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La décentralisation en 1981 ou le changement territorial par la loi

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Pour la campagne des élections présidentielles de 1981, le candidat François Mitterrand prit pour slogan principal « La force tranquille ». Parmi les premières principales mesures qui sont votées par la nouvelle Assemblée nationale dans laquelle le parti socialiste détient la majorité absolue, celle sur la décentralisation mérite-t-elle le qualificatif de « révolution tranquille » selon l’expression d’Éric Giuily, qui fut lui-même au cœur de la fabrication de la loi « Droits et liberté des communes, des départements et des régions »[1] ? Si celle-ci fait aujourd’hui bien sûr consensus, il faut rappeler qu’au moment des débats, elle fut vivement attaquée par toute une partie de l’opposition, et qu’au sein même de la majorité, certaines orientations de la loi firent débat.


 

Le changement par la loi

Le parti socialiste et la décentralisation

Au cours des élections législatives qui suivent l’élection de François Mitterrand, le nouveau Premier ministre Pierre Mauroy déclare à Nantes :

« Nous savons qu’il n’y a pas de changement possible si l’on ne détient pas le pouvoir d’État, mais nous disons qu’il ne peut y avoir de changement réel sans une autre répartition et un autre exercice des pouvoirs et des responsabilités dans l’État, les collectivités et les entreprises. C’est tout le sens du projet de décentralisation qui sera, sur le plan des institutions, la grande affaire de ce septennat »1.

Dès lors, le décor est planté : la réforme concernant la décentralisation sera rapide, importante et politique. Elle répond également à l’un des engagements pris par François Mitterrand lors de sa campagne puisque la décentralisation figurait parmi les 110 propositions du candidat socialiste. Dans la troisième partie « La liberté : des femmes et des hommes responsables », rubrique « des contre-pouvoirs organisés ; un État décentralisé », il était question du caractère jugé « prioritaire » de la décentralisation de l’État, en particulier par l’élection des Conseils régionaux au suffrage universel ainsi que l’exercice du pouvoir exécutif par le Président et son Bureau. Il s’agit là d’une innovation majeure dans la mesure où jusqu’alors, le Président du Conseil régional était élu par un collège de grands électeurs, conformément aux prescriptions de la loi sur les Établissements Publics Régionaux votée en 19722. De la même manière, il était fait mention de la suppression du pouvoir des préfets sur l’administration des collectivités locales ainsi que de la tutelle de l’État sur leurs décisions. Si ces mesures étaient de nature à bouleverser profondément l’organisation séculaire des pouvoirs locaux en France, elles ne furent toutefois pas au cœur des débats durant la campagne, ni du côté des candidats, ni du côté des électeurs.

La décentralisation avait pourtant fait l’objet d’une appropriation par le parti socialiste depuis sa création en 1971. Jusqu’alors, le jacobinisme imprimait fortement la doctrine de la SFIO et il en allait de même pour le parti communiste. Toutefois, l’évolution des mentalités durant les années 1970 a conduit le parti dirigé désormais par François Mitterrand à réviser sa doctrine afin de répondre aux nouvelles aspirations. Notamment celle du « vivre et travailler au pays » qui s’est développée dans le sillage de Mai 68. Cette conversion à l’idée décentralisatrice ne s’est toutefois pas faite sans réticence au PS comme en témoignera plus tard Pierre Mauroy3. Il faut également prendre en compte le fait que sur ces questions, le PS est en concurrence avec le Parti socialiste unifié qui, dès les années 1960, en a fait son cheval de bataille. C’est en 1966 que le parti alors dirigé par Michel Rocard publie un rapport intitulé « Décoloniser la province » dans lequel il est question de faire du développement et de l’aménagement des régions un élément essentiel des luttes des classes. Afin de donner une réelle représentation démocratique à l’idée régionale, il préconisait l’élection des futures assemblées régionales au suffrage universel. Composées pour moitié d’élus territoriaux et pour moitié de représentants des organisations professionnelles et sociales, elles auraient la capacité à élire leurs exécutifs. Il s’agissait donc d’entériner le passage de l’échelon régional au niveau politique mais aussi de favoriser la reconnaissance de la société civile dans les futures prises de décisions. Si les idées développées par le PSU ont donc pu servir d’aiguillon au nouveau parti socialiste, il est acquis que ce dernier a développé une pensée propre sur le sujet tout au long des années 1970. Parmi les idées qui sont avancées, figurent notamment la suppression des préfets de région et la réforme globale des finances locales. À l’aube des présidentielles de 1981, il n’en reste pas moins deux cultures politiques liées à la décentralisation. L’une met en avant la participation de la population afin d’en faire un véritable outil de transformation de la société. L’autre met davantage en avant le caractère politique en insistant sur la réforme des pouvoirs locaux et de l’action publique.

C’est Gaston Defferre, nouveau ministre de l’Intérieur et pour la circonstance chargé aussi de la décentralisation qui pilotera le projet de réforme et non Michel Rocard, ministre d’État lui aussi et qui s’est vu, lui, attribuer l’aménagement du territoire et le Plan. Ce qui est déjà en soi un premier indicateur de l’orientation qui sera donnée au futur projet de loi. Gaston Defferre est un grand notable de la politique. Il administre la troisième ville de France en habitants et il a également présidé le Conseil régional Provence-Alpes Côte d’azur depuis sa création. Il lui appartient désormais de mettre en œuvre la réforme en proposant un projet de loi à la nouvelle Assemblée nationale au sein de laquelle le parti socialiste détient la majorité absolue.

La préparation de la loi

Le principe est d’aller le plus rapidement possible. Le projet de loi sur la décentralisation sera ainsi le second présenté au Parlement après la traditionnelle loi d’amnistie générale. Dès le 2 juillet, le principe même du projet est arrêté en conseil interministériel. Le 15, une première présentation du projet de loi a lieu, c’est-à-dire à peine seulement trois semaines après la mise en place du second gouvernement Mauroy. Dans une interview au Monde le 10 juin, Gaston Defferre avait défini le cadre : « La nouveauté, la création, la politique originale, différente de tout ce qui a été fait en France dans le passé, ce sera la décentralisation ». Pour cela, c’est bien le registre institutionnel qui est retenu. Selon l’image fournie par Gaston Defferre, il s’agit de mettre dans un premier temps sur les rails la locomotive que constituera la première loi, puis viendront les wagons qui seront constitués par les autres lois qui s’étaleront de 1983 à 1986. L’ensemble formant le « train » de la décentralisation. Entre 1982 et 1986, trente-deux lois viendront ainsi compléter celle du 2 mars 1982. Notamment les lois des 7 janvier et 22 juillet 1983 relatives à la répartition des compétences entre l’État et les collectivités ainsi que celle du 26 janvier 1984 qui crée la fonction publique territoriale.

Pour aller vite, le ministre de l’Intérieur devra également s’affranchir de certaines contraintes. Si des responsables politiques avaient encore en mémoire la loi-cadre qui avait été préparée en 1956 sous l’autorité du même Gaston Defferre alors ministre de l’Outre-mer et qui avait en quelque sorte préparé la décolonisation pacifique de l’Afrique sub-saharienne, la présente loi aurait une perspective moins large et ne pourrait donc servir de cadre général à une nouvelle manière d’appréhender le pouvoir local, tant du point des élus que des citoyens eux-mêmes. Il lui faudra également surseoir à certaines propositions contenues dans le manifeste électoral du candidat François Mitterrand. Ainsi, la création d’un département basque ne verra pas le jour. De même, le projet de refonte générale du système des finances locales sera remis à plus tard. Mais cela ne remet pas en cause le principal objectif du nouveau gouvernement, à savoir faire des collectivités locales des acteurs politiques à part entière. Il s’agit là du cœur du projet qui sera soumis à la Représentation nationale. Pour Gaston Defferre qui s’adresse à cette dernière, il s’agit ni plus ni moins que de « donner le pouvoir aux élus ». L’article 1 du futur projet de loi pose le cadre : « Les communes, les départements et les régions s’administrent librement par des conseils élus »4. Les présidents des Conseils généraux et régionaux deviendront ainsi les véritables chefs de l’exécutif étant donné que la tutelle préfectorale ne s’exercera plus à leur endroit. Il en va de même pour les maires dont la marge de manœuvre était également limitée par le pouvoir préfectoral. Il s’agit là, à n’en pas douter d’une réelle rupture avec la manière dont fonctionnaient les institutions locales depuis la Troisième République. Pour ce qui est du contrôle de légalité, l’État contrôlera les actes des collectivités locales a posteriori, et non plus a priori, et ce, par l’intermédiaire du préfet, des tribunaux administratifs ainsi que des Chambres régionales des comptes qui seront créées pour la circonstance.

Le second grand volet du projet de loi concerne plus spécifiquement la reconnaissance pleine et entière de l’échelon régional. La régionalisation des politiques publiques est en fait devenue une réalité depuis le début des Trente glorieuses. Le projet de régionalisation proposé par le général de Gaulle en 1989, même s’il n’a pas abouti, ainsi que la loi votée en 1972 sur les Établissements Publics Régionaux ont aussi fortement contribué à enraciner l’idée de faire de la Région un acteur public reconnu. Contrairement pourtant à d’autres pays européens comme la Belgique ou l’Italie qui avaient opté soit pour un régime fédéral soit régionaliste durant les années 1970, la France avait quant à elle, en dépit des réformes adoptées durant le septennat giscardien, gardé un système essentiellement tourné autour de l’État central. La proposition contenue dans le projet de loi qui consiste à faire du Conseil régional une collectivité à part entière dont l’assemblée serait élue au suffrage universel constitue à n’en pas douter une vraie rupture avec l’ordre ancien. Pour asseoir leur autorité, les Conseils régionaux se verront doter de nouvelles compétences exercées jusqu’alors par l’État lui-même. C’est le cas de la gestion matérielle des lycées ; l’État s’engageant par ailleurs à une stricte compensation des charges qui pourraient résulter du transfert de compétences.

En raison de la volonté de l’exécutif de procéder à une sorte de blitzkrieg en matière de vote de la loi sur la décentralisation, certaines questions pourtant afférentes à l’esprit même de la réforme sont laissées de côté. C’est le cas en particulier du refus d’opérer une hiérarchisation des échelons territoriaux. Si la Région prend une place importante dans le projet de loi, il ne lui est toutefois pas reconnu un rôle prépondérant vis-à-vis des départements ainsi que des communes. Ce qui n’était pas le cas dans le texte de proposition de loi socialiste déposé devant le Bureau de l’Assemblée nationale en 1980 qui proposait que la Région possède un véritable pouvoir d’orientation5. Dans le cas présent, les trois niveaux d’administration de plein exercice sont placés sur le principe de l’égalité. Il existe à n’en pas douter, sur ce point, une divergence de taille au sommet de l’État. François Mitterrand a été pour sa part durant plusieurs décennies Président du Conseil général de la Nièvre. Pierre Mauroy est, quant à lui, très attaché au nouvel échelon régional et Gaston Defferre se détermine en grande partie par rapport à son expérience de maire d’une grande ville. Le gouvernement se garde également de remettre en cause les limites administratives des collectivités locales, qu’il s’agisse autant des communes, des départements que des régions. Celles-ci resteront au nombre fixé depuis 1958. En revanche, la loi sur la décentralisation sera à l’origine de la création d’un nouveau statut pour Paris ainsi que pour la Corse et certains territoires d’Outre-mer.

La possibilité de donner un nouvel élan à l’intercommunalité n’est guère non plus d’actualité.

Ces éléments, s’ils ont pu alors être interprétés par certains observateurs comme des formes de renoncements, n’altèrent toutefois pas la portée historique du projet de loi tel qu’il est présenté aux députés dès la fin du mois de juillet 1981. Le pouvoir exécutif tient en effet à faire de ce premier grand projet de loi le socle de son cycle réformateur. En ouverture des débats le 27 juillet 1981 à l’Assemblée nationale, le Premier ministre déclare : « la France va entreprendre la grande œuvre de régionalisation et de décentralisation qui enracinera l’unité de la République dans la diversité du peuple français »6. Quant au rapporteur général de la loi, le député socialiste du Val-d’Oise, Alain Richard, il s’agit ni plus ni moins de « définir une nouvelle façon d’exercer le pouvoir ».

Cette manière très politique d’envisager le débat va entraîner une très forte mobilisation de la nouvelle opposition à droite. Il s’agit certes d’acter un changement majeur, mais auquel tous les gouvernements avant 1981 avaient d’une manière ou d’une autre, contribué à le définir.

Une loi âprement débattue

La constitution transgressée

Si, rétrospectivement, la portée de la loi votée en 1982 invite au consensus, les débats qui ont eu lieu à l’époque, en particulier à l’Assemblée nationale, suggèrent une autre tonalité. Durant ceux-ci, pas moins de 5 000 amendements furent déposés par les députés de l’opposition. Des tentatives d’obstruction furent également tentées pour couper court à l’instruction du projet du gouvernement. De l’avis même d’Éric Giuily qui fut au cœur de la machine, d’abord comme conseiller du ministre de l’Intérieur puis comme directeur général des collectivités locales, le débat fut « très politique, polémique et même virulent »7. Ce fut l’occasion pour de nouveaux élus comme Jacques Toubon, Michel Noir, Philippe Séguin de faire ici leurs premières armes. Au Sénat, la droite, majoritaire, présentera un véritable contre-projet à celui du gouvernement sous la houlette de Michel Giraud, sénateur et maire du Perreux-sur-Marne.

Le gouvernement ayant voulu mettre en avant le cadrage politique de la réforme proposée, à savoir le bouleversement de l’organisation des pouvoirs territoriaux, c’est tout d’abord sur ce terrain que l’affrontement va d’abord avoir lieu. Pour l’ancien Premier ministre Michel Debré, député de La Réunion et qui avait été lui-même candidat à la présidentielle de 1981, il s’agit ni plus ni moins qu’une « transgression » de la Constitution dont il a été le maître d’œuvre en 1958. Il accuse le gouvernement de vouloir substituer un État fédéral à la conception unitaire de la République. Selon lui, le présent projet de loi présente « une incompatibilité de principes avec certaines règles institutionnelles » ajoute à ce sujet : « Une décentralisation conforme à la constitution maintient le principe de la supériorité de l’État sur les collectivités » 8.

D’autres gaullistes historiques se montrent en revanche plus mesurés. C’est le cas d’Olivier Guichard qui n’hésite pas à affirmer en préambule de son intervention au Palais Bourbon qu’il voit dans la mise en débat du projet de loi « une bonne nouvelle ». Ancien patron de la DATAR, ancien ministre de l’Équipement entre 1972 et 1974, il a acquis la conviction que l’équilibre des pouvoirs entre les collectivités locales et l’État devait être revu en profondeur. À cet effet, il avait remis en 1976 un rapport au chef de l’État dans lequel il préconisait de dépasser le stade de la déconcentration telle qu’elle avait été pratiquée depuis les années 1950 et qui se trouvait désormais dépassée. Pour le député-maire de La Baule, il n’existait en réalité que deux alternatives : « Ou bien elle se détruit elle-même en restant sans cesse sous le contrôle des administrations centrales, ou bien elle doit s’achever dans un mouvement de décentralisation »9. Cela ne l’empêche toutefois pas de se montrer extrêmement critique sur la manière dont le gouvernement appréhende la question de la décentralisation. De son point de vue, « Ce qui est en cause, ce sont l’unité de la République, l’unité des lois et la cohérence de l’administration »10. Il se montre aussi inquiet d’une politisation de l’administration locale eu égard aux nouveaux pouvoirs qui seront détenus par les élus locaux. Il faut maintenir une certaine distance entre l’autorité politique élue et le responsable de l’exécution, estime-t-il. D’autres points sont également prétextes à des affrontements parfois vifs entre la majorité et l’opposition. C’est le cas par exemple de la responsabilité judiciaire des élus au regard de leurs nouvelles responsabilités. Gaston Defferre avait en effet souhaité que le projet de loi comporte deux volets essentiels : d’une part, les libertés accordées aux collectivités locales, mais également en second point, la responsabilité qui devait nécessairement s’y rattacher. Or, pour Jacques Toubon par exemple, « on verra dans la rue Cambon défiler des charrettes d’élus locaux en attente d’être jugés par la Cour de discipline budgétaire »11. Quant aux députés de l’UDF, ils se montrent plus mesurés. Il est vrai que le camp giscardien était depuis longtemps, dans son ensemble, acquis au principe de la décentralisation.

Finalement, le projet du gouvernement est voté le 28 janvier 1982, juste avant la mise au vote d’une motion de censure. Au final, la nouvelle organisation territoriale se sera faite par la voie législative et ne remet pas en cause la Constitution. Il n’y a donc pas eu de changement du type d’État comme le souligne Thomas Frinault12. Dès le 19 mars, les préfets procédèrent à la remise de leurs pouvoirs départementaux aux présidents des Conseils généraux et il en fut de même une semaine plus tard à l’échelon régional. Ces passations de pouvoirs se firent alors que le parti socialiste et ses alliés enregistraient leurs premières défaites électorales post-1981 lors des élections cantonales des 14 et 21 mars, permettant ainsi à un certain nombre de leurs adversaires d’être les premiers à bénéficier de la nouvelle loi. On constatera d’ailleurs le même phénomène en 1986 lors des premières élections régionales au suffrage universel. Si la gauche en était à l’origine, elle en paiera pourtant le prix sur le plan électoral, ne parvenant au final à garder que deux régions sur les vingt-deux métropolitaines. À savoir le Limousin et le Nord-Pas-de-Calais, fief de l’ex-Premier ministre Pierre Mauroy. Mais au final, c’est bien l’esprit de la décentralisation qui était ainsi consacré : les présidents des Conseils régionaux et départementaux disposaient désormais des pouvoirs nécessaires pour conduire leurs projets et leurs actions. On peut toutefois s’interroger sur la place réservée au citoyen dans la nouvelle architecture institutionnelle. Comme l’écrira dès 1981 Bertrand Eveno qui avait été l’un des rapporteurs de la Commission Guichard, « Décentraliser n’est pas forcément démocratiser. Il n’est pas vrai qu’un pouvoir local et proche soit par nature plus démocratique qu’un pouvoir central anonyme et lointain »13.

« Le sacre des notables » 

Si le temps du préfet omnipotent est certes révolu, on peut toutefois s’interroger sur les réelles limites de la loi en matière de démocratie locale. En réalité, c’est la figure de l’élu local qui a été avant tout valorisée. L’opinion publique ne s’est d’ailleurs guère sentie concernée par les débats et à l’Assemblée nationale, la discussion a surtout porté, cumul des mandats oblige, sur les nouvelles prérogatives des élus, les maires en tout premier lieu14. Très peu d’échanges ont eu lieu concernant les modalités d’inclusion du citoyen aux débats. Comme le note Jacques Rondin dans Le sacre des notables, la nouvelle loi de décentralisation a été faite par des élus, pour des élus, et pour produire de grands élus. Ce mouvement n’a guère été contrebalancé par un possible contrôle citoyen sur les grandes décisions prises. La création par la loi de 1983 de la fonction publique territoriale instaurera un couple élu-technicien qui dès lors, organisera, animera l’action publique au plan local. Comme l’écrira Jacques Rondin en conclusion de son livre publié en 1985, « la démocratie locale est un terrain à bâtir »15. Pour Jean-Pierre Worms, député socialiste de Saône-et-Loire et rapporteur de plusieurs lois sur la décentralisation, la loi de 1982 « avait été portée par une volonté centrale forte et dans une logique qui faisait l’impasse sur toutes les dynamiques sociales issues du terrain ; lesquelles dynamiques sociales issues du terrain étaient à l’origine du mouvement culturel idéologique porteur des idées de décentralisation dans les années 1960-1970 »16. Pour reprendre la formule de Pierre Sadran, si la démocratie de délégation s’est trouvée confortée par la loi de décentralisation de 1982, il n’en va pas de même pour la démocratie de participation citoyenne17. Ce sera l’un des enjeux de la loi du 6 février 1992. Cette lacune semble d’ailleurs avoir fait l’objet de discussions au sein même de la majorité d’union de la gauche. Pour Anicet Le Pors, ministre communiste de la Fonction publique et des Réformes administratives de juin 1981 à juillet 1984, la dimension citoyenne du projet était indispensable. Dans un rapport de juin 1981, l’ancien sénateur des Hauts-de-Seine estime qu’une « large politique de décentralisation doit être mise en œuvre pour assurer l’autonomie des collectivités locales par le transfert de moyens importants de décision et de financement de l’État vers ces collectivités, afin de favoriser la participation des citoyens aux décisions qui les concernent »18.

Si le volet démocratie locale n’a donc pas été au cœur de la loi de 1982, il faut noter que le projet de loi porté par Gaston Defferre a pris soin de ne pas écarter les services de l’État de la nouvelle organisation territoriale. Si le transfert de pouvoirs était bien à l’ordre du jour, il s’agissait également de porter le débat sur l’efficience de l’action publique. Ce qui revenait aussi à poser la question des modes d’action auprès des territoires. Si la disparition de la tutelle préfectorale fut en effet interprétée comme un signe de « libération » à l’endroit des élus locaux, le ministre de l’Intérieur fit également adopter par le gouvernement des décrets visant à renforcer la déconcentration des services de l’État. C’est le cas notamment de celui faisant du préfet, dans chaque département, le patron de l’ensemble des services administratifs de l’État (à l’exception de ceux de l’éducation nationale). Pour le ministre de l’Intérieur, il s’agissait de « créer les conditions d’une décision locale rapide »19. Il s’agit d’appréhender dans un seul et même mouvement la décentralisation en faveur des élus et le redéploiement de l’action de l’État au plan local. C’est d’ailleurs cette double approche qui appréhendait tout à la fois le transfert du pouvoir aux élus et la prise en compte des mutations de l’action publique qui rendit, au final, imprescriptible la portée de la loi votée le 2 mars 1982.

Dix ans plus tard, en 1992, la loi ATR (Administration Territoriale de la République) rendra irréversible le processus engagé, affirmant dans l’article premier de la loi : « L’administration territoriale de la République est assurée par les collectivités territoriales et par les services déconcentrés de l’État »20. La fin d’un cycle avant que la loi de 2003 portée par le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin parachève le mouvement de « révolution tranquille » déclenché un peu plus de vingt ans plus tôt. Sur le plan constitutionnel, la France s’apprête désormais à être une République décentralisée.

T.T

Notes de bas de page

  • 1 Le Monde, 15 juin 1981.

  • 2 Thibault Tellier, « Les élus locaux et l’administration territoriale de l’État (1945-1981). De nouvelles perspectives pour l’action de l’État au niveau local », Pouvoirs locaux, n° 88, 2011, p. 62-68.

  • 3 Pierre Mauroy, préface à l’ouvrage d’Éric Giuily, Il y a 30 ans, op. cit.

  • 4 Journal officiel, Débats parlementaires, 28 janvier 1982, 1ère séance, p. 629.

  • 5 Pierre Sadran, La République territorialisée. Une singularité française en question, Paris, La documentation française, 2015, p. 63.

  • 6 Journal officiel, Débats parlementaires, 27 juillet 1981, 1ère séance, p. 306.

  • 7 Éric Giuily, Il y a 30 ans, op. cit., p. 19.

  • 8 Journal officiel, Débats parlementaires, 27 juillet 1981, 2e séance, p. 326.

  • 9 Cité par Pierre Sadran, op. cit., p. 70.

  • 10 Journal officiel, Débats parlementaires, 27 juillet 1981, 2e séance, p. 335.

  • 11 Cité par Jacques Rondin, Le sacre des notables. La France en décentralisation, Paris, Fayard, 1985, p. 65.

  • 12 Thomas Frinault, Le pouvoir territorialisé en France, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 71.

  • 13 Bertrand Eveno, « Pour démocratiser la décentralisation », Le Débat, 1981/9, n°16.

  • 14 Le rapport du sénateur socialiste Marcel Debarge sur le cumul des mandats a, quant à lui, été renvoyé sine die.

  • 15 Jacques Rondin, Le sacre des notables, op. cit., p. 314.

  • 16 Interview de Jean-Pierre Worms par l’auteur pour le comité d’histoire du ministère de l’Écologie, mars 2009.

  • 17 Pierre Sadran, « La démocratie locale à l’âge du village planétaire », in La décentralisation. Réforme de l’État, Michel Crozier, Sylvie Trosa (dir.), éd. Pouvoirs locaux, 1992, p. 56.

  • 18 Cité par Thibault Tellier, « Le parti communiste et la décentralisation : une nouvelle manière d’appréhender le pouvoir local ? (1971-1983) », Actes du colloque Les territoires du communisme. Élus locaux, politiques publiques et sociabilités militantes, Julian Mischi, Emmanuel Bellanger (dir.), Paris, Armand Colin, 2013.

  • 19 Entretien de Gaston Defferre avec Vivien Schmidt, Pouvoirs locaux, n°13, 1992.

  • 20 Loi 92-125 du 6 février 1992, https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGITEXT000006078688/2020-03-10/