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Paul GRAZIANI, la sincérité d'un "jacobin décentralisateur"

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Jean-Pierre Trousset, qui figure parmi les co-fondateurs de la revue Pouvoirs Locaux, fut conseiller technique de Paul Graziani, président du Conseil général des Hauts-de-Seine de 1982 à 1998. Il accompagne le parcours de politique de Paul Graziani pendant de nombreuses années. En observateur averti de la montée en puissance de la décentralisation, Jean-Pierre Trousset souligne dans cette tribune, 40 ans après la loi de 1982, combien les réflexions du président honoraire de l’Institut de la Gouvernance territoriale et de la décentralisation résonnent avec les temps actuels.


 

En ce temps d’instantanéité et de faible visibilité de l’avenir, les dates sont des jalons nécessaires comme autant de balises porteuses de sens.

En 2022, la décentralisation de 1982 à 40 ans et la Constitution de 1962, 60 ans. Paul Graziani, décédé voici dix ans en 2012, fut l’initiateur et le cofondateur de l’Institut de la décentralisation mais aussi et surtout à la fois praticien et penseur du pouvoir local et ce, dans la fidélité revendiquée et constante au legs politique du Général de Gaulle.

Praticien, en première ligne de la décentralisation, Paul Graziani le fut notamment comme président du conseil général des Hauts-de-Seine à partir de mars 1982. L’exécutif d’une puissante collectivité1 passait alors soudain d’un fonctionnaire nommé à un élu responsable.

Penseur, il le fut en s’exprimant dans la presse à travers diverses tribunes publiées au cours de son mandat départemental et, in fine, avec son « Essai sur la décentralisation : le nouveau pouvoir » édité par Albin Michel, en 1985.

Ce legs, la décentralisation ― comprise dans la régionalisation proposée en 1969 ― participe en profondeur, c'est-à-dire à la fois de façon un peu cachée et pourtant déterminante.

À l’heure ou l’arc complet des partis politiques français se targue de références au Général de Gaulle, il n’est pas indifférent de rappeler qu’il quitta le pouvoir suite au refus, par une majorité politicienne et un vote référendaire des Français, d’une double réforme pourtant visionnaire et connexe ; la participation et la régionalisation.

Paul Graziani souligne dans la préface que « l’échec de cette consultation est comme l’acte fondateur de la décentralisation. Placée à la fin du cycle ternaire qui pourrait définir le gaullisme, elle prend son relief tout particulier : après l’âge de l’honneur et celui de l'État vient le temps de l’enrichissement de la démocratie. »

De Gaulle ― pour être explicite ― aura mené une politique héroïque, puis une politique souveraine. Il tenta enfin une politique du quotidien.

En décembre 1984, en préambule à la parution de son livre, est produit un recueil des propos de Paul Graziani dont il explicitait ainsi la nécessité : « la décentralisation, c’est à ce jour un amoncellement de 18 lois et 162 décrets2. Face à cela, l’action politique doit garder un sens clair, net et expliqué inlassablement devant l’opinion ». Arguments pour le combat des idées, ces articles et ce discours explorent ces problèmes de fond. Pour prendre date.

Le 27 juin 1983, le quotidien Le Figaro publia une tribune de Paul Graziani intitulée « La tentation de Charles le téméraire ». Sous ce titre allusif au séparatisme du duc de Bourgogne, clin d’œil à travers les siècles à une puissance « locale », il soulignait sa ligne d’action : « s’affirmer dans des communautés plus autonomes, mais se garder de porter atteinte à l’unité de la nation ». Il avait hélas perçu, voici quarante ans, la difficulté de la fondation citoyenne de cette réforme : « limitée pour l’opinion aux inévitables mais nécessaires polémiques juridiques et budgétaires entre ses acteurs institutionnels, la réforme de la décentralisation voit son importance échapper à la compréhension du citoyen de base qui craint finalement de n’être concerné qu’en tant que contribuable ».

Cette lucidité n’entamera pas la détermination basée sur une conviction politique profonde exprimée notamment dans le « Propos d’un baron » publié le 8 février 1984 dans le quotidien La Croix : « la décentralisation doit avoir les dimensions d’une quasi-révolution culturelle et cette aventure vaut la peine d’être tentée parce qu’elle est un recours à la crise d’identité. Par elle, le citoyen aura retrouvé dans ses droits politiques, source de contrôle, et dans ses racines territoriales, source d’identité ».

Le 3 avril 1984, le Quotidien de Paris ouvrit ses colonnes à un article, également paru dans la revue Urbanisme et dans la Revue parlementaire, où célébrant les 20 ans de la création des Hauts-de-Seine, Paul Graziani souligna une nouvelle fois que si « la décentralisation semble sombrer dans les abîmes budgétaires et bureaucratiques ouverts par la crise de l'État, elle est pourtant une possibilité peut-être insoupçonnée de regain, de renouveau pour la France ».

Le 11 juillet 1984, le même quotidien accueillit une autre intervention sur « la nouvelle donne et le choc du présent » où Paul Graziani se livrait à une analyse qui garde une pertinente permanence quarante ans plus tard : « la société française nourrit actuellement ses états d'âme d’un mélange de nostalgie de la grandeur, de rêve d’opulence et d’une prise de conscience d’un monde complexe en perpétuel mouvement ». Et de montrer à nouveau que « la recherche d’un équilibre entre une civilisation mondiale et des collectivités plus à la taille de l’homme est un des enjeux de notre temps ».

Devant un séminaire d’élus, à Puteaux le 9 décembre 1984, il exposa que ces « enjeux se résument en un mot : l’identité (…). Une langue, un territoire, des intérêts collectifs, une communauté de solidarité, c’est ce pourquoi nous nous battons depuis toujours avec pour moteur le goût de la liberté ».

Paul Graziani entre au Sénat en avril 1986. Il y siégera jusqu’en 1995. Sa notice biographique actuelle sur le site du Sénat, extraite du Dictionnaire des parlementaires, souligne avec justesse que « se définissant lui-même comme un « jacobin décentralisateur », in consacre l’essentiel de son action sénatoriale à la décentralisation ».3

Comme il le rappelait en forme de boutade en ouverture de son discours du 9 décembre 1984 : « la décentralisation, c'est le contraire du loto : c'est compliqué, c'est cher et ça ne rapporte rien ». Et pourtant il s’engagea durablement dans cette « sincérité fondamentale » gaullienne parce qu’il y voyait un moyen « d’assurer la pérennité et le progrès de la France dans le monde contemporain » et avec « ce temps de la “politique au détail” ; le temps de rendre à la France, le goût d’elle-même »4.

J-P. T

Notes de bas de page

  • 1 Les Hauts-de-Seine représentent alors environ le quart du PIB de l’Ile-de-France. Du port de Gennevilliers au parc de Sceaux, ce croissant fertile est un concentré de nombreux sites historiques et économiques industriels et tertiaires et compte de puissants sièges sociaux d’entreprises.

  • 2 En décembre 2012, le code général des collectivités territoriales compte 3480 pages et pèse plus d’un kilo… En juin 2021, l’abstention aux élections départementales et régionales a atteint 66,7% au second tour. Cqfd ?

  • 3 Philippe Séguin, un temps chargé de la décentralisation alors au RPR, lui avait demandé, avec un air un peu sourcilleux, lors d'une rencontre : « c'est quoi jacobin décentralisateur ? » et Paul Graziani de lui répondre : « comme toi ; gaulliste… ! » Et les deux hommes d’en sourire.

  • 4 La valorisation du patrimoine local fut dans l’action de Paul Graziani, un moyen de créer de l’attachement aux racines, aux « petites patries » : Jardin et collections Kahn, maison de Chateaubriand, et aussi les grands parcs départementaux (Sceaux ou Ile St Germain, par exemple) en témoignent encore.