alors, oui nos régions auraient vraiment du talent !

Notes de bas de page

  • 1 Fournis Yann, Pasquier Romain. « La politisation des identités régionales : perspectives ouest-européennes », Revue d’études comparatives : Est-Ouest, 39/3, 2008, p. 38

  • 2 Bourdieu Pierre, Boltansky Luc, « Le fétichisme de la langue », Actes de la recherche en sciences sociales, 4/1, 1975, pp. 2-32.

  • 3 Fouéré Yann, L’Europe des cent drapeaux, Paris, Presses de l’Europe, 1968

  • 4 Pierre Grémion, Le pouvoir périphérique : Bureaucrates et notables dans le système politique français, Paris, Seuil, 1976