Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Proximité territoriale: ambivalence du concept de gouvernance

Acheter - 4 €

À toute stratégie, correspond une finalité et un contexte spécifique mais aussi une capacité d’agir. La stratégie de décentralisation de la fabrique de la décision publique, consacrée par la loi NOTRe portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République, vise à renforcer la proximité de l’action publique avec le territoire dont elle a la charge. L’impact des crises successives et l’incertitude accrue posent la question de la capacité d’agir des acteurs territoriaux. L’alliance territoriale, en tant qu’union des forces semble apporter des leviers d’action. Elle suppose néanmoins une proximité entre les alliés. Ainsi, avant de pouvoir porter ses fruits sur la proximité de l’action publique envers le territoire, l’alliance suppose une proximité entre acteurs en son sein. A fortiori, dans un contexte de tensions multiples, la gouvernance de cette forme de coopération semble déterminante pour garantir la capacité d’agir au mieux et au plus près du territoire et à en valoriser le potentiel développement.

Traversée par une succession de chocs (sanitaire, énergétique, climatique, géopolitique, inflationniste), la société humaine semble balancer entre sentiment d’impuissance et espérance. Ainsi un récent webinaire de la Gazette des Communes1 posait la question suivante : « Face à la réduction des ressources des collectivités, quelles solutions pour le décideur local ? ». Si la réponse est loin d’être évidente, la question quant à elle interroge le possible effondrement de la capacité d’agir des acteurs territoriaux affaiblis dans leurs moyens et leur pouvoir décisionnel. Ce faisant, l’action politique, si elle est amoindrie, pose la question de la proximité du politique avec les acteurs du territoire.

Dans un contexte troublé, fortement évolutif, la force des proverbes surgit. Celui qui nous vient spontanément pour appréhender la capacité des territoires à agir en contexte de crise(s) est celui d’Érasme, dans Adages, Concordia fulciuntur opes etiam exiguae ou L’union fait la force de ressources même faibles.

Ainsi l’alliance territoriale, comme manifestation du lien entre acteurs d’un territoire, constituerait donc une puissante force d’union face à l’adversité de la décision. En outre, le sentiment de perte de contrôle en univers instable sollicite en réaction, un réflexe de contraction de la décision centralisée. Koebel en 2010 met ainsi en évidence un antagonisme entre décentralisation et accentuation de la verticalisation des processus de décision dans un contexte de crise des finances publiques. Un tel contexte d’incertitude sur la capacité de contrôle de l’environnement fait émerger un antagonisme entre l’alliance territoriale qui privilégie un processus décisionnel partagé et de proximité et la force centralisatrice du pouvoir public qui à l’inverse, instaure un processus décisionnel de surveillance.

En contexte de perturbation majeure, l’alliance territoriale serait-elle alors une utopie ? Aurait-elle un tragique destin ? Dans un contexte d’incertitude, de tensions et de complexité de la décision publique, la conflictualité l’emporterait-elle sur la coopérativité au sein de l’alliance ?

Dans un souci de clarté nous revenons d’abord sur le champ des définitions de l’alliance et de territoire qui ensemble soulèvent la question de la proximité. Nous proposons ensuite d’examiner les caractéristiques de l’alliance territoriale et ses enjeux en termes de gouvernance afin d’identifier les conditions pour faire alliance.

Alliances territoriales : réalités et définitions

Un bref aperçu statistique des alliances montre une réalité protéiforme de formes de coopération spontanée ou réglementaire.

Réalités des alliances territoriales

Les alliances territoriales recouvrent des réalités variées tant du point de vue des attentes citoyennes et des élus que des pratiques associatives et d’entreprises.

D’abord, du point de vue des attentes à l’égard des alliances, le sondage de Micheau et Robin (2020) montre que 81 % des personnes interrogées2 considèrent indispensable ou utile de « jouer collectif entre associations, collectivités, entreprises et initiatives citoyennes ». Ce taux déjà observé par les auteurs dans un sondage en 20193 révèle un invariant des attentes citoyennes en matière d’alliances. Notons que le sondage réalisé lors de la crise sanitaire souligne un renforcement du caractère jugé indispensable de telles alliances pour résoudre les fragilités induites par la crise. Du point de vue des élus ensuite, selon l’Observatoire des Partenariats4, plus de trois maires sur quatre « considèrent que leur territoire est entré dans une dynamique de co-construction ». Toutefois, parmi eux, moins d’un maire sur deux, « ne sait pas encore comment piloter ce mouvement émergent ». Mais 83 % jugent indispensable ou utile de disposer d’outils pour concevoir, piloter et évaluer des alliances.

Du point de vue des pratiques5, les alliances sont portées par 53 % des associations employeuses et 37 % des entreprises. Les partenariats entre elles prennent diverses formes, le mécénat, les pratiques responsables, la coopération économique et l’innovation sociétale. La France a vu se développer de nouveaux métiers, comme les catalyseurs de territoire dédiés à l’expérimentation partenariale6.

Les alliances évoquées ci-dessus concernent des alliances de territoire entre acteurs socio-économiques. Elles sont de nature spontanée, basées sur la liberté des parties à coopérer. L’observatoire des Partenariats en recense 1,2 million en France dont 50 % sont développées par les entreprises de plus de dix salariés.

Toutefois, dans le cadre de la fabrique de la décision publique, il existe aussi des alliances d’essence réglementaire entre acteurs publics. En 2015, la loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République consacre ainsi la constitution des alliances territoriales et notamment intercommunales en redéfinissant leurs champs de compétences.

Ainsi, les alliances peuvent résulter d’une union des volontés contrainte (au sens réglementaire) ou spontanée (au sens de la liberté de constitution).

Définition des alliances territoriales

L’alliance est une forme particulière d’organisation. La littérature en management identifie plusieurs déterminants des alliances (Garrette et Dussauge, 1995 ; Mitchell et al., 2002 ; Filippi et Triboulet, 2011) fondés sur la recherche d’un avantage procuré par la coopération entre alliés :

  • la recherche de taille critique comme réponses aux capacités financières limitées ;
  • la proximité géographique qui influence positivement la formation d’alliance ;
  • la nature des apports des alliés : apport en compétences et en ressources qui peuvent être complémentaires ou conjointes (ressources différentes) ou additives (ressources semblables dont la mise en commun vise l’économie d’échelle) ;
  • les avantages et risques associés au type d’apport. En cas d’alliance complémentaire, le risque est fort d’une expropriation ou de domination de l’un des alliés par l’autre mais l’avantage de la complémentarité réside dans le partage de connaissances et l’apprentissage potentiellement fructueux. En cas d’alliance additive, l’enjeu majeur est la coordination du nouveau périmètre commun.

Typologie d’alliances

Dans le champ des entreprises, l’alliance est une forme d’organisation sur un territoire donné qui constitue une alternative à la fusion-acquisition ou à la concurrence sur une activité. Cette alternative est donc vue comme une solution organisationnelle pour des acteurs concurrents, qui présente l’intérêt d’être réversible et de préserver leur indépendance, tout en développant une proximité entre les parties pour une coopération créatrice de valeur.

Dans le champ des organisations publiques territoriales, l’alliance a ses propres spécificités. Elle constitue un moyen de structuration de la décentralisation des services publics, faisant du territoire, l’unité fonctionnelle de décentralisation. Les alliances territoriales entre acteurs publics et / ou privés supposent donc de définir le territoire qui les fonde.

Le territoire est un concept interdisciplinaire qui peut se définir par de multiples dimensions, historique, géographique, urbanistique, éthologique, anthropologique, juridique, institutionnelle et sociale. De manière transversale, le territoire est un espace de « relations organisées, des groupes ou des populations particulières, qui se reconnaissent dans des projets communs »7. Il recouvre donc un espace social organisé, dont les frontières fluctuent. Il est situé et subjectif. Une ou plusieurs autorités lui sont associées et institutionnalisé dans une futurité8 des communs (Beaurain et al. 2009 ; Paquot, 2011). D’un point de vue dynamique, il représente un processus de coopération et de construction sociale entre acteurs productifs, associatifs, collectivités, services déconcentrés de l’État, organismes consulaires et citoyens9.

L’alliance territoriale porte donc sur un espace de relations entre différentes catégories de partenaires dont les centres décisionnels respectifs sont inter-indépendants. Nous définissons donc l’alliance territoriale comme une coopération polycentrique, additive et/ou de complémentarité. L’alliance territoriale spécifique entre acteurs publics constitue une forme d’organisation polycentrique de la fabrique de la décision publique au sein de laquelle, communes, intercommunalités, département, région et métropole coopèrent entre eux mais aussi avec des acteurs productifs, associatifs et citoyens.

Le territoire est donc en lui-même une alliance. L’organisation territoriale de la fabrique de la décision publique confère un degré élevé de complexité qui interroge la proximité entre acteurs.

Proximité territoriale : ambivalence du concept

L’enjeu territorial concerne l’organisation des relations au sein du territoire et plus spécifiquement la création de proximité et de valeur relationnelle qui en résulte.

La proximité : levier ou frein de coordination

La proximité entre acteurs joue un rôle dans leur coordination et peut influer sur les coûts et sur l’innovation. Une forte proximité entre acteurs peut développer la confiance et le capital social (Brondizio et al., 2013). En ce sens, elle a le potentiel de créer ou de détruire la valeur attribuée à la relation par les acteurs (Chatelin, 2022).

La qualité de service public semble donc corrélée à la proximité entre acteurs. Mais de quoi parle-t-on ? La littérature sur le concept de proximité met en évidence plusieurs dimensions et permet de faire ressortir trois ambivalences au moins.

Typologie de la proximité

La proximité s’entend d’abord comme une distance entre acteurs. Plus la proximité est élevée plus la distance est faible. Cette distance est de différentes natures. La relation entre alliés devient plus complexe quand différentes proximités sont engagées.

La variété des proximités en jeu rend le concept ambivalent par nature.

Certaines distances peuvent être fortes, d’autres faibles. La valeur relationnelle entre acteurs résulte d’un jeu complexe de distances entre eux, pouvant jouer dans des sens contraires. Ainsi, une proximité géographique ne présume pas d’une proximité cognitive ou sociale par exemple.

Le sens perçu de la proximité par l’acteur, la rend ambivalente.

La proximité peut être envisagée comme « une interprétation de la distance par des acteurs en situation » (Talbot et al., 2020, p. 69). Ainsi, le sens que l’acteur lui attribue peut être objectif mais aussi subjectif (Bouba-Olga et Grossetti, 2008), voire intersubjectif dans une perspective groupale. On perçoit par exemple que la proximité institutionnelle peut être différente pour un maire, au titre de sa commune et au titre de l’intercommunalité.

La proximité est ambivalente en raison de ses effets.

Selon ses effets positifs (avantage relationnel et cognitif) et négatifs (inertie, enfermement, conflit, augmentation de coûts) sur la valeur de la relation (Boschma, 2005 ; Hamouda, 2018 ; Talbot, 2018), la proximité peut être choisie, recherchée ou subie. Ainsi paradoxalement, une politique volontariste de proximité numérique avec le citoyen, peut l’exposer à un éloignement en raison de l’illectronisme qui touche entre 12 et 18 % de la population française. L’ambivalence s’observe également dans la capacité à exploiter les données de masse générées par le numérique (déliaison informationnelle).

Au regard de ces ambivalences (de nature, de sens et d’effets), la proximité constitue un indice (inter) subjectif de la qualité de l’interaction et de l’efficacité de la coordination entre acteurs. Elle en est à la fois la cause et le résultat.

Proximité(s) entre acteurs et valeur(s) : un exemple

Dans le contexte de l’alliance territoriale, on peut distinguer une proximité polymorphe entre acteurs politiques et plus largement entre tous les acteurs impliqués dans l’alliance territoriale, citoyens compris. La coordination par la proximité entre eux semble essentielle car elle détermine la valeur de la relation perçue et celle du service public qui en résulte.

Ambivalences de la Proximité

Afin d’illustrer notre propos sur ces proximités multiples au sein des alliances territoriales, une alliance particulière dans le département de la Haute-Garonne a attiré notre attention. Regardée de près par le Préfet, l’alliance, spontanée, ARTICULE10 initiée entre cinq communes voisines (proximité géographique) développe une politique de la culture à travers des projets communs.

Outre la proximité géographique, plusieurs niveaux de proximité sont observables. Cette alliance territoriale est issue d’une union des volontés, fondée sur une proximité institutionnelle ainsi décrite : « la même vision du développement culturel » du bassin de vie, « l’objectif étant de réduire les inégalités en matière d’accès à la culture, d’attirer l’attention des familles sur l’importance de la lecture et de renforcer le sentiment d’appartenance à un territoire commun ». Cette entente s’exprime aussi en termes de proximité cognitive dans leur souhait de « mutualiser leurs efforts afin d’harmoniser la programmation culturelle ». La proximité organisationnelle entre ces cinq alliés se révèle dans la présentation de l’organisation des actions culturelles conduites par l’alliance qui « s’engage à mener des projets d’actions mutualisées et harmonisées en s’appuyant sur les médiathèques, les structures culturelles, les services de communication… ».

Quelle est la conséquence de ces proximités sur la valeur ciblée ? « Les élus s’accordent sur un même objectif : Il s’agit de rapprocher les habitants des activités artistiques et de les encourager à se déplacer sur les communes les plus proches. » Sans présumer de la qualité du service public perçue par les citoyens, la proximité recherchée avec ces derniers, par les cinq élus de la commune, à travers cette alliance territoriale spontanée, répond à la création de valeur sociale d’un service de la culture au plus près du citoyen en croisant par ailleurs une certaine forme de service d’éducation à travers l’accès à des projets culturels centrés par exemple sur la lecture. Du point de vue des acteurs de la culture (artistes, artisans) impliqués dans l’alliance ARTICULE, la valeur créée est à la fois économique et sociale, relative à l’exercice même de leur activité. On constate l’importance de la proximité institutionnelle dans l’impulsion des actions de l’alliance ARTICULE. Cet espace de pensée commune fonde la démarche stratégique de l’action politique et son institutionnalisation potentielle sous forme d’alliance. Retsin (2023) le montre ainsi dans une étude exploratoire sur une alliance territoriale entre acteurs publics et socio-économiques, visant l’ambitieuse action publique du « zéro chômeur de longue durée ».

Même si dans le cas de la décentralisation et des alliances territoriales entre acteurs publics la proximité géographique est clairement visée, elle n’est pas le seul élément (par ailleurs ambivalent) d’une alliance territoriale. Des proximités plus implicites sont à rechercher dans leur ambivalence, a fortiori dans les alliances de nature réglementaire. Sous l’impulsion de la loi, les effets recherchés de la proximité, le sens perçu et les différentes natures de la proximité mobilisée dans les intercommunalités par exemple, ou entre niveaux institutionnels, sont potentiellement source de coopérativité et de conflictualité. La question de la gouvernance des alliances territoriales est au cœur des enjeux.

Le potentiel de l’alliance territoriale : une gouvernance publique polycentrique

L’alliance territoriale n’est donc pas acquise. C’est un processus de construction de proximités multiples entre acteurs qui détermine leur capacité d’action sur le territoire. Elle interroge le(s) pouvoir(s) de décision et donc le rôle de la gouvernance publique territoriale.

Diagnostic de gouvernance des politiques publiques

Les contextes de crise étudiés par le sociologue Edgar Morin il y a plus de 40 ans dans son article Pour une ­crisologie (1976) sont une opportunité de diagnostic. Face au réflexe collapsologique des tenants de l’effondrement systémique inéluctable de notre société (Roblin, 2021), nous rejoignons l’optimisme de Morin en partant du constat suivant : la crise est « un moment décisif, dans l’évolution d’un processus incertain » (Morin, 2012, p. 135) pour tenter d’éclairer « la part immergée de l’organisation sociale, ses capacités de survie et de transformation » (Morin, Op. Cit., p. 152).

En matière de gouvernance des politiques publiques le diagnostic met au jour la nécessité de repenser le cadre de fabrique de la décision publique, inadaptée dans son architecture décisionnelle dans un environnement instable et hautement complexe et dont le modèle de rationalité mérite un détour. La gouvernance des politiques publiques constitue le cadre d’élaboration de la décision stratégique publique. Celle-ci se décompose en quatre phases dans les organisations complexes : l’initiative (cap stratégique), la ratification (arbitrage final), la mise en œuvre (réalisation des actions) et la surveillance (suivi et ajustement).

Les pratiques de gouvernance des politiques publiques depuis les années soixante-dix sont marquées d’un double mouvement. L’assimilation des outils court-termistes dédiés à une performance économique des organisations privées et la résistance d’un processus de décision vertical centralisé (Chatelain Ponroy Sponem, 2008)11, historiquement colbertiste en France. Ces deux mouvements ont enraciné la logique de contrôle dans la mise en œuvre des décisions. Cette logique consiste en la surveillance des moyens consommés comme fin de la décision et non plus comme moyen d’en garantir l’impact et donc la performance publique. Ce phénomène dit de « new public management »12 repose sur l’hypothèse contestable et contestée d’une efficience accrue des organisations publiques qui appliqueraient les outils de l’organisation privée (Chatelin, 2001).

En tout état de cause, la gouvernance des politiques publiques à l’échelle nationale comme à l’échelle locale est une gouvernance disciplinaire, de surveillance essentiellement budgétaire déclinée à chaque niveau. Un tel cadre décisionnel autorise difficilement la prise d’initiative innovante que requière au moins en partie un contexte perturbé par de nombreux aléas.

Plusieurs lueurs d’espoir néanmoins sont à relever avec entre autres, la rupture engagée de pratiques enracinées, lors de la pandémie récente et du confinement, levant la contrainte figée et figeante du respect budgétaire ou de circulaires ministérielles mais surtout en expérimentant la coopération ouverte, « dé-silotée » qui autorise à sortir de schémas limitants. Les initiatives d’alliances territoriales sont plurielles, contextualisées croisant des acteurs divers dont les proximités sont hétérogènes et sources potentielles de coopérativité incompatibles avec la seule logique de contrôle.

Concevoir un cadre de pensée de l’action publique polycentrique

Comment conduire les politiques publiques en univers incertain et interdépendant, au sein d’un espace complexe auquel se heurtent la verticalisation du processus de décision et la logique « rigidifiante » de surveillance ?

Nous souhaitons dans le sillon des recherches en new-post management public13, esquisser une gouvernance des politiques publiques qui puisse franchir l’effondrement nécessaire des cadres de pensée habituels et renaître dans un processus de résilience active (Berthevas et al. 2020) c’est-à-dire qui puisse embrasser la complexité et produire un paradigme méthodologique décisionnel inédit. L’ambition est forte mais l’idée ici reste humble. Nous avons montré que la coopération fondée sur l’ambivalence des proximités entre acteurs alliés est source potentielle de valeur territoriale (valeur de la relation, valeur de service public et valeur économique notamment).

En ce sens, le territoire tel que nous l’avons défini précédemment est une alliance en tant que forme d’organisation polycentrique de la fabrique de la décision, espace social organisé marqué de multiples proximités. L’enjeu est de construire un cadre d’élaboration des décisions publiques, autrement dit une gouvernance, apte à intégrer les antagonismes de ces proximités, les forces de désordre et de régénération au sens d’Edgar Morin mais aussi apte à intégrer le temps long et le temps court.

Dans cette perspective, la gouvernance territoriale est définie comme « un processus de coordination entre des parties prenantes ou des acteurs de différentes natures, aux ressources asymétriques, réunis autour d’enjeux territorialisés et contribuant avec l’aide d’outils et de structures appropriés à l’élaboration, parfois concertée, parfois conflictuelle, de projets communs pour le développement des territoires » (Torre et Traversac, 2011). D’un point de vue structurel, la gouvernance est définie comme un ensemble de mécanismes et dispositifs de contrainte et d’aide à la décision (exemple, un comité stratégique, un système d’information, etc.) qui encadre la latitude managériale de l’acteur responsable (Chatelin, 2009). Dans une logique partenariale et polycentrique cela suppose donc selon nous, de placer l’acteur politique au centre de cette gouvernance de l’alliance territoriale, car il demeure le garant de la proximité institutionnelle des acteurs et de la redistribution de la valeur produite sur le territoire.

La rupture méthodologique de la fabrique de la décision esquisse une gouvernance des politiques publiques, partenariale et polycentrique qui embrasse donc la complexité et requière un flux de connaissances évolutives et négocié (Chatelin et Touré, 2022). Dans le sillon des recherches sur la Nouvelle Gouvernance Publique (Guenoun et Matyjasyk, 2020 ; Carassus 2020 ; Carassus et Baldé, 2020 ; Osborne, 2022) fondée sur la responsabilisation, la territorialisation et la coopération, le cadre décisionnel semble devoir se structurer pour faire émerger des décisions à longue portée, résultantes d’un cheminement itératif, dialogique et pluraliste14 autorisant les controverses créatrices.

Il s’agit de concevoir, dans un contexte territorial donné, une gouvernance ouverte (dans son système informationnel d’aide à la décision) active (innovante dans sa structure, partenariale dans ses processus) et polycentrique (structurante dans la fabrique de la décision). Divers centres de prise de décision sont à la fois formellement indépendants les uns des autres (Ostrom, 2010) et potentiellement impliqués à différents stades de la décision (Initiative, ratification, mise en œuvre, surveillance) dans ce qui est souhaitable, possible, non souhaitable ou impossible (Phanuel, 2009) en matière de proximité et de développement territorial.

La proximité institutionnelle entre ces différents centres, entendue comme espace de pensée et de valeurs partagées semblerait déterminer les liens des acteurs autour d’un projet commun. La polycentricité et la coopérativité d’une telle gouvernance des politiques publiques reposent donc sur sa capacité à unir les acteurs sur une vision partagée du bien commun pour lequel l’alliance est constituée. Selon nous, le rôle de la collectivité locale est central car il s’agit d’orienter, d’animer, de piloter et de réguler cet espace territorial (Leloup et al., 2005).

En définitive, l’union fait la force tout en portant en elle, les germes de conflits potentiels sur la valeur à créer et/ou sur sa répartition et/ou sur son horizon temporel. Mais elle porte aussi les germes de coopérativité. La gouvernance des politiques publiques polycentrique semble apporter quelques pistes praticables encore largement inexplorées, où contributeurs à la conception des politiques publiques peuvent émaner de plusieurs centres de nature et de proximités variées, centres décisionnels publics comme la commune, l’intercommunalité, le département, la région, le Ministère, et au-delà, mais aussi des centres socio-économiques, comme les citoyens, associations, entreprises, et cela à divers niveaux local/global susceptibles d’intervenir sur les différentes dimensions du processus de décision mentionné plus haut.

Pour conclure, l’alliance territoriale interroge les proximités en jeu. Dans sa conflictualité comme dans sa coopérativité, elle renvoie à la complexité inhérente à la fabrique de la décision notamment en contexte public. En cela, elle nous invite à repousser les limites de nos schémas de pensée et nos pratiques.

Lorsqu’une succession de crises vient se greffer sur des processus de surveillance contrôlants (discipline budgétaire) et contrôlés (réglementation dure), la question n’est plus au seul contrôle des ressources mais à la construction coopérative d’une réponse à apporter au territoire pour le rendre résilient et créateur de valeur(s). La gouvernance des politiques publiques partenariale et polycentrique ouvre un domaine des possibles encore largement impensé où l’un des enjeux porte sur l’inclusion des acteurs, la délibération et la négociation (Papadopoulos, 2009) et les rôles managériaux des élus territoriaux.

Nous avons montré que le territoire quelle qu’en soit sa délimitation, constitue une alliance en soi. Sa force réside dans la capacité à transformer les enjeux polycentriques potentiellement conflictuels en système coopératif centré sur le bien commun. Il ne s’agit pas de construire des proximités maximales car une convergence totale, si elle était possible, engendrerait inertie et enfermement dans des schémas sclérosants. L’alliance territoriale constitue une forme d’organisation du territoire dont la fonction objective est de créer une proximité de destin, le bien commun, ce lien entre acteurs qui dans la concorde de proximités multiples, élaborent en continu des propositions en réponse à leurs fragilités et à leurs potentialités. La gouvernance partenariale et polycentrique renforce ainsi le pouvoir politique de l’élu en le plaçant en responsabilité du pilotage de la fabrique de décisions à impact sociétal territorial.

Céline Chatelin

Indications bibliographiques

BEAURAIN, C., LONGUÉPÉE, J. & PANNEKOUCKE SOUSSI, S. (2009), » La proximité institutionnelle, condition à la reconquête de la qualité de l’environnement. L’exemple de l’agglomération dunkerquoise », Natures Sciences Sociétés, 17, p. 373-380.

BERTHEVAS J-F., CHATELIN C., HAOUET C. (2021), « Recours au management par le numérique et résilience(s) : une approche exploratoire », Séminaire PRISME.

BOUBA-OLGA, O. & GROSSETTI, M. (2008). « Socio-économie de proximité ». Revue d’Économie Régionale & Urbaine, p. 311-328.

BRONDIZIO E.S., OSTROM E. ET YOUNG O.R. (2013), « Connectivité et gouvernance des systèmes socio-écologiques multiniveaux : le rôle du capital social », Management et Avenir, n°65, p.108-140.

CARASSUS D., BALDÉ K. (2020), « Analyse de la gouvernance publique locale : proposition d’une grille de lecture et caractérisation exploratoire des pratiques de l’intercommunalité française », Revue Finance Contrôle Stratégie, 20.

CARASSUS D. (2020), « Le pilotage des Politiques publiques locales, de la planification à l’évaluation », Berger-Levrault.

CHATELAIN-PONROY, S. ET SPONEM, S. (2008), « Comme l’entreprise, l’État doit adopter une “culture du résultat ” ». Dans : Critique et Management (CriM) éd., Petit bréviaire des idées reçues en management (pp. 257-267). Paris: La Découverte.

CHATELIN C. (2022), « Comment un territoire intelligent peut-il créer de la valeur relationnelle ? Une proximité augmentée par le numérique ? », Revue du Gestionnaire public, n°2, p. 46 ; p. 57-61.

CHATELIN C. ET TOURÉ Y. (2022), « Décider par-delà les crises : l’anticipation corrective par les savoirs multi-sciences en gouvernance des politiques publiques », colloque Politiques et Management public, CNAM, Paris.

CHATELIN C. (2009), « La gouvernance est à l’organisation ce que l’atome est à la matière, in Gouvernance d’entreprise, nouveaux défis financiers et non financiers », coord. A. Finet, Éditions De Boeck, collection Méthodes & Recherches.

CHATELIN C. (2001), « Privatisation et architecture organisationnelle : une contribution à la théorie de la gouvernance à partir d’une approche comparative des formes organisationnelles publiques et privées », Université de Bourgogne.

FILIPPI M. ET TRIBOULET P. (2011), « Alliances stratégiques et formes de contrôle dans les coopératives agricoles » Revue d’économie industrielle, 133, p. 57-78.

GARRETTE B. ET DUSSAUGE P. (1995), « Les stratégies d’alliance, Éditions d’Organisation », Paris, 283 p.

GUENOUN M. ET MATYJASYK N. (2020), « En finir avec le new public management, Institut de la gestion publique et du développement économique », Paris.

LELOUP, F., MOYART, L. & PECQUEUR, B. (2005), « La gouvernance territoriale comme nouveau mode de coordination territoriale ? », Géographie, économie, société, 7, 321-332.

MICHEAU F. ET ROBIN A. (2020), « La nécessité de “jouer collectif“ pour sortir de la crise sanitaire », Sondage OpinionWay pour L’observatoire des partenariats.

MITCHELL W., DUSSAUGE P., GARRETTE B. (2002), “Alliances with competitors: how to combine and protect resources?“, Creativity and innovation management, vol. 11, n° 3, pp.  203-223.

MORIN E. (2012). Pour une crisologie, Communications, n°91, p. 135-152, In Communications, n°25, « La notion de crise », 1976, p. 149-163.

OSBORNE S. P., NASI G., POWELL M. (2021), “Beyond co-production: Value creation and public services“, Public Administration, vol. 99, p. 641–657.

PAPADOPOULOS, Y. (2009), « Démocratie, gouvernance et “management de l’interdépendance“ : des rapports complexes ». in J. Santiso éd., À la recherche de la démocratie: Mélanges offerts à Guy Hermet (pp. 133-157). Paris : Karthala.

PAQUOT T. (201), « Qu’est-ce qu’un “territoire“ ? », vie sociale, vol. 2, n°2, p. 23-32.

PHANUEL, D. (2009), « Le management stratégique par les “S.P.I.N.S“ : co-construire un monde partagé », Management & Avenir, 21, 64-79.

RETSIN C. (2023), Territoires zéro chômeur de longue durée : une expérimentation territoriale au prisme de ses proximités, Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels, n° 75, vol. 28, p. 23-40.

ROBLIN, L. (2021). Les collapsologues ont-ils raison ?, Revue Projet, 381, p. 94-96.

TALBOT, D. (2018), Proximités et contrôles, Revue d’Économie Régionale & Urbaine, p. 1099-1119.

TORRE (2018, p. 47), Développement territorial et relations de proximité, Revue d’Économie Régionale & Urbaine, vol 5, no 6, p. 1043-1075.

 

1 https://evenements.infopro-digital.com/gazette-des-communes/actu-formations/2023/01/31/replay-webinaire-face-a-la-reduction-des-ressources-des-collectivites-quelles-solutions-pour-le-decideur-local/

2 Échantillon de 1057 répondants, constitué selon la méthode des quotas (e-enquête réalisée du 5 au 7 mai 2020, Étude IMPACT-Citoyens (Comisis & Opinion Way)

3 Étude (2019) IMPACT-Citoyens de l’Observatoire des partenariats (Comisis-OpinionWay)

4 Études IMPACT-Elus locaux de l’Observatoire des partenariats (Comisis-OpinionWay, novembre 2016 et 2020)

5 Rapport quinquennal PHARE (2018) « Fragilités et co-construction territoriale », Observatoire des partenariats

6 https://catalyseurs-territoriaux.org/

7 SACK, 1986 in Torre (2018, p. 47), « Développement territorial et relations de proximité », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, vol 5, n°6, p. 1043-1075.

8 Sur la base du concept développé par Commons, au sens de projection envisageable dans le futur à partir du présent qui le conditionne.

9 Torre Op. Cit. in Chatelin (2022).

10 https://www.roquettes.fr/quest-ce-que-lentente-articule/

11 La LOLF (2001) vient consacrer cette logique de verticalisation contrôlée de la planification stratégique publique.

12 Phénomène appelé le new public management défini comme « « une théorie générale et une doctrine selon laquelle le secteur public peut être amélioré en important des concepts, des techniques et des valeurs empruntés au monde de l’entreprise », (Pollitt, Bouckaert, 2011, p.10)

13 Ce courant de la Nouvelle Gouvernance Publique rompt avec le paradigme du contrôle du management public au sein d’un modèle d’organisation centralisatrice et de type bureaucratique, au profit d’un paradigme du management public au sein d’un modèle d’organisation complexe, ouvert, partenarial et polycentrique.

14 Lorino Ph., https://fnege-medias.fr/fnege-video/pragmatisme-et-gouvernance-pluraliste/