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Un manifeste démocrate ancré dans l'histoire occidental

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Après Mathematikos, Antoine Houlou-Garcia poursuit un travail de vulgarisation scientifique cette fois appliquée aux concepts et débats agitant la science politique, avec un livre publié dans le contexte de la campagne présidentielle française de 2022. À partir de sept idées reçues sur la politique, choisies après une enquête sur les réseaux sociaux et nourries par l’activité d’enseignement de l’auteur, l’objectif affiché du livre est de nourrir le lecteur sans clore le débat : « avec ce livre, mon but n’est pas d’apporter des réponses mais de clarifier les questions pour que les lectrices et les lecteurs puissent ensuite se forger leur propre opinion ». L’auteur réussit largement son pari avec un livre enthousiasmant au style dynamique qui regorge d’idées, d’exemples et de personnages venant éclairer de multiples manières les problématiques à la fois classiques et très actuelles de la vie démocratique.

Animer un débat contradictoire vivant, à travers le temps et l’espace

Valoriser la contradiction, essence de la politique, dans un style dynamique

Le choix de l’auteur est de partir d’énoncés volontairement péremptoires, de ceux que l’on entend au café du commerce, en repas de famille ou sur les réseaux sociaux. « Y’en a marre de payer pour les autres ! », « Tout le monde ne devrait pas avoir le droit de voter ! », « Les élus ne représentent plus personne ! », « il faut moins de paroles et plus d’action ! » sont autant de titres de chapitres permettant d’explorer les principes et controverses autour de l’organisation des impôts, de la nature et fonction du « peuple », des diverses formes de représentation politique, ou de la régulation des débats et du rôle de la minorité en démocratie. Mais l’idée n’est pas de faire un dictionnaire des idées reçues à la manière de Flaubert, pour les critiquer ou s’en moquer. L’ambition est de faire de ces préjugés communs le point de départ d’une exploration historique et conceptuelle mettant en scène les contradictions et conflits traversant la théorie et la pratique démocratique. L’auteur rappelle que la contradiction est l’essence même de la politique : contrairement aux mathématiques par exemple, qui visent à prouver des énoncés (et on ne peut pas prouver tout et son contraire), les conflits permanents sont inhérents à la politique, qui est une tentative sans cesse renouvelée de les transformer en compromis acceptables pour vivre pacifiquement dans une société plurielle. C’est pourquoi l’idée du livre est bien d’ouvrir la boîte de Pandore de chaque notion présentée, à travers un voyage dans le temps et l’espace permettant de faire état des débats sur une question donnée, plutôt que de proposer une synthèse plus lisse des notions abordées, à la manière d’un manuel classique. Sur la question des impôts par exemple (chapitre 6), l’auteur met en scène cette contradiction en évoquant tour à tour, en quelques pages, les complications politiques liées aux liturgies antiques (formes de contributions volontaires des plus riches en Grèce antique, ancêtre du mécénat) aux débats sur les mérites et problèmes de l’impôt sur le revenu ou de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), en passant par les critiques libertariennes d’un impôt considéré comme injuste, et par une conception de l’impôt adossée à l’idéal méritocratique de Locke, idéal lui-même remis en question après les travaux de Bourdieu sur la reproduction… Le tour de force de l’ouvrage à mon sens est de parvenir à véritablement donner vie à ces débats, dans un style très dynamique, grâce à l’usage judicieux des citations, et par l’aller-retour permanent entre les débats historiques et contemporains. Dans le chapitre 2 sur le peuple (« tout le monde ne devrait pas avoir le droit de voter »), c’est comme si l’on commençait attablés avec Thersite, Cicéron, Richelieu, Lénine, mais aussi Jason Brennan ou Bryan Caplan partageant ensemble leurs réflexions sur les limites de la capacité du peuple à parler pertinemment de politique et à décider des affaires publiques de la cité, sous le regard désapprobateur de Lincoln et sa phrase célèbre du « gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple » ; interviendraient alors Aristote, Jefferson ou Machiavel pour argumenter en faveur du jugement du peuple, moins corruptible qu’un Prince, et riche d’une diversité qui est aussi le gage d’une décision plus riche, par la délibération politique, tout comme un banquet partagé est souvent plus agréable et foisonnant qu’un repas cuisiné par un seul homme, fut-il un excellent cuisinier. Enfin Dewey et d’autres nous rappelleraient que la démocratie se meurt si ces procédures sont désertées, et que les citoyens se doivent d’être impliqués dans la vie politique, informés, pour activer les vertus du peuple démocratique. Dans le chapitre 4 (« il faut moins de paroles et plus d’action »), le contraste est saisissant entre les prises de paroles politiques de tout temps fustigeant régulièrement le « bavardage incessant des démocraties » et plaidant pour une action publique plus efficace, quitte à diminuer s’il le faut le pouvoir de la minorité, et le coup de projecteur sur les discussions au sein de l’assemblée grecque, en 427, sur le sort des Mytiléniens après la capitulation de la ville : c’est ici grâce au pouvoir d’expression de la minorité que le débat a pu dépasser la décision initiale de massacrer cette population, en permettant de remettre le sujet sur le tapis le lendemain d’une décision hâtive guidée par la vengeance.

Un dialogue permanent entre histoire des idées et actualité quotidienne

Non seulement l’auteur nous propose un dialogue vif entre intellectuels d’ici et d’ailleurs, à travers l’histoire, mais il lie aussi les grands concepts et débats historiques à des questionnements actuels, dans la politique contemporaine comme dans notre quotidien. Dans le chapitre 6 sur l’impôt, il fait dialoguer l’idéal de ­Rousseau concernant le principe des corvées (les corvées, qui sont des tâches concrètes collectives, seraient plus enrichissantes moralement pour l’individu, et permettraient de cimenter la société, plutôt que de payer un impôt pour ne pas s’en occuper), avec notre tendance commune à énoncer ce genre de principes (« il faudrait que tout le monde contribue au nettoyage des plages », p. 189) mais à souvent préférer payer plutôt que de le faire, en gardant notre temps libre pour des activités personnelles. Dans le chapitre 2, les débats intellectuels historiques sur les limites et vertus du peuple sont ponctués de références très actuelles et quotidiennes à Donald Trump ou aux comités d’usagers de services publics, qui sont comparés aux systèmes d’assemblées pluralistes de quartier dans le contexte de la Grèce antique. Dans le chapitre 3 sur le rôle de l’expertise en politique, l’auteur lie en quelques pages les questionnements récents sur le rôle des cabinets de conseil dans la politique actuelle (par exemple le rôle des experts dans la gestion de la pandémie de Covid-19), ou encore l’émergence des lanceurs d’alertes dans un contexte de défiance envers la science, alimentée par le manque de transparence et plusieurs épisodes dramatiques (affaire du sang contaminé, Médiator…), avec des exemples puisés dans l’histoire : les Académies royales des sciences qui ont de tout temps conseillé les monarques ; la parabole de Saint-Simon proposant une organisation scientifique de la société entendant supprimer les problèmes politiques ; Athènes, où les expertises les plus délicates étaient confiées à des esclaves pour séparer strictement les rôles ; ou encore les conséquences absurdes et parfois dramatiques de la logique planificatrice pendant la période soviétique.

Des faits et anecdotes précises et savoureuses

Ce manuel est aussi une recension de faits et d’anecdotes historiques précises et éclairantes, qui sont a tout moment convoquées pour illustrer les débats présentés. Dans le premier chapitre, l’auteur introduit le débat sur la représentation politique l’exemple de la lutte des représentants des colonies anglaises dans les années 1750-1760, contre un nouvel impôt jugé injuste car ne s’appliquant qu’aux colonies américaines, et non à l’Angleterre. Il rappelle les slogans de James Otis, avocat porte-parole des colonies anglaises (« la taxation sans représentation est une tyrannie »), mais aussi les commentaires étonnés au parlement britannique, par la voix de Soame Jenyns, élu d’un célèbre rotten borough (« bourgs de poches », des circonscriptions qui se sont dépeuplés mais qui gardent une représentation liée à leur ancien nombre d’électeurs, favorisant la corruption et les arrangements pour choisir un représentant à la chambre des communes) : « [Les colons américains] sont-ils seulement des Anglais lorsqu’ils sollicitent une protection, mais pas des Anglais lorsqu’il faut payer un impôt pour permettre à ce pays de les protéger » ?, p. 18). Ces échanges précis et vivants donnent accès aux détails des débats de l’époque, et évitent le lissage d’une histoire racontée a posteriori, de façon linéaire. Un peu plus loin dans le chapitre, les critères permettant de prétendre au tirage au sort pour les citoyens athéniens (s’inscrire sur une liste de volontaires, avoir plus de 30 ans, ne pas être connu pour des positions anti-démocratiques) et les modalités de reddition des comptes (phase lourde et obligatoire pour tout tiré au sort sortant, qui empêchait quasiment mécaniquement l’enchaînement des mandats dans le temps ; risque de payer une grosse amende en cas de non-respect des principes de bonne gestion) sont éclairantes pour comprendre et nourrir les enjeux actuels sur le regain d’intérêt pour les mini-publics tirés au sort ou la reddition de comptes de la part des élus en démocratie. Dans le chapitre 5 sur les lobbies, l’auteur raconte en détail la passionnante histoire du premier chantier du canal du Panama (1879-1889), archétype du lobbyisme moderne mêlant corruption, mensonge, infiltration, utilisation de la presse, production de fausses études scientifiques. Enfin, dans le dernier chapitre sur la place des femmes en politique, le récit des manifestations de femmes à Rome en 195 avant J-C et de la réaction typiquement misogyne du consul de l’époque (« Romains, si chacun de nous avait eu soin de conserver à l’égard de son épouse ses droits et sa dignité de mari, nous n’aurions pas affaire aujourd’hui à toutes les femmes », p. 206) est mis en relation avec les déclarations du même ordre de Donald Trump (« je pense que mettre une épouse au travail est très dangereux », p. 208), permettant de mesurer la persistance de ces discours, très concrètement, dans le débat politique et public à plus de 2 000 ans d’écart.

Ces exemples concrets, espacés dans le temps et l’espace, permettent de brosser efficacement les enjeux d’une notion, là encore avec un fil logique parfois incertain, mais une richesse remarquable d’exemples précis et éclairants une à une les facettes du problème traité. On sort de ces lectures comme après une belle discussion : si l’on n’a pas toujours suivi un fil très cohérent, on a l’œil qui pétille, car on sort nourri de la mise en scène de ces débats passionnants qui éclairent des situations contemporaines. L’auteur parvient en outre à ne pas présenter les débats historiques et conceptuels autour de ces notions comme un processus linéaire menant nécessairement aux termes actuels du débat, mais au contraire parvient à mettre en scène un dialogue constant et ouvert entre différentes conceptions qui éclairent chacune une facette enrichissant la compréhension d’une notion, dans un esprit « dialogique », permettant de penser ensemble des conceptions contradictoires, sans vouloir les dépasser dans une synthèse cohérente, pour reprendre le concept développé par Edgar Morin pour outiller une pensée complexe constamment en mouvement1. Si l’on veut aller plus loin (parce que les citations notamment donnent envie d’aller lire davantage les auteurs dans le texte), on peut en outre se référer aux nombreuses notes très documentées (trente pages de notes !) qui permettent à l’auteur de conserver un style léger et dynamique, sans sacrifier à la possibilité pour le lecteur de vérifier et d’approfondir son exploration intellectuelle.

Derrière le manuel, un manifeste démocrate ancré dans l’histoire occidentale

Un manuel politique centré sur la démocratie occidentale

L’auteur commence le septième et dernier chapitre sur la question de la place des femmes dans la politique, en prévenant d’emblée son lecteur d’un changement de tonalité : « l’objectivité est impossible, car ce chapitre prétend éclairer un déni. Mettre en lumière un déni, c’est déjà accorder une valeur à ce qui est nié ». S’il fait cette entorse à la tentative de neutralité à l’œuvre dans les chapitres précédents, c’est parce que l’auteur pense que la question des femmes en politique nécessite qu’on s’y arrête, pas seulement pour des raisons d’ordre féministes, mais aussi parce qu’ « il est nécessaire de se poser la question de la place des femmes dans la politique pour mieux penser la politique et, plus généralement, devenir de meilleurs citoyens ». Dans ce passage transparaît la volonté de l’auteur, au-delà de l’objectif de permettre au lecteur de se faire son propre jugement sur des idées politiques, d’améliorer, de renforcer la démocratie actuelle, de favoriser l’engagement citoyen pour nourrir une démocratie aujourd’hui en crise. On retrouve cet esprit dans certaines conclusions : dans le chapitre 3 sur le rôle des experts dans la politique (« il faut des experts à la tête de l’État »), il conclut par exemple : « l’expertise ne doit pas fermer les débats politiques mais les faire vivre en les éclairant ». Ce point de vue est bien ancré dans une conception ouverte du pouvoir démocratique, là ou d’autres pensent au contraire que l’expertise devrait clore les débats politiques stériles… Ou encore à la conclusion du chapitre 4 : « le bavardage démocratique est une perte de temps qui finit par en faire gagner, en bâtissant plus solidement l’édifice commun ». Là encore, ce point de vie s’oppose à d’autres qui n’hésitent pas à prôner la limitation des débats au nom de l’efficacité politique, comme l’auteur le rappelle lui-même plus tôt dans le chapitre. De même, la quatrième de couverture de l’ouvrage promet un éclairage pluriel des débats par des expériences, idées et personnages d’ « ici et ailleurs ». Il est à noter que l’auteur s’en est tenu à la culture occidentale de la politique, avec une place prépondérante donnée à la Grèce antique (présente dans l’ensemble des chapitres présentés), et aux auteurs, idées et expériences se rapportant à l’histoire européenne et nord-américaine. Dans la même idée, les types de régimes non démocratiques (monarchique, autocratique, aristocratique notamment) sont évoqués mais ne sont pas mis au même niveau que le régime démocratique qui demeure le cœur de l’ouvrage. Il est assez naturel et compréhensible pour un livre qui sort sur la politique en France en 2020 de s’ancrer dans le contexte démocratique, bien sûr. D’autant plus que si le titre du livre est « La politique », le sujet principal est bien la démocratie, ce qui explique la prépondérance des exemples et références européennes et nord-américaines sur la question. Mais au regard de l’ambition initiale défendue par l’auteur (proposer de la matière pour penser la politique, sans porter de jugement, pour que le lecteur puisse se forger sa propre opinion) il aurait pu être utile, dans une forme de « parrhésia » exemplaire, que l’auteur précise son ancrage résolument démocrate dans la présentation du livre.

L’activisme citoyen pour sauver la démocratie

L’auteur s’inscrit dans le contexte d’une crise de la démocratie, et entend proposer, à travers son exploration des débats et exemples historiques et actuels, des idées, expériences, ressources pour contribuer à un renouveau démocratique, à l’heure ou l’abstention, la désaffection et la défiance envers la politique ne cessent de grandir, menaçant le fonctionnement démocratique. Le chapitre 1 sur la représentation politique détaille ainsi plusieurs façons de tenter de « bien » représenter le peuple : du tirage au sort dont les modalités précises apparaissent déterminantes (critères pour avoir le droit d’être tiré au sort, modalités de reddition des comptes, proportion de citoyens tirés au sort par rapport à la population générale…) ; les différents types de scrutin avec leurs forces et faiblesses respectives (proportionnel, majoritaire, par préférences) ; ou encore les implications des mandats impératifs ou représentatifs. De même au chapitre 6, ou les différentes modalités possibles pour organiser l’impôt sont mises en dialogue, des corvées volontaires de Rousseau à la TVA moderne, en passant par les liturgies grecques ou le mécénat des grandes fortunes. Mais, au-delà de la présentation des mérites et limites factuelles de ces procédures, l’auteur insiste surtout sur le nécessaire activisme citoyen, pour faire vivre la démocratie et ces outils. Dans le chapitre 5 sur les lobbies, c’est « le rôle actif du citoyen face aux lobbies » qui est proposé pour contrecarrer leur trop grande influence. Au chapitre 2, face aux critiques et limites à la souveraineté du peuple, le problème est finalement « le peuple qui se tait », et l’auteur en appelle à son réveil politique pour sauver la démocratie. Dans le chapitre 3 sur les relations entre science et politique, le rôle des lanceurs d’alerte, et de façon générale la citoyenneté critique est à protéger et à encourager. À plusieurs reprises, notamment dans le chapitre 7 sur la question des femmes en politique, des exemples historiques d’actions collectives sont évoqués comme autant d’occasions ayant permis d’obtenir ou d’approfondir des droits ou pratiques démocratiques : la « marche des femmes » de 1789 ayant joué un rôle important dans la révolution française ; une manifestation de femmes romaines en 185 avant J.-C., demandant et obtenant de pouvoir porter à nouveau des bijoux dans l’espace public ; enfin, la « grève des femmes » le 24 octobre 1975 en Islande, qui conduisit à des changements radicaux dans le pays en matière d’égalité femmes-hommes. La question du changement politique, de l’action collective et des mouvements sociaux aurait peut-être mérité un chapitre entier, pour penser, au-delà des débats sur les modalités de la démocratie (l’impôt, le vote, le rôle de l’expertise…) et des appels somme toute assez généraux au réveil citoyen, la question de la possibilité d’un changement social, et les dynamiques de transformations, progressives ou soudaines, des rapports de force en démocratie. Cela aurait pu utilement contribuer une autre idée reçue entendue régulièrement dans le contexte actuel de fatigue démocratique, sur l’impuissance en démocratie, conduisant au fatalisme et la résignation, symptômes de la crise démocratique contemporaine.

Antoine Gonthier