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Recherche Europe sociale désespérément

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Cet ouvrage est l’aboutissement de longues recherches menées par Philippe Pochet sur les politiques sociales européennes entreprises à la fin des années 1990. Reprenant les étapes de la construction européenne ainsi que les différentes politiques sociales menées depuis la création de la Communauté économique européenne, l’auteur s’attelle à la tâche complexe de définir « l’Europe sociale » en présentant les politiques menées dans ce domaine malgré des contraintes structurelles fortes.


L’Europe sociale existe-t-elle réellement ? La question est légitime. Si les réalisations de la Communauté économique européenne (CEE) et de l’Union européenne (UE) en matière économique et monétaire impactent quotidiennement des millions de citoyens européens (libre circulation, marché unique et monnaie commune), les avancées sociales et sociétales n’ont pas été aussi importantes. Si bien qu’il est aujourd’hui difficile de citer des exemples majeurs d’intégration européenne par les politiques sociales. Philippe Pochet est directeur de l’institut syndical européen et professeur à l’Université Catholique de Louvain. Spécialiste des politiques sociales européennes, notamment à travers les problématiques de dialogue social européen, il propose une analyse diachronique de l’évolution des politiques sociales menées par la CEE puis par l’UE. L’auteur insiste dès le début sur le fait que la notion d’« Europe Sociale » n’est ni un oxymore, ni une notion figée mais bien un « projet en dynamique » (p. 11) qui évolue en fonction de l’époque, des acteurs et des politiques menées.

L’Union européenne et les États membres : une relation étroite en matière sociale

La politique sociale n’est pas une compétence exclusive de l’UE. Même si les principes de subsidiarité et de proportionnalité s’appliquent en matière sociale, l’auteur met en lumière les interactions réciproques qui existent entre l’UE et les États membres.

Une approche « Top Down »

L’UE influence de manière significative les États membres dans l’élaboration de leurs politiques sociales. Toutefois, Philippe Pochet précise « [qu’]il ne faut pas considérer que l’influence d’une décision européenne se traduit nécessairement par l’adoption d’une politique similaire au niveau national » (p. 225). En effet, l’UE va exercer des pressions de différentes natures qui vont donner « lieu à une réinterprétation et une réacclimatation par les acteurs et institutions nationales ». Cette influence européenne à l’échelle nationale passe par différentes formes de pressions qui peuvent être contraignantes mais aussi indirectes et non contraignantes. 

L’impact de l’UE sur les États membres emprunte également par des canaux d’influence. L'auteur précise que « chacun de ces canaux à ses propres propriétés caractéristiques susceptibles d’affecter l’arène nationale d’une manière différente » (p. 230). À ce titre, la soft law est l’un de ces canaux. En effet, en matière sociale, « le droit européen plus généralement énonce essentiellement dans le domaine social des grands principes, des objectifs et des minima »1. Ainsi, les dispositions sociales qui figurent à l’article 117 du Traité de Rome ne créent pas d’obligation juridique. Mais cela ne signifie pas que les États membres restent indifférents au social puisque la soft law peut s’avérer plus efficace que la hard law. En effet, les États membres vont plus facilement se mettre en conformité avec la soft law, qui leur laisse une marge de manœuvre plus importante que le droit dur.

Enfin, l’auteur démontre que les États membres ne sont pas prêts à laisser toute l’initiative à la Commission. Il illustre cet argument en prenant pour exemple le président François Hollande qui « a indiqué qu’il allait entreprendre une réforme des retraites, mais que ce n’était pas à la Commission de lui dicter les principes ni les détails de celle-ci » (p. 288). Par conséquent, « la Commission propose un échange plus soft où les reformes sont essentiellement décidées au niveau national et reçoivent un soutien technique ou financier de la part de l’UE » (p. 301). Toutefois, la Commission conserve sa capacité d’impulsion mais également de blocage.

Une approche « bottom up »

Cet ouvrage met également en exergue l’influence des États membres sur l’UE. En effet, l’auteur souligne la place importante occupée par les États membres au sein des institutions européennes, qui leur permet d’influencer l’Union en matière sociale. Mais il est regrettable que l’auteur ne s’attarde pas vraiment sur la place des États membres au sein du Conseil européen, une institution qui permet pourtant la rencontre des vingt-sept États membres lors des sommets, afin de définir les grandes directions politiques et les priorités de l’UE. Par conséquent, les États membres contribuent, à travers le Conseil, à la gouvernance européenne en matière sociale en définissant les politiques et les orientations. Ainsi, lors du Conseil européen de Lisbonne les 23 et 24 mars 2000 les États membres se sont alignés pour « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable dune croissance économique durable accompagnée dune amélioration quantitative et qualitative de lemploi et dune plus grande cohésion sociale »2.

Enfin, Philippe Pochet indique que les politiques sociales européennes sont dépendantes des gouvernements et de leur bord politique. Que ce soit au Conseil européen, à la Commission européenne ou au Parlement européen, on observe des tendances différentes en fonction des orientations politiques des dirigeants. L’auteur précise qu’on peut déceler chez les États membres « une triple dynamique » (p. 18) et l’une de ces dynamiques est constituée par les « préférences politiques et alliances du moment (gouvernement de gauche ou de droite) ». De ce fait, la dimension sociale des traités, règlements, directives, va être plus ou moins importante selon les intérêts défendus par les États membres. L’auteur essaye donc de mettre en évidence ce rapport de force entre la gauche et la droite, « une grande partie des textes de la nouvelle gouvernance doivent avoir un vote favorable au Parlement européen […] Cette faiblesse de la gauche au Parlement européen à un moment crucial de l’élaboration de la nouvelle gouvernance économique ne permet que de modifier à la marge celle-ci ». Cela permet de démontrer encore une fois que l’influence en matière de politiques sociales n’est pas unilatérale, mais que « lUE et le niveau national interagissent dune manière complexe qui rend difficile de considérer les politiques de niveau européen comme des variables indépendantes » (p. 237). Par ailleurs, on peut remarquer que la frontière entre la politique et le droit est poreuse. La production normative européenne en matière sociale est le résultat des votes des gouvernements qui se positionnent à gauche ou à droite de l’échiquier politique. De plus, l’absence de droit dur en matière sociale alors même qu’une ligne fine délimite la politique du droit, semble être quelques fois un handicap. Si, à la création de l’UE, la volonté était une intégration économique, aujourd’hui l’objectif est également d’assurer une intégration sociale afin de répondre aux besoins et ce qui ne peut se faire uniquement en espérant que la gauche soit majoritaire au sein des institutions pour voter favorablement une législation européenne en matière sociale.

Les instruments de la politique sociale européenne

Au fil des pages, Philippe Pochet se penche sur les instruments utilisés dans la construction des politiques sociales européennes et dresse un tableau historique de l’évolution des modes de gouvernance. Il l'illustre par ce qu’il présente comme les « politiques phares des années 1970 » (p. 89) que sont la politique de santé-sécurité au travail et celle de l’égalité homme-femme. À travers cette description diachronique, le politologue fait apparaître en creux un point de rupture entre un « âge d’or » (p. 90) de la directive et une période d’affaiblissement de l’instrument législatif, laissant ainsi place à une gouvernance plus souple.

L’assouplissement de la gouvernance sociale européenne au tournant du nouveau millénaire

L’auteur commence par rappeler que l’âge d’or de la législation en matière sociale a lieu entre 1970 et 1996, avec notamment une vingtaine de directives adoptées en matière de santé-sécurité au travail. Il décrit ensuite un nouveau tournant, dans les années 2000 (et dès la fin des années 1980 pour la politique d’égalité entre hommes et femmes), avec une stagnation puis un déclin progressif de la législation en matière sociale. Si cela ne signe pas la disparition des politiques sociales européennes, on voit toutefois apparaître une nouvelle forme de gouvernance plus souple dans ce domaine. Philippe Pochet insiste notamment sur la méthode ouverte de coordination (MOC), qu’il définit comme « une nouvelle forme de gouvernance européenne sociale visant à amener à une convergence des politiques nationales par l’apprentissage et l’échange de bonnes pratiques plutôt que par la législation et l’harmonisation » (p. 187). Il évoque également la position de la Commission, qui n’hésite pas à encourager le recours à la soft law pour « viser une convergence plutôt qu’une harmonisation » (p. 130). L’auteur montre ainsi les limites d’une approche « purement législative » (p. 89) en matière sociale.

Toutefois, malgré une excellente description de la manière dont les institutions européennes, les États membres et la société civile ont contribué, dans un sens ou un autre, à la construction et à la définition de la politique sociale de l’UE, on peut regretter le fait que l’auteur n’ait pas approfondi les raisons qui ont mené à l’assouplissement de la gouvernance européenne en matière sociale. Il aurait été intéressant d’expliciter davantage les dynamiques qui ont fait évoluer la nature de ces instruments. L’auteur aborde très peu les contraintes liées au champ social, telles que la primauté des États membres et le principe de subsidiarité, ou encore le manque de fondements juridiques en la matière, qui réduit d’autant plus la marge de manœuvre de l’UE.

Quid de l'autonomie de la matière sociale ?

Plus que la question des causes de cet assouplissement, l’enjeu qui ressort du passage d’une gouvernance basée sur le droit « dur » à une gouvernance plus souple, est celui de l’autonomie de la matière sociale. A-t-on une réelle autonomie du domaine social par rapport au domaine économique ou voit-on au contraire le sujet social comme le pendant de la matière économique ? Autrement dit : Le social est-il abordé comme un sujet à part entière ou est-il uniquement traité à travers le prisme des politiques économiques ?

La réponse à cette question semble varier suivant la nature des instruments utilisés pour traiter des enjeux sociaux à l’échelle de l’UE. Ainsi, si l’adoption de directives ou autres textes législatifs permet de donner une certaine autonomie à la matière sociale, le recours au droit souple semble l’en priver définitivement. Les instruments de soft law n’étant pas, en principe, contraignants, ils ne peuvent avoir un réel effet sur les États membres que par le prisme des politiques économiques. Si l’on prend l’exemple de la MOC, on constate, comme le montre C. Radaelli3, qu’en matière économique, elle est construite autour du processus de convergence budgétaire mis en place par le Traité de Maastricht. Ainsi, il existe des mécanismes de surveillance et de contrôle permettant de sanctionner les États qui cultivent un déficit excessif, encourageant au respect des dispositions posées par la MOC. Celle-ci n’a donc réellement d’effet sur les États membres en matière sociale, que lorsque la question abordée est liée à la matière économique. Ainsi, en matière d’emploi par exemple, ces instruments n’auront d’influence que dans les aspects économiques et non dans les aspects purement sociaux. On peut reprocher à Philippe Pochet de ne pas avoir développé cette idée de l’autonomie de la matière sociale à l’échelle communautaire, qui est pourtant essentielle.

Un intérêt particulier pour le dialogue social sectoriel

Philippe Pochet insiste particulièrement sur le dialogue social, un instrument souple dont il a pu acquérir, par sa fonction de directeur de l’institut syndical européen, une certaine maîtrise. Développé à la fin des années 1980, cet instrument est présenté par l’auteur comme « l’innovation la plus importante » (p. 141) en matière sociale. Il distingue deux types de dialogue social : l’interprofessionnel et le sectoriel. Toutefois, le premier s'étant soldé, selon lui, par un échec, il accorde un intérêt plus particulier au second, qu'il voit comme une « grande découverte » (p. 185), notamment du fait des différents types de pratiques qui existent d’un secteur à l’autre et de la place qui est donnée à l’expérimentation. Par ailleurs, l’auteur insiste sur le fait que le dialogue social sectoriel constitue aujourd’hui, et depuis un certain temps, la source d’une « part non négligeable du droit européen » (p. 172). On sent ainsi dans les mots de Philippe Pochet une foi en cet outil permettant aux partenaires sociaux d’investir le champ normatif en contribuant par le biais des comités de dialogue social sectoriel, à l’édiction des règles en matière sociale.

Quel avenir pour l’Europe social ?

La lecture de l’ouvrage de Philippe Pochet fait écho aux défis et crises auxquels l’UE fait actuellement face.

L’Europe sociale post-Brexit

En premier lieu l’UE est confrontée à ce que Philippe Pochet appelle « une crise de projet et d’identité collective » (p. 12), dont la sortie du Royaume-Uni de l’Union et la montée des parties populistes et eurosceptiques ne sont que les conséquences. L’auteur analyse le Brexit comme « un vote de rejet de l’Europe non sociale et des règles de libre circulation jugée trop laxiste. » (p. 77). Il souligne néanmoins que le retrait britannique « ne semble pas conduire vers d’autres demandes de retrait » et que celui-ci a eu pour conséquence de relancer « un débat ouvert sur le futur de l’Europe » (p. 11). 

Suite au Brexit, il est opportun de se demander si cet évènement a entraîné, au niveau de l’Union, des changements en termes de politiques ou d’objectifs sociaux. La sortie officielle du Royaume-Uni a été précédée par la nomination d’Ursula von der Leyen à la tête de la Commission européenne. Pour sa mandature 2019-2024, la Commission s’est fixé six objectifs dont celui de favoriser « une économie au service des personnes ». Par cet objectif, la Commission entend promouvoir « une Europe plus ambitieuse en matière d’équité sociale et de prospérité4 » et développe l’idée que l’Europe bénéficie d’un « modèle européen unique d’économie social de marché » où la croissance et la création de richesses permettent de lutter contre la pauvreté et les inégalités sociales. Rien de nouveau par rapport à la vision du rôle de l’Union dans les politiques sociales. En revanche, la « nouveauté » vient du sous-objectif intitulé « Le socle Européen des droits sociaux ». Cette démarche rappelle celle de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, présentée par la Commission Delors et adoptée en 1989. Philippe Pochet décrit cette Charte des droits comme marquant à l’époque une rupture, puisque ne visant plus l’amélioration globale des droits des travailleurs « mais l’établissement d’un socle minimum impératif pour tous » (p. 62) avec comme objectif sous-jacent de lutter contre le dumping social et la concurrence déloyale.

Si, sur le papier, « le socle Européen des droits sociaux » ressemble fortement à la Charte des droits sociaux, la Présidente von der Leyen propose en réalité une série de mesures inédites. On peut citer entre autres la volonté d’instaurer un « salaire minimum équitable » permettant aux travailleurs de vivre de manière décente ou encore de créer un « système européen de réassurance des prestations de chômage » destiné à protéger directement les citoyens européens contre le chômage et alléger la charge sur les finances publiques nationales. Ces objectifs à dimension sociale ont pour visée de mettre le citoyen au cœur des politiques européennes afin d’agir positivement et de façon concrète sur sa situation personnelle. S’ils sont suivis d’actions concrètes, ces objectifs pourraient représenter une nouvelle étape majeure dans la conduite des politiques sociales européennes.

 La crise sanitaire, une aubaine pour l’Europe social ?

Face à la pandémie de la Covid-19, l’UE s’est montrée impuissante et n’a pas apporté de réponse globale immédiate. L’UE ne disposant que d’une compétence d’appui en matière de protection de la santé humaine5, la crise a principalement été gérée au niveau des États membres. Au même titre que le Brexit, la crise sanitaire a alimenté le débat sur l’avenir de l’Europe et particulièrement sur sa capacité à protéger les citoyens face aux risques sociaux.

Lors de son discours sur l’état de l’Union du 16 septembre 2020, Ursula von der Leyen a appelé à « examiner la question des compétences [de l’Union] en matière de santé6 » et à préciser que « notre union est là pour protéger chacun d’entre nous ». Ce discours a aussi été l’occasion pour la Présidente de la Commission de présenter le plan de relance Européen, nommée NextGenerationEU, doté d’une enveloppe de 750 milliards d’euros et censé apporter une réponse européenne à la crise sanitaire. Par ce plan de relance, la Commission compte mettre en action son objectif « une économie au service des personnes », notamment à travers la mise en place du programme SURE. Ce programme a pour but d’aider seize États membres à financer des dispositifs de chômage partiels. Ursula von der Leyen a également annoncé que la Commission présenterait une proposition législative « en vue d’aider les États membres à mettre en place un cadre pour les salaires minimums ».

NextGenerationEU rentre également dans le cadre d’une autre des six priorités que la Commission s’est fixée, celle du « Green Deal européen » et de la neutralité carbone d’ici 2050. Ainsi, 37 % du plan de relance « seront consacrés directement aux objectifs de notre pacte vert pour l’Europe ». La visée plus large étant de transformer l’économie afin de la rendre plus verte et encourager la création d’emplois participant à la transition écologique.

L’ouvrage de Philippe Pochet a aussi une résonance particulière. Dans le dernier chapitre, l’auteur marque une rupture dans son analyse historique et s’interroge sur le futur des politiques sociales européennes. Pour ce dernier, les politiques sociales sont indissociables des enjeux environnementaux dans la mesure où « les impacts du changement climatique et de soutenabilité doivent être pensés d’abord comme des enjeux sociaux » (p. 305). L’auteur précise en argumentant que « le dérèglement climatique est [...] un problème systémique » (p. 307) qui force à repenser notre modèle de croissance mais également nos rapports sociaux. Philippe Pochet plaide ainsi pour une « croissance verte » (p. 314), qui serait source de création d’emploi liée à des « demandes nouvelles » (p. 314) d’une économie à faible émission de carbone. La vision de l’auteur se rapproche fortement des objectifs de NextGenerationEU. De plus, un parallèle peut être fait entre le plan de relance de la Commission von der Leyen et les politiques de relances menées à la suite de la crise de 2008. Si Philippe Pochet souligne que l’approche environnementale a été délaissée à partir de 2010 « après [une] tentative avortée de relance par un capitalisme vert » (p. 308), cette dimension est désormais un des éléments centraux du plan de relance post Covid-19.

A.E ; L. I & A. M

 

Notes de bas de page

  • 1 BOURDION Joël et COLLIN Yvon., La coordination des politiques économiques en Europe (Tome II) : surmonter le désordre économique en Europe. Rapport du 8 avril 2009 rédigé au nom de la délégation du Sénat pour la planification, portant le n°342 (2008-2009).

  • 2 Conseil européen Lisbonne, 23 et 24 mars 2000, conclusions de la présidence.

  • 3 Claudio M. Radaelli, The Europeanization of Public Policy, 2003

  • 4 Von der Leyen. U, Mon programme pour l’Europe, 2019

  • 5 Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne du 13 décembre 2007

  • 6 Discours sur l’état de l’Union du 16 septembre 2020