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Qu’est-ce que l’opinion publique ?

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L’ouvrage de Thomas Frinault, Pierre Karila-Cohen et Erik Neveu porte sur une dimension structurante du débat politique contemporain comme en attestent, entre autres exemples, les usages particulièrement variables dont elle a fait l’objet au cours de l’année 2023. En effet, alors que la réforme des retraites a rencontré pendant de longues semaines une opposition massive régulièrement mesurée par les sondages, le gouvernement d’Élisabeth Borne a décidé de passer outre et de faire adopter la loi en recourant à l’article 49 al. 3 de la Constitution. Quelques mois plus tard, l’opinion publique est cette fois mise en avant pour justifier la nécessaire adoption de la loi Asile et immigration après que cette dernière a fait l’objet d’une motion de rejet préalable votée par l’Assemblée nationale le 11 décembre 2023. Ces deux épisodes distincts de quelques mois rappellent la nécessité d’interroger cette plasticité entourant l’une des notions les plus ambivalentes du débat politique contemporain.

Il est de ce point de vue heureux qu’un ouvrage comme celui proposé par Thomas Frinault, Erik Neveu et Pierre Karila-Cohen soit consacré à cette question de l’histoire sociale d’une opinion publique tant de fois convoquée par les décideurs publics. En cherchant à interroger l’historicité du terme mais également l’instrumentation dont l’opinion publique fait aujourd’hui l’objet, par exemple à travers les sondages ou le recours massif aux réseaux sociaux, les auteurs proposent une salutaire synthèse des nombreux travaux parus sur cette question. La tâche n’était pourtant pas aisée. Dès l’introduction, Thomas Frinault, Pierre Karila-Cohen et Erik Neveu rappelle quelques-uns des obstacles auxquels se confronte l’analyste désireux de défricher un « concept confus à la signification indécise », comme le suggère la formulation de Bernard Manin dans son ouvrage de 1988 : quelle chronologie adopter ? Quand apparaît-elle, à partir de quand est-il possible de parler d’une opinion publique réellement structurée et objectivable ? Que désignerait alors ce terme ? Plus généralement, quel rôle l’opinion publique joue-t-elle dans la structuration du débat public et politique ?

Pour répondre à ces questions, la démarche des auteurs consiste à « explorer l’opinion publique comme une construction sociale, c’est dire que le mot et la chose ne sont pas des objets trouvés, des substances qui auraient toujours été présentes et que le regard pénétrant d’historiens ou de politistes repérerait avec sagacité » (p. 19). Une fois rappelé que le terme ne s’installe dans le lexique politique qu’au XVIIIe siècle, les auteurs rappellent la perspective historiographique de leur réflexion consistant à « chercher bien en amont des formes antérieures d’« opinion publique » » (p. 19). Il s’agit dès lors de ne pas se contenter du substantif pour tenter de saisir à travers l’histoire les usages qui sont faits de ce qui n’est pas désigné avant le XVIIIe siècle sous les traits d’une « opinion publique ». C’est l’une des originalités de l’ouvrage que de chercher à saisir les différents moments et espaces où il a été possible / tenté de parler au nom de quelqu’un, d’un groupe ou d’un territoire y compris quand le terme d’opinion publique n’était pas utilisé. C’est là le cœur de la démarche constructiviste privilégiée par les trois auteurs qui portent une « attention constante à toutes les forces sociales, les institutions et technologies qui participent pratiquement, charnellement, à « construire » des faits sociaux qu’un concept sublimera, qu’il armera d’une puissance de faire inédite » (p. 20). Dans cette perspective, ils privilégient dès l’introduction le terme de « régime d’opinion » comme « type-idéal » susceptible d’être étudié à travers l’histoire. Celui-ci désigne un complexe de croyances, d’outils, de normes et d’usages qui se structurent en une période donnée autour d’une vision de l’opinion publique. Outre l’objectif de fluidification de l’analyse, qui consiste ici à « s’autoriser à considérer l’existence de formes d’opinion avant les Lumières » (p. 33), il s’agit de se doter d’un cadre d’analyse reposant sur diverses variables permettant de penser ensemble des époques distinctes : les possibilités matérielles de transmission de l’information, les cadres généraux de la vie politique, l’extension sociale de la participation formelle ou informelle à la politique et last but not least (souligné par les auteurs), la possibilité de la critique du pouvoir.

D’Athènes aux réseaux sociaux

Un tour d’horizon des formalisations de l’opinion publique à travers l’histoire

L’ouvrage est composé de trois parties elles-mêmes divisées en trois ou quatre chapitres. La première d’entre elle porte sur l’histoire de l’opinion publique envisagée comme « récit parallèle à celui de la libéralisation puis de la démocratisation des cadres politiques de diverses sociétés, d’abord en Europe et aux États-Unis, plus tard dans d’autres continents » (p. 31). Second aspect mis en avant, cette première série de chapitre « croise (…) les réflexions des historiens et des politistes sur la « politisation » c’est-à-dire la capacité des individus à comprendre les grands enjeux politiques et à s’y investir de diverses manières » (p. 31). Un premier chapitre est consacré aux configurations antérieures au XVIIIe siècle, ce qui passe par un travail conséquent de « balayage » pour tenter d’éclairer les débats qui divisent les historiens sur la possibilité ou non de raisonner en termes d’espace public avant la deuxième moitié du XVIIIe siècle). Dans un deuxième chapitre, les trois auteurs s’intéressent à cette période qui va des années 1750 aux années 1870. Elle est présentée comme un « âge d’or » de l’opinion publique par Jurgen Habermas dans son ouvrage de 1962 Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Il y voit un moment d’émergence d’un public autonome susceptible d’être sondé. Le troisième chapitre s’intéresse lui à la période située à cheval entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, période elle aussi riche car marquée par le développement du suffrage universel, l’explosion d’une presse bon marché permettant de rendre toujours plus accessibles les informations politiques – irruption des masses. La succession de ces trois chapitres permet de montrer que l’opinion publique n’a pas toujours eu le même statut : d’instrument de pouvoir mobilisé pour construire littéralement un soutien en faveur des puissants, l’opinion publique devient progressivement un enjeu : il s’agit à partir du XIXe siècle de susciter l’adhésion (et donc de régulièrement mesurer l’état de cette opinion pour savoir quoi faire sur le plan politique).

La deuxième partie marque un temps de pause et consacre ses quatre chapitres à ce qui deviendra dans le courant du XXe siècle le principal instrument de mesure de l’opinion publique : les sondages. Ces derniers ont été définis par la loi du 25 avril 2016 comme une « enquête statistique visant à donner une indication quantitative, à une date déterminer, des opinions, souhaits, attitudes ou comportements d’une population par l’interrogation d’un échantillon ». Si les dispositifs d’enquête apparaissent très hétérogènes (méthodes, objectifs, publicité), une séparation essentielle s’introduit entre sondages électoraux – qui cherchent à anticiper les pratiques « réelles » du vote - et sondages d’opinion qui saisissent des valeurs, des jugements ou représentations dont l’expression peut se révéler improvisée. Cette partie centrale de l’ouvrage – quatre chapitres sur les dix – est fondamentale tant elle décrit finement le « passage d’un paradigme indiciaire de l’opinion fondé sur des outils et des modes d’interprétation multiples (cartes électorales, éditoriaux de journaux, conversations, rapports de police) à un paradigme statistique de l’opinion fondé sur la technique des sondages » (Gaïti, 2007, p. 102, citée par les trois auteurs). Dans cette perspective, les quatre chapitres de cette partie sont consacrés respectivement à l’histoire des sondages (chapitre IV), à la question des méthodes de l’enquête sondagière (chapitre V), à sa dimension parfois présentée comme artefactuelle (chapitre VI) et enfin aux usages dont celui-ci fait l’objet dans la période contemporaine (chapitre VII).

Les années 2000-2010 sont au cœur de la troisième partie qui resserre encore un peu plus la focale, cette fois sur les réseaux sociaux. En effet, les trois auteurs soulignent que « la confiance portée aux sondages d’opinion s’érode jusque dans les rangs de ceux qui en sont les commanditaires et les utilisateurs » (p. 291). L’idée qu’Internet et les réseaux sociaux permettraient de saisir avec plus de précision une opinion publique perçue de façon plus fine et incarnée que par des pourcentages s’impose progressivement. En somme, « une bascule s’opère tant dans un imaginaire collectif que dans les manières de suivre et de mesurer ce que serait l’opinion publique par divers professionnels – acteurs, politiques, agents économiques et entreprises, chercheurs » (p. 291). Trois chapitres permettent là aussi d’entrer dans le détail de ce changement de régime d’opinion. Le premier de cette partie vise à identifier un ensemble de changements concomitants à l’émergence, encore vacillante, d’une OP en ligne (chapitre VIII). Le suivant interroge ensuite la possibilité de donner en sens à la multitude / variété des données qui traversent l’espace numérique, que celles-ci soient considérées comme banales ou entrent dans la catégorie des différentes formes d’expression civique et politique (chapitre IX). Le dernier chapitre de l’ouvrage propose un panorama des acteurs impliqués dans ce nouveau « travail sur l’opinion » qui mobilise désormais journalistes, candidats et réseaux militants qui forment un nouvel écosystème au rôle central dans l’émergence de nouveau régime d’opinion (chapitre X).

L’opinion publique comme support d’une contre-histoire de la démocratie 

Les intérêts de cet ouvrage sont multiples y compris parfois pour ce qui y apparaît en creux : en somme, outre les connaissances directes apportées par l’ouvrage, celui-ci constitue plus encore une contribution majeure à la socio-histoire du fait démocratique et à la façon dont chacun s’y rattache. On note en effet que l’intérêt porté ici à une notion précise, l’opinion publique, permet de dire des choses fortes sur la variété des rapports, profanes et légitimes, au politique à travers l’histoire. Analyser l’histoire de l’opinion publique sous des différentes formes c’est aussi se demander comment s’expriment ceux qui historiquement n’ont pas toujours été inclus par les acteurs les plus centraux du jeu politique. Cette exploration historique et sociale de l’opinion publique permet alors de montrer que la démocratie c’est aussi le maintien à distance voire parfois au silence de pans entiers de la population.

Dans la première partie de l’ouvrage d’abord, les auteurs cherchent à réunir et faire dialoguer des travaux très divers visant à révéler les formes variées prises par cette idée d’une opinion exprimée par le peuple et dont le pouvoir serait plus ou moins soucieux. Dans cette perspective, ils mettent notamment en avant l’importance à l’époque romaine du théâtre comme espace de diffusion de nombreux termes politiques mais aussi d’expression des citoyens de la cité : les nombreuses allusions jalonnant les pièces de l’époque suscitaient diverses réactions d’un public avisé et s’exprimant sous la forme de sifflets ou d’applaudissements. Dans un cadre moins formalisé, ils évoquent également la question des rumeurs dont la correspondance politique de Cicéron permet d’entrevoir l’importance qu’elle revêt aux yeux des puissants dès l’époque romaine : « on voit bien, à travers son exemple, à quel point les élites étaient soucieuses de savoir ce qui se disait dans les rues de Rome, voire en dehors de la capitale, non pas par curiosité, mais parce que cette parole populaire était créditée d’un poids politique significatif. Il fallait donc se déterminer par rapport à elle – même si on pouvait la mépriser par ailleurs » (p. 48). Très tôt donc, la politisation des masses et des relais d’opinion susceptibles d’y émerger devient un enjeu fort dans le cadre de l’exercice du pouvoir, comme en atteste par exemple l’attention des institutions romaines pour les circuli (cercles de parole). Animés par des musiciens ou des poètes ambulants, ils formaient des lieux d’échange qui n’étaient pas convoqués par des magistrats. Or, la vigueur de cette opinion populaire et l’attention qui lui était portée à son endroit « compensaient d’une certaine manière le rôle restreint laissé au peuple de Rome dans les institutions » (p. 48). De manière plus générale, les nombreux travaux cités dans cette première partie s’efforcent à travers l’histoire, et avant que le peuple ne soit véritablement institué en acteur politique, à « débusquer les capacités politiques des exclus du système » (p. 48). Cette attention ne s’est pas tarie et on retrouve cette même préoccupation portée aux instances de sociabilité populaires au cours du XIXe siècle. Période marquée par « de puissants mouvements de libération politique et d’aspirations démocratiques » (p. 101), elle donne à voir les fragments populaires d’une opinion publique qui tend désormais à prendre une forme plus structurée : que ce soit via les journaux dont les tirages sont de plus en plus importants, le théâtre une nouvelle fois ou certains éléments vestimentaires, le peuple se politise et exprime ses opinions depuis un espace public aux contours de plus en plus marqués.

Un point que l’on retrouve d’ailleurs dans les deux parties suivantes et notamment celle consacrée aux réseaux sociaux. Les auteurs citent notamment dans cette perspective les travaux de Zeynep Tufekçi qui parle dans son ouvrage Twitter and Tear Gas : The Power and Fragility of Networked Protest (2017) d’une « puissance narrative » des réseaux très supérieure à celle impulsée par des armements communicationnels plus traditionnels tels que les tracts ou les affiches placardées dans le cadre de mobilisation. Ils assurent d’abord une circulation rapide de l’information – 70 % des Égyptiens présents sur la place Tahrir en 2011 avaient entendu parler du mouvement via les réseaux – et laissent une place importante à l’expression libre. À distance des cercles les plus professionnalisés du monde politique, « ce qui va circuler, ce sont aussi des témoignages, les images du blocage réussi d’un péage autoroutier, le cahier de revendication des Gilets jaunes, d’une petite ville… L’effet objectivable le plus saillant des réseaux sociaux sur la création d’une opinion mobilisée tient à ce que Tufekci nomme leur « pouvoir disruptif » : faire émerger en peu de temps des actions collectives en leur offrant un outil d’amplification et de coordination ; engendrer des mobilisations rapides, d’une puissance et d’une intensité considérables » (p. 388).

Sur la question des différents aspects des opinions publiques à travers le temps, l’ouvrage propose une synthèse qui fera date des travaux portant sur les modalités est les espaces de leur formation. Celle-ci n’échappe pour autant que rarement (voir jamais ?) à l’emprise du pouvoir politique. C’est le deuxième point majeur de la démonstration : l’opinion publique n’est pas un espace détaché des enjeux de pouvoir – elle leur est au contraire consubstantielle. On retrouve cette dimension instrumentale avec les imprimés du Moyen Âge, époque au cours de laquelle l’enjeu n’est pas de connaître l’état de l’opinion publique pour agir en fonction d’elle – il s’agit davantage de la construire pour se doter d’une forme de cohésion sociale et culturelle à l’échelle du peuple. Ainsi, le public admis dans les palais que pour mettre en scène la cohésion : « l’enjeu ne consistait pas à convaincre une foule des vertus du roi, incontestables puisque celui-ci est un élu de Dieu, mais à les lui montrer » (p. 56). Cette dimension cohésive ne s’est pas démentie par la suite : « pendant deux ou trois siècles, les imprimés de toutes sortes ont principalement servi à diffuser des apologies des rois et des attaques contre leurs rivaux européens. Encore dans la première moitié du XVIIIe siècle, beaucoup de gens de lettres pensaient que cette capricieuse « reine du monde », pour reprendre une expression que l’on trouve dans les Pensées de Pascal, devait être canalisée, encadrée, autrement dit formée d’en haut en faveur du prince » (p. 56). On retrouve ce côté contre-histoire de la démocratie puisque cette sous-partie rappelle qu’au Moyen Âge, le vote comme l’opinion publique n’étaient pas utilisés au sens où on l’entend actuellement – l’objectif était bien davantage de former durablement une cohésion sociale dont l’opinion publique devait être le reflet principal. Loin d’être seulement le reflet de ce que pense ou désire la population et de ce que cela pourrait susciter en vue d’un débat démocratique ouvert et pluraliste, l’opinion publique est à travers l’histoire – et malgré des formes variées – un outil mobilisé par le pouvoir pour affirmer son assise populaire et sociale (voire à certaines périodes pour éviter les dissensions susceptibles d’émerger – mise en scène d’une forme de cohésion).

Une rupture en apparence majeure intervient au tournant du XVIIIe siècle avec l’apparition des « masses » : de plus en plus instruits et politisés, bientôt appelés à participer activement et régulièrement à la vie politique, les citoyens susceptibles d’exprimer une opinion sont de plus en plus nombreux et connectés. De cette politisation des masses découle une conséquence majeure sur la place de l’opinion publique dans le débat : à partir des années 1880, la tentative politique et intellectuelle qui avait consisté à dissocier d’un côté une opinion publique caractérisée par la raison appartenant aux seules élites, et de l’autre une masse inculte et éventuellement violente fait long feu. L’extension croissante du droit de vote, des libertés fondamentales ou encore du droit à manifester contribuent progressivement à ce que Patrick Champagne dans son ouvrage “Faire l’opinion” appelle une « affirmation physique d’une opinion » qui contribue à la transformer « en idée-force, parce qu’elle exprime une détermination plus forte et un engagement physique plus intense que dans une pétition ou un vote » (Champagne, 1990, p. 62, cité par les auteurs). Une période nouvelle s’ouvre au cours de laquelle l’opinion s’exprime directement sans être tamisée par différents filtres liés à la qualité sociale ou à la structure institutionnelle. La contribution du peuple n’est plus crainte mais désirée, ce qui constitue une réelle nouveauté dans la généalogie des conceptions de l’opinion.

Mais la question du rapport au pouvoir ne disparaît pas pour autant pour des raisons qui finalement s’inscrivent dans la continuité de la démonstration historique menée tout au long du livre : si les opinions publiques dans leur diversité se sont toujours exprimées, cela doit se faire dans un cadre maîtrisé par le pouvoir. Ces deux composantes de la vie démocratie restent indissociables. Le cas du vote, qui à partir du XIXe siècle devient l’un des vecteurs majeurs de l’expression de l’opinion publique illustre la dimension pacificatrice à laquelle l’opinion publique reste cantonnée. Les auteurs rappellent qu’à partir de cette période, célébrer l’opinion reviendrait à « magnifier l’expression pacifique d’avis modérés dans un cadre institutionnel considéré comme intangible au détriment de sentiments plus diffus et d’interventions moins policées ». En somme, « le suffrage universel, la liberté de la presse, la liberté de se syndiquer, la tolérance de manifestations fortement encadrées ont été, les uns après les autres, conçus en partie comme des mesures d’ordre destinées à dépasser les désordres révolutionnaires et le temps des barricades » (p. 116). Désormais l’opinion est plus inclusive et massive mais elle a vocation à discipliner les comportements politiques. Célébrer l’opinion sert à consacrer – légitimer des rapports désormais considérés comme légitimes au politique : on s’exprime dans le calme et dans un cadre pacifié qui ne tolère plus les éruptions violentes et les comportements à vocation révolutionnaire.

Penser les échelles de l’opinion publique

Les apports de cet ouvrage sont donc nombreux et nul doute qu’il occupera dans les décennies à venir une place centrale dans le débat public et académique. Nous souhaitons pour finir tenter d’évoquer les quelques angles morts, inévitables quand on se lance dans un exercice d’une telle ampleur.

La question des échelles semblerait être une piste à explorer plus systématiquement : à l’époque où les idées circulent et l’action publique s’européanise, les opinions publiques suivent-elles un rythme similaire ? Si de nombreux travaux soulignent l’indifférence à l’égard par exemple de projets comme l’intégration européenne (référence), le lecteur peut malgré tout être dérouté par le peu d’attention porté à la dimension transnationale de cette opinion publique dont on pourrait imaginer qu’elle a désormais vocation à transgresser les frontières nationales dans les années à venir. Si l’on sait de longue date qu’il s’agit là d’un enjeu de lutte – tenter de limiter la portée internationaliste de certaines revendications pour faire perdurer le cadre national comme cadre dominant – il s’agit là d’un point de tension historique dont on aimerait là aussi avoir un aperçu dans sa version contemporaine : les opinions publiques ont-elles vocations à se fédérer, soit à devenir des entités transnationales échappant progressivement aux décideurs nationaux ? Si tel est le cas, sur quelle base ? Ou, à l’inverse, les opinions publiques ont-elles vocation à rester nationales et quels sont alors les obstacles au franchissement de ces frontières symboliques empêchant le regroupement de revendications à une échelle encore inédite ? À une échelle cette fois plus micro, il serait heureux là aussi de disposer de réflexions aussi stimulantes que celles proposées par l’ouvrage sur la façon dont se forme l’opinion publique, parfois à distance des arènes les plus légitimes du pouvoir politique et économique. C’est en effet en donnant à voir la façon dont les peuples s’organisent et transgressent les limites symboliques, politiques et sociales qui leur sont opposées, que la sociologie alimente un « utopisme réaliste » (Quijoux, 2023, p. 38) pour nos démocraties de demain et auquel cet ouvrage apporte une pierre de taille.