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Humeurs décentralisées !

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Depuis 1982[1], la France a connu une suite ininterrompue de textes. Le dernier en date est la loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale (loi 3Ds)[2]. En 40 ans[3], l’impression persistante est celle de promesses sans cesse repoussées, d’un nouvel acte aussi inatteignable que l’horizon, d’un nouveau souffle qui est systématiquement trop court. Tout incite à croire que les espoirs sont déçus. Si les appels à faire toujours plus, toujours, mieux, ou faire différemment reviennent sans discontinuer, c’est que l’existant ne satisfait personne. Les collectivités, les citoyens, et même l’État attendent et recherchent des solutions alors que chaque nouveau texte ou chaque nouvel acte contribue surtout à mettre en évidence les insuffisances des réformes précédentes dans une espèce de course sans fin. Les acquis, pourtant réels, peinent à supplanter les aspects négatifs. En d’autres termes, l’organisation décentralisée ne s’extirpe pas d’une crise d’autant plus préoccupante qu’elle entraîne dans son sillage celle de la démocratie locale.


La crise de la décentralisation

Sans avoir l’ambition de brosser un panorama exhaustif des maux de la décentralisation, quelques éléments saillants intéressent particulièrement les élus et les praticiens de l’action publique. La frénésie législative traduit une fébrilité qui incite à penser que la décentralisation rime surtout avec insatisfactions. Le constat amer d’une organisation baroque est fait depuis longtemps. Rien n’a jamais changé en la matière. Aux strates traditionnelles des collectivités territoriales se sont ajoutées celles d’intercommunalités hétérogènes et incomprises par la population. La complexité est devenue un poncif difficile à démentir, puisqu’à l’intérieur d’une même catégorie, les sous-catégories se multiplient, comme en témoigne l’exemple des métropoles. Autre exemple, la réforme des régions était un échec prévisible1. Moins nombreuses, elles se sont éloignées des administrés sans atteindre les objectifs vantés. Le département, pour sa part, ressemble à un phœnix. Condamnée en 2015, la loi 3Ds le conforte2. Pour combien de temps ?

Dans un autre registre, des questions récurrentes demeurent sans réponses. L’empilement des strates explique, en grande partie, la confusion en matière de compétences. Dans l’incapacité de trouver des solutions rationnelles, l’État promeut d’autres voies3. La loi 3Ds concrétise des axes qui évoquent une publicité pour un avenir meilleur. Les mots sont flatteurs, ambitieux. La différentiation4 et l’expérimentation rassurent les adeptes de la décentralisation, tout en valorisant un État réformateur et moderne.

Formules prometteuses ou modes sans lendemain, le temps le dira. La prudence est de mise après l’échec de la subsidiarité introduite dans l’article 72 de la Constitution. En matière de décentralisation, les tendances varient. En tout état de cause, nos concitoyens auront besoin de beaucoup de perspicacité pour comprendre comment, dans un État unitaire, des normes différentes s’appliqueront ou pas. Cela ferait regretter la célèbre clause générale de compétence dont les soubresauts avant sa disparition ont accentué le sentiment que le tâtonnement est une méthode de gouvernement. Quant à la simplification maintes fois revendiquée, la loi 3Ds en est le parfait contre-exemple avec plus de 200 articles dont la rédaction est tout sauf fluide. Le Sénat, malgré de louables efforts, n’est pas totalement parvenu à l’améliorer. Texte technique par excellence, il illustre surtout le décalage entre les discours et les actes.

La décentralisation déçoit, elle inquiète aussi. La mise en concurrence des territoires est parfois évoquée, voire instrumentalisée par l’État. Celui-ci a-t-il réellement la volonté de décentraliser davantage ? En étant non seulement maître des compétences et des principes d’organisation, il conserve jalousement la main sur l’essentiel : les finances. La décentralisation ne peut pas rester une affaire de spécialistes dès lors que son fonctionnement et son évolution déterminent notre avenir. Pour beaucoup d’entre eux, les voies de l’autonomie sont impénétrables. Dès lors, il serait regrettable que nos concitoyens la regardent comme étant conçue par et pour des élus, ce qui ne ferait qu’aggraver la crise de la démocratie locale5.

La crise de la démocratie locale

Élection après élection la rupture entre les électeurs et les élus se confirme, voire s’aggrave. Certes, elle ne concerne pas uniquement les scrutins locaux. Pour autant, ceux-ci sont les premières victimes. Les Français croient-ils encore en la chose ? Ne doutent-ils pas de la capacité de leurs représentants à incarner le service de l’intérêt général pour privilégier des intérêts politiques supérieurs ? L’élu souffre d’une crise de confiance. Qui représente-t-il ? Au service de quoi œuvre-t-il ? Son avenir s’assombrit lorsqu’il s’interroge sur le sens même de la délibération. Les assemblées plénières locales n’auraient-elles pas tendance, comme le Parlement, à se transformer en chambre d’enregistrement ? Au nom d’une stabilité utile, les exécutifs sont assurés d’avoir une majorité confortable, voire écrasante. Les séances ne sont-elles pas principalement le prétexte à faire se jouer une pièce d’un théâtre démocratique dont le but pour certains serait d’attirer la lumière afin de montrer qu’ils existent ? À l’ère du numérique et de la participation promue au plus haut niveau de l’État, le lien entre l’élu et l’électeur a amorcé sa mue, sans certitude du résultat.

Leur moral n’est pas amélioré par un statut assez protecteur. Les progrès accomplis ces dernières années restent inachevés. Des questions aussi importantes que les indemnités ou la formation peinent à trouver des solutions satisfaisantes. Parallèlement, le droit se rigidifie. Les risques de prise illégale d’intérêts compliquent l’exercice des mandats sans que le législateur identifie la parade. À ce titre, l’article 1111-6 CGCT est un modèle de complexité et d’imprécision6.

Pour ne rien arranger, les règles sur le non-cumul des mandats produisent des effets négatifs. Le Sénat a bien tenté d’ouvrir des pistes de compromis7, alors que les contradictions paraissent quasiment insurmontables. La déconnexion entre les parlementaires et les élus locaux tout en étant regrettée par les principaux concernés, resterait défendue par les électeurs. L’appréciation de ces derniers serait obscurcie par une méconnaissance du droit applicable au cumul des indemnités plus que leur volonté de faciliter le renouvellement de la classe politique.

Sur tous ces sujets, le regard des élus peut aider à dissiper certains doutes, et à recadrer les pistes de réflexion en s’inscrivant dans un dialogue fécond entre la doctrine et les praticiens. Maintenons le secret espoir d’apporter un peu d’optimisme dans un ensemble assez sombre, pour démentir le Professeur Jean-Bernard Auby selon qui la décentralisation est un « désastre »8. Gageons que la lumière parvient à percer les nuages qui se sont amoncelés au-dessus des collectivités décentralisées !

de la notion de prise illégale d'intérêt. - M. Daniel Gremillet.

Notes de bas de page

  • 1 X. Latour, « La réforme territoriale ou la consécration de la région » in Annales de la Faculté de droit et de science politique de Nice 2014, L’Harmattan, 2015, p. 169.

  • 2 M.-C. Steckel-Assouère, « Loi 3DS : le retour de l'État départemental ? », AJCT 2022, p. 248 ; P. Mozol, « Le renforcement de l’action départementale et régionale à la lumière des réformes de la loi 3DS », JCPA 2022, 2105.

  • 3 J.-F. Brisson, « Les compétences des collectivités territoriales », RFDA 2022, p. 291.

  • 4 N. Ferreira, « La différenciation des compétences : réelle innovation ou mystification ? », AJCT 2022, p. 240 ; H. Pauliat, C. Deffigier, « La différenciation territoriale : quelle lisibilité pour une action publique à la carte ? », JCP A 2022, 2091.

  • 5 C.-A. Dubreuil, « La démocratie locale au défi du XXIe siècle », in Le droit administratif aux défis du XXIe siècle (dir. J.-M. Pontier et U. Ngampio), Institut francophone pour la Justice et la Démocratie, 2022, p. 115.

  • 6 S. Dyens, « La prévention des conflits d’intérêt après la loi 3DS », AJCT 2022, p. 253 ; Question écrite n° 28072, 26 mai 2022 - Application de l'évolution législative

  • 7 Proposition de loi du 27 juillet 2021, texte n° 804.

  • 8 J.-B. Auby, « La décentralisation 40 ans après : un désastre », in 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s), Épitoge-L’unité du droit, 2022, p. 299, ainsi que B. Faure, « L’échec de la décentralisation française : l’État, les élus et les règles », ibidem, p. 281.