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La décentralisation peut-elle dé-coïncider ?

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La dé-centralisation peut-elle dé-coïncider ? Élisabeth Mella se saisit de cette interrogation pour repérer, d’une part, ce qui, aujourd’hui, rabat la décentralisation, la prive de son essor, et d’autre part, ce qui peut l’ouvrir. Partant du constat largement partagé que la décentralisation est dans l’impasse, il s’agit de repérer quels sont les facteurs originels de son rabattement et aussi les plus récents. Ces symptômes ayant été identifiés, le diagnostic se poursuit.
À la question : qu’est-ce qui peut ouvrir la décentralisation ? Élisabeth Mella ouvre deux pistes. En premier lieu, l’attention est portée aux écarts qui se jouent dans la décentralisation : écart
vis-à-vis du centre, mais lequel ? Écart vis-à-vis du « mille-feuille » territorial, en quels termes ? En second lieu, est proposé le déploiement d’une décentralisation ascendante par la prise
en compte du premier kilomètre et par le développement des ressources propres des collectivités territoriales.

Quand le juriste parle de « décentralisation », de quoi parle-t-il ? En la matière, nous devons observer qu’il n’y a guère d’ambiguïté. Par « décentralisation », le juriste entend le processus par lequel l’État transfère une partie de ses compétences à des entités dotées d’une personnalité morale de droit public distincte de celle de l’État. La décentralisation introduit un rapport d’autonomie entre différentes personnes publiques rompant avec le lien hiérarchique qui est le propre de la déconcentration.

De même, le juriste s’accorde pour considérer qu’il peut y avoir deux types de décentralisation : une décentralisation territoriale et une décentralisation fonctionnelle. La décentralisation territoriale est celle effectuée au profit des collectivités territoriales que sont les communes, les départements et les régions. C’est la décentralisation la plus connue. C’est celle du reste, à laquelle pense le non-juriste lorsqu’il entend le terme « décentralisation ». À côté de cette décentralisation territoriale, la décentralisation fonctionnelle ou technique correspond, à un transfert de compétence de l’une des personnes publiques primaires au profit d’un établissement public, à savoir, au sens juridique du terme, au profit d’une entité dotée d’une personnalité morale de droit public et agissant dans le cadre d’une mission déterminée (par exemple : la RATP ou encore le musée du Louvre). On parlera, selon la personne publique à l’origine de la création de cet établissement public, d’établissement public national ou d’établissement public territorial.

Dans le cadre de ce propos, nous nous intéresserons d’abord à la décentralisation territoriale, celle qui permet aux collectivités territoriales d’agir en leur propre nom sur un territoire donné et sur un spectre de compétences relativement large.

Le processus de décentralisation n’est pas à confondre avec la technique de la déconcentration. Autant le premier introduit un rapport d’autonomie puisque l’autorité décentralisée est élue et agit au nom et pour le compte de la collectivité territoriale qu’elle représente, autant le préfet, autorité déconcentrée par excellence, est nommé et agit au nom et pour le compte de l’État. Selon la célèbre formule d’Odilon Barrot (1791-1873), juriste et homme politique du milieu du XIXe siècle, « la déconcentration, c’est toujours le même marteau qui frappe, mais on en a raccourci le manche ». En d’autres termes, c’est toujours l’État qui agit, mais au niveau local. Un processus de décentralisation qui n’est donc pas à confondre avec la technique de la déconcentration. On ajoutera, et cela est important pour la suite, que la distinction entre la décentralisation et la déconcentration est typiquement française. Les autres pays ne la connaissent pas, ou plutôt, ne connaissent en général que de la décentralisation. C’est dire la promesse démocratique qui est contenue dans ce processus en France.

Ces définitions posées, il s’agit ici de mettre en lumière la manière dont, en France, la décentralisation est pensée et d’essayer d’aller plus loin. Plus précisément, la pensée de François Jullien, philosophe, helléniste, et sinologue peut nous permettre d’aller plus loin. Ce dernier a écrit de très nombreux ouvrages. Dans l’ouvrage publié en 2020 et intitulé « Politique de la Décoïncidence » 2, il avance et développe le concept de dé-coïncidence. Par ce qui correspond à un mode opératoire pour apprécier les situations concrètes, l’auteur du concept de dé-coïncidence offre des perspectives intéressantes pour la décentralisation. Quand une situation coïncide, qu’elle est en adéquation avec elle-même, elle est portée à se satisfaire de son adéquation et s’y enlise. Il faut donc défaire cette coïncidence qui se fige — ou dé-coïncider — pour rouvrir des possibles et la mettre en chantier ?3 C’est à ce mode opératoire, à cet art d’opérer proposé par François Jullien que nous voudrions nous essayer à propos de la décentralisation.

C’est un lieu commun aujourd’hui de dire que la décentralisation est à un point mort. Dernièrement, la Cour des comptes, en mars 2023, a consacré son rapport annuel à la décentralisation et l’a plus précisément intitulé « La décentralisation, 40 ans après, un élan à retrouver ». Dès les premières pages, ce rapport évoque l’existence d’un « essoufflement progressif du processus de décentralisation ».

Ceci n’est qu’un exemple. Dans tous les cas, nous proposons de penser la décentralisation pour repérer, d’une part ce qui, aujourd’hui, la rabat (I), d’autre part, peut l’ouvrir, le « dé » contenu dans le terme décentralisation pouvant être pris au sérieux (II).

Qu’est-ce qui rabat aujourd’hui la décentralisation ?

François Jullien, dans son dernier ouvrage « Raviver de l’esprit en ce monde – Un diagnostic du contemporain »4 cite le local, aux côtés de la résilience comme un des thèmes coïncidants de notre époque. Ces thèmes ne se pensent plus et possèdent l’évidence de leur clarté, brandis comme un étendard et, pour le local, répondant sans doute à tous les maux du national, sinon de la société.

La décentralisation n’échappe pas à ce rabattement. Par « rabattement », et nous reprenons la pensée de François Jullien, nous entendons ce qui prive de sa hauteur, ce qui prive de sa vigueur, au sens où on rabat un arbre. Non pas qu’on taille ou qu’on élague cet arbre pour lui redonner de la force, mais qu’on le rabaisse, qu’on le réduit. « Rabattre : c’est priver de son essor ».5

Venons-en alors à notre question : qu’est-ce qui rabat aujourd’hui la décentralisation ? Les facteurs de rabattement de la décentralisation sont divers. Peuvent être identifiés dans un premier temps cependant des facteurs originels et des facteurs plus récents, intervenus au fur et à mesure au développement de la décentralisation en France.

Les facteurs originels de rabattement de la décentralisation

Plusieurs facteurs expliquent qu’aujourd’hui le processus de décentralisation est au point mort, ou en tout cas ne parvient pas à déployer toute la promesse qu’il contenait à l’origine. Il en est deux, cependant, qui ont un poids particulier : l’approche fondamentalement administrative du processus de décentralisation (1) et un fort attachement au principe d’égalité (2).

Une approche fondamentalement administrative de la décentralisation

En France, les collectivités territoriales et plus précisément le droit des collectivités territoriales relèvent du droit administratif et non du droit constitutionnel, à l’instar par exemple du droit applicable aux assemblées parlementaires.

La révision constitutionnelle du 28 mars 2003 relative à l’« organisation » décentralisée de la République a elle-même consacré cette dimension administrative de la décentralisation française. Au vu du nouvel article 1er alinéa de la Constitution, l’organisation de la République est décentralisée. Si pour la première fois, le terme « décentralisation » est visé par le texte constitutionnel et encore sous la forme de l’adjectif qui lui correspond, qui plus est sous une forme passive, il n’est question que « d’organisation » de la République laquelle demeure indivisible.

En France, la décentralisation est donc d’abord conçue comme une organisation du pouvoir central, comme une manière pour le pouvoir central de faire faire à d’autres ce qu’il ne veut pas faire lui-même ou ce qu’il ne peut pas faire lui-même, l’État ne pouvant à lui seul répondre aux besoins de la population, par exemple au besoin de construire une école, au besoin de la prise en charge sociale d’une personne atteinte d’un handicap physique. Il délègue donc, par le biais du législateur (art. 34 C), l’exercice de certaines de ses compétences aux collectivités territoriales, dans les exemples donnés aux communes ou aux départements. Le doyen Maurice Hauriou, juriste du début du XXe siècle, avait lui-même une formule qui devait rester dans les mémoires. « La décentralisation, avait-il écrit, est une autre manière d’être de l’État ».6

La notion de libre administration des collectivités territoriales visée à deux reprises par la Constitution relève de la même logique. Si l’administration des collectivités territoriales y est énoncée comme « libre », il est question ici de libre « administration » et non de libre gouvernement. Dans ces conditions, les territoires des collectivités territoriales sont administrés.

Nous terminerons sur ce point en relevant que le territoire des collectivités territoriales est non seulement « administré » mais également « aménagé ». Lorsqu’on réfléchit un tant soit peu à cette notion de « territoire aménagé », trois réflexions nous viennent à l’esprit. La première est que l’appropriation par l’État dont il s’agit est, d’un point de vue symbolique, particulièrement forte, pour ne pas dire violente, sinon intrusive. L’aménagement ne fait-il pas partie de ce qui relève du ménage, du domestique et donc de l’intime ? Le deuxième tient au caractère redoutable de l’aménagement ainsi opéré puisqu’il est aujourd’hui conceptualisé au travers de l’expression « d’aménagement du territoire ». Il passe donc plus facilement sous silence et ne se prête plus guère à réflexion. Enfin, à la différence d’un paysage qui n’est pas clôturable, qui n’est pas maîtrisable et qui ouvre sur un infini, un incommensurable, un espace aménagé est clos, non ouvert et inéluctablement rétréci dans ses possibles, fusse ce pour des considérations liées à l’application du principe d’égalité entre les individus.

On touche cependant au deuxième facteur originel de rabattement de la décentralisation en France, au cœur de la problématique du territoire aménagé : il s’agit du fort attachement au principe d’égalité.

Un attachement fort au principe d’égalité

Au lendemain de la Révolution française, avait été proposé devant l’Assemblée constituante le projet Sieyès-Thouret. Ce projet prévoyant le découpage de la France en 80 départements, en plus de Paris. Chaque département avait la forme d’un carré de 18 lieues de côté (une lieue = 4 km), lui-même divisé en carré de 9 communes ou districts de 6 lieues de côté, lui-même divisé en 9 cantons de 4 lieues de côté. Les cartes présentées sont restées célèbres. Elles ont en tout cas marqué notre esprit lorsque, jeune doctorante, nous étudions les conditions de naissance des départements français.

Cette option n’a pas été retenue. Elle nous dit cependant quelque chose de la préoccupation de l’époque : celle, après les dérives, ou en tout cas les fortes disparités entre les différents territoires de la France, d’une préoccupation d’égalité formelle entre les différents territoires composants le territoire français. Selon Thouret, l’esprit d’unité nationale et d’identité des droits des citoyens devait l’emporter sur l’état de corporation partielle des provinces. Ce projet s’inscrivait dans le sillage du principe d’égalité posé quelque temps plus tôt par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. « La loi, selon cet article, doit être la même pour tous ».

Le droit des collectivités territoriales, celui applicable à la décentralisation n’y a pas lui-même échappé. Il s’est tout entier construit sur et autour de ce principe d’égalité, l’organisation et le fonctionnement des collectivités territoriales étant régis autour de modèles de droit commun, applicables uniformément sur l’ensemble du territoire français. L’existence de modèles de droit commun demeure toujours. L’existence d’exceptions implicitement ou explicitement visées par l’article 72 de la Constitution confirme bien la règle. En principe, les communes, les départements et les régions, collectivités de droit commun explicitement retenues dès le début de l’alinéa 1 de l’article 72 de la Constitution, sont organisées chacune de la même manière et sont dotées des mêmes compétences.

Ce principe d’égalité appliqué aux territoires français est d’autant plus prégnant qu’il s’inscrit dans le prolongement du caractère indivisible de la République, tel qu’affirmé à l’article 1er de la Constitution, les Constitutions de 1791 et de 1848 liant explicitement les deux puisque visant pour l’un « royaume un et indivisible », de l’autre une « République une et indivisible ». Évoquons à présent les facteurs plus récents de rabattement de la décentralisation.

Les facteurs plus récents de rabattement de la décentralisation

Trois évolutions nous paraissent devoir être évoquées. Toutes contribuent au rabattement de la décentralisation, à son étouffement à petit feu : l’intégration des groupements de communes dans le champ sémantique de la décentralisation ; la mise en avant d’un droit à différenciation, l’affaiblissement du lien entre le citoyen-contribuable et les collectivités territoriales.

L’intégration des groupements de communes dans le champ sémantique de la décentralisation

La première évolution est particulièrement laissée sous silence. Elle nous paraît cependant la plus compromettante pour le déploiement de la décentralisation. En un mot, elle vise l’intégration des groupements de communes, ce qu’on appelle « l’intercommunalité » dans le champ sémantique de la décentralisation. Par « intercommunalité », il faut entendre le processus de regroupement des communes, tel qu’initié en 1966, relancé en 1992 et imposé à partir de 2015 (avec la loi NOTRé du 7 août 2015, loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République) puisque, désormais toute commune a l’obligation de faire partie d’un EPCI, soit d’un établissement public de coopération intercommunale. Ces établissements publics de coopération intercommunale ont des noms divers variant selon différents critères, et notamment l’importance de la population visée. Il s’agit aujourd’hui des communautés de communes, des communautés urbaines, des communautés d’agglomération ou encore des métropoles.

Souvent ces établissements publics de coopération territoriale sont présentés comme l’acte III de la décentralisation, après les grandes lois de 1982 et la révision constitutionnelle de 2003, comme s’il y avait là une évolution linéaire, s’insérant dans un mouvement d’approfondissement du processus de décentralisation. De la même manière, dans les universités, lorsqu’un cours relatant les différentes formes d’administration du territoire est programmé, souvent, il est intitulé « Droit des collectivités territoriales », la thématique des établissements publics de coopération intercommunale étant insérée dans ce même droit des collectivités territoriales.

Pourtant, à réfléchir, l’intégration des établissements publics de coopération intercommunale dans le champ sémantique de la décentralisation, est une sur-adaptation limitante pour le processus de décentralisation. Les différentes formes de coopération intercommunale, n’ont en effet rien à voir avec ce que Bertrand Faure nomme « l’éthique de la décentralisation »7 visant le développement à la fois des libertés des institutions en cause et celui des droits des électeurs. Autant les collectivités territoriales bénéficient du principe de la libre administration et reposent sur un fonctionnement démocratique, autant les structures de coopération intercommunale répondent d’abord à un objectif de rationalisation de l’action publique. Elle ne bénéficie ni du principe de libre administration puisqu’il ne s’agit pas de collectivités territoriales, ni du ressort démocratique, puisque ses représentants ne sont pas élus, la plupart du temps, directement par la population.8

La mise en avant d’un droit à différenciation

La deuxième évolution est le déploiement par l’État de toute une série d’outils, mis à la disposition des collectivités territoriales.

Ceux-ci peuvent avoir l’apparence d’un dépassement enfin trouvé à l’application uniforme de la règle de droit sur le territoire national. Ils possèdent des noms ronflants et prometteurs. Tel est le cas du « droit à la différenciation » ou encore du « droit à dérogation », le premier touchant directement le droit de la décentralisation.

Au départ, lorsque le concept a été lancé et débattu au début des années 2000, et en particulier par la revue Pouvoirs locaux, l’idée d’un droit à la différenciation était particulièrement novatrice. Elle faisait dé-coïncidence, effraction dans l’univers de la décentralisation. Il s’agissait de donner plus de responsabilités aux élus pour innover et adapter leurs actions aux réalités des territoires ainsi qu’aux besoins de la population. Depuis quelques années, la chose est moins évidente, tant elle est pensée comme une des solutions phares alternative à l’application uniforme sur le territoire français du droit régissant l’organisation et le fonctionnement des collectivités territoriales. La loi du 21 février 2022, loi dite « 3 DS », loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et la simplification l’a, du reste, consacré. Au vu de l’article L. 1111- 3-1 du Code général des collectivités territoriales, « Dans le respect du principe d’égalité, les règles relatives à l’attribution et à l’exercice des compétences applicables à une catégorie de collectivité territoriale peuvent être différenciés pour tenir compte des différences objectives de situation dans lesquelles se trouvent les collectivités territoriales relevant de la même catégorie, pourvu, ajoute le texte, que la différence de traitement qui en résulte soit proportionnée en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit ». Pourtant, le droit à la différenciation consacre, le droit, finalement, à la différence. Or, une approche par la différence, par les différences, sous-entendue par la différence au regard d’un droit commun des collectivités territoriales, ne saurait permettre aux territoires décentralisés de déployer toutes leurs richesses. C’est une approche par défaut. En appuyant sur la différence, ici la différenciation, le législateur, certes rompt avec l’application uniforme de la norme mais l’approche y est d’abord identitaire, assignante plus que reliante. Elle promeut ou encourage, une opposition entre les collectivités territoriales elles-mêmes.

Le droit à dérogation ensuite. Ce droit à la dérogation est différent ; il produit cependant les mêmes résultats. Ce droit à dérogation est différent car il bénéficie d’abord aux préfets de département et non aux autorités administratives décentralisées. De même, il ne porte pas sur les règles applicables à l’organisation et au fonctionnement des collectivités territoriales ; il correspond d’abord, au moment de l’édiction d’une décision individuelle, à une possible adaptation au territoire administré par le préfet de règles de fond élaborées au niveau national. Ainsi, le préfet de Vendée, à propos de la construction d’une digue a pu ne pas appliquer la dizaine de procédures prévues en temps normal, telle l’étude d’impact, la tenue des enquêtes publiques ou encore ne pas attendre l’autorisation du ministre chargé des sites en espèces.

Différent, le droit à la dérogation produit, cependant, les mêmes résultats. Il met en place un droit qui n’a de sens que par à un droit reconnu de droit commun.

L’affaiblissement du lien entre le citoyen-contribuable et les collectivités territoriales

La troisième et dernière évolution qui mérite attention est l’amenuisement rampant mais réel du lien existant entre le citoyen-contribuable et les collectivités territoriales. François Jullien le souligne dans l’un de ses derniers ouvrages : un des soucis majeurs des territoires est que les hommes passent mais ne demeurent pas.9 Dans le film Monsieur le Maire, sorti le 1er novembre 2023, Paul Barral, premier magistrat municipal joué par Clovis Cornillac ne s’exclame-t-il pas : « Ce qu’il nous faut, ce sont des vrais gens, qui vivent ici, qui font des enfants. Il ne nous faut pas des touristes ». Retenons « Il nous faut des vrais gens ». Curieuse époque que la nôtre. 

Il serait possible d’évoquer la part occupée par la plateforme Airbnb sur les logements locatifs et, finalement, la préférence accordée par les propriétaires de logements vacants aux locataires de courts séjours car bien plus rentables. Revenons cependant sur la suppression de la taxe d’habitation, depuis le 1er janvier 2003, due par les occupants d’une résidence principale.

Au-delà des raisons sociales et politiques à l’origine de cette décision, les habitants d’un territoire donné n’ont plus nécessairement à consentir à un impôt local. Le résident d’une collectivité territoriale donnée n’est plus nécessairement mis à contribution, au sens propre du terme. Il n’a plus nécessairement à participer au coût généré par exemple par la construction des différentes infrastructures, la mise en place de politiques publiques locales, ou plus précisément encore l’entretien et la tenue d’une bibliothèque municipale. Il est comme rabattu à son statut de consommateur, et encore, sans en payer non plus complètement le prix car le tarif affiché pour bénéficier d’une prestation de service public, — y compris lorsqu’il s’agit d’un service public dit industriel et commercial à caractère marchand — ne correspond pas au coût du service rendu. Le politique s’amenuise ; ce qui est dû pour l’intérêt général est camouflé, comme mis sous le tapis, évacué. Il fait honte.

Tels sont les éléments qui paraissent rabattre, aujourd’hui, la décentralisation. Il faut à présent nous interroger sur ce qui peut vivifier la décentralisation, permettre son déploiement. Le parti pris est celui de prendre au sérieux le « dé » contenu dans l’expression « décentralisation ».

Qu’est-ce qui peut ouvrir la décentralisation ?

Deux pistes paraissent mériter attention. La première a trait à l’attention qui pourrait être davantage portée aux écarts qui se jouent dans la décentralisation. La seconde est complémentaire ; elle vise le déploiement d’une décentralisation ascendante.

Une attention prêtée aux écarts

Le problème, quand on parle de décentralisation, c’est d’identifier le centre duquel le processus en question entend s’écarter. Quand on parle de décentralisation, de quel centre parle-t-on et peut-il y en avoir plusieurs ? De même, peut-il s’agir de n’importe quel centre ?

Le problème est d’autant plus aigu que si, au début de la décentralisation, au moment de son Acte I, soit dans les années 1980, les écarts promis ou, en tout cas contenus dans le concept de décentralisation étaient assez aisés à identifier, aujourd’hui, tel n’est plus le cas. Le développement, sinon la prévalence accordée, au niveau communal, aux établissements publics de coopération intercommunale brouille les pistes.

Explicitons. Au début des années 1980, quand on parlait de décentralisation, on pouvait penser que le processus contenait en germe le projet d’une mise à l’écart des différents territoires locaux d’avec le centre, et plus précisément d’avec l’État. Avec le temps, il est apparu que cette mise à l’écart des territoires territoriaux d’avec le centre pouvait avoir deux dimensions : la mise à l’écart d’avec l’État central agissant sur l’ensemble du territoire national et la mise à l’écart d’avec l’État déconcentré, agissant, par le biais de son représentant local, le préfet. Cette double mise à l’écart est importante pour la décentralisation et le demeure toujours aujourd’hui. En effet, on ne peut voir des territoires déployer toute leur dimension et leur richesse que s’ils sont suffisamment autonomes par rapport à l’État. C’est là une condition sine qua non de la décentralisation. Sans espace entre l’État (central et local) et les collectivités territoriales, la décentralisation peut s’appauvrir au fil des jours. Il faut donc garder cela en ligne de mire quand on réfléchit à la décentralisation.

Reste la question des intercommunalités. Elle est épineuse car les intercommunalités jouent un rôle central dans la gestion des affaires relevant de l’échelle communale. Les établissements publics de coopération intercommunale exercent en effet des compétences essentielles à la fois en matière de planification (urbanisme, habitat, zone d’entreprise, lutte contre le réchauffement climatique) et de gestion des services de proximité (transport, eau, assainissement, déchets). L’expression « jouent un rôle central » est employée ici à dessein car il est possible de se demander si, dans la décentralisation, les intercommunalités peuvent tenir lieux de centre d’avec les communes qui en sont membres. Il y aurait alors de la « décentralisation dans la décentralisation », comme on peut avoir de la « déconcentration dans la déconcentration ». Au sein de la carte communale, le centre, l’établissement public de coopération intercommunale s’ajouterait, enrichirait d’autant le processus initial de décentralisation, à savoir le processus de mise à l’écart des collectivités territoriales d’avec l’État.

Telle n’est pas la direction que nous paraît devoir prendre le processus de la décentralisation s’il entend se déployer pleinement. Au contraire, une des manières d’ouvrir la décentralisation est d’indiquer clairement que, telles quelles, parce que ce ne sont pas des collectivités territoriales, les EPCI ne sauraient correspondre à une entité d’avec laquelle il serait pertinent de s’écarter. Plus clairement, il ne saurait y avoir de décentralisation, au sens propre du terme, d’avec les établissements publics de coopération territoriale, en ce sens, que si éloignement d’avec un centre il peut y avoir, les EPCI ne sauraient eux-mêmes été constitutifs de ce centre. Le centre duquel il s’agit de s’écarter, à notre sens, doit demeurer une personne publique primaire, à savoir l’État ou une collectivité territoriale. De ce point de vue, on observe que le législateur l’a sans doute à l’esprit, car, dans la loi du 27 décembre 2019 dite EVL (loi relative à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique) et dans la loi 3 DS de 2022 citée précédemment, il prend soin de réactiver le rôle des communes par le repositionnement des EPCI au service de leurs communes membres, concrètement par la mise en place obligatoire d’une conférence des maires et de débattre sur un pacte de gouvernance.

Reste un dernier problème et qui n’est pas le moindre. La décentralisation peut-elle se déployer à partir de ce qui constitue aujourd’hui un véritable mille-feuille administratif ? L’expression peut prêter à sourire. Elle prête plutôt à sérieuse réflexion. On veut signifier par cette expression empruntée au fameux gâteau que les nouvelles structures envisagées ne remplacent en aucun cas les structures préexistantes qui demeurent, la suppression de telle ou telle structure ne s’effectuant qu’à la marge. Ainsi en a-t-il été des districts et des communautés de villes. Au fur et à mesure des décennies qui s’écoulent, on a assisté à une sédimentation de différentes strates institutionnelles, les établissements publics de coopération intercommunale s’intercalant entre les collectivités territoriales préexistantes. Il n’est pas question de dire ici lesquelles de ces collectivités territoriales doivent être supprimées ou lesquels de ces établissements publics de coopération intercommunale doivent se substituer aux collectivités territoriales ou devenir des collectivités territoriales. Il y a là en un choix politique.

En revanche, pour exister, un écart suppose qu’un espace soit laissé. Or, plus les structures sont imbriquées les unes dans les autres, moins il peut y avoir de jeu entre elles. Un écart suppose que les entités concernées soient clairement identifiées. C’est le cas dans l’autre forme de décentralisation, la décentralisation technique ou fonctionnelle. Dans ce schéma, en effet, la collectivité publique primaire (l’État, une commune, un département ou une région) crée, pour une mission précise, un établissement public dit alors établissement public national ou territorial. Dans ce schéma, la collectivité publique primaire garde un contrôle sur l’organisation et le fonctionnement de cet établissement public, par le biais par exemple de la reconnaissance d’un pouvoir de tutelle. Dans ce schéma aussi, la collectivité publique primaire demeure, le centre et l’écart est précisément permis par la reconnaissance d’une autre personne publique. On voit bien qu’avec les établissements publics de coopération intercommunale, le schéma n’est plus du tout le même - les EPCI prenant le pas sur les communes membres - est porté, du reste, à son paroxysme lorsque la mise en place de métropoles, a été autoritaire, en l’espèce imposée par le législateur dans le cadre de la loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles. Nous sommes loin de l’article L.5210-1 du CGCT, placé au tout début des dispositions relatives aux établissements publics de coopération intercommunale soulignant que « Le progrès de la coopération intercommunale se fonde sur la libre volonté des communes d’élaborer des projets communs de développement au sens au sein de périmètres de solidarité ».

Au final, pour que la décentralisation puisse se déployer, une clarification est indispensable. La décentralisation en capacité de se déplier est une décentralisation qui ouvre un écart d’avec un centre qui est lui-même porteur de sens, qui contient en lui-même les germes d’une action publique commune et légitime.

La deuxième piste est liée à l’encouragement à la décentralisation ascendante.

Le déploiement d’une décentralisation ascendante

L’encouragement à la décentralisation ascendante nous paraît capital. Cela passe à la fois par la prise en compte du premier kilomètre (1) et par le déploiement des ressources propres des collectivités territoriales (2).

La prise en considération du premier kilomètre

Depuis quelques mois, le gouvernement communique beaucoup autour du thème du « dernier kilomètre ». Le dernier kilomètre vise cette exigence que les politiques publiques mises en place par l’État doivent servir au plus près les besoins des administrés et être plus efficaces. Ainsi, l’État, au sein des services publics, se propose d’aller vers les usagers, les devançant par exemple, dans les aides auxquelles ils ont droit et qu’ils n’auraient pas forcément demandées. Le Conseil d’État dans sa dernière étude annuelle intitulée « L’usager, du premier au dernier kilomètre : un enjeu d’efficacité de l’action publique et une exigence démocratique » y consacre des pages importantes.10 Deux préoccupations y sont avancées : l’impératif de proximité et le besoin de pragmatisme.

Une dé-centralisation plus entière avec la politique du dernier kilomètre. En revanche, elle supposerait la prise en considération, non pas du dernier kilomètre, mais, celle, à l’inverse du premier kilomètre. Explications.

Le dernier kilomètre ne crée pas d’écart. Il s’inscrit et entend s’inscrire dans le prolongement d’une politique publique initiée par l’État, réputé alors État stratège. Il en représente le dernier bout de la chaîne, son extrémité. En outre, dans le dernier kilomètre, l’État va vers les administrés. Tels que présents concrètement sur telle ou telle partie du territoire national. Concomitamment, il porte toute la charge de l’État : il véhicule sa puissance, son autorité et finalement sa force. Le mouvement y est fondamentalement descendant.

Tel n’est pas le cas du premier kilomètre qui partirait du territoire décentralisé. Celui-ci est laissé sous silence comme si tel n’était pas le sujet. Or, la prise en considération du premier kilomètre paraît fondamentale car favorisant une dé-centralisation ascendante, seule apte, en réalité, à permettre un écart fructueux avec le centre. Le premier kilomètre part à proprement parler du local. Il en a assurément la fragilité, celle de l’amorce, qui peut s’ouvrir comme ne pas s’ouvrir, qui peut aller dans un sens comme dans un autre. Il en a cependant aussi toute la richesse, car il part d’une réalité vécue. C’est même là toute la force du local d’être au ras-le-sol, l’espace où l’initiative citoyenne est la plus à même d’éclore.

Cette idée de dé-centralisation ascendante (et non descendante, comme elle est beaucoup pratiquée aujourd’hui dans le cadre de la décentralisation territoriale), est réalité proche, d’un point de vue conceptuel, du travail effectué sur le terrain par les délégués de la Mutualité sociale agricole. Dans certains cas, ce dernier a donné lieu à des initiatives intéressantes et qui ont pu déployer par la suite au-delà des territoires dans lesquels elles avaient vu le jour. Le cas typique est celui de la mise en place de la carte vitale. On pourrait également citer les Maisons France services qui s’inspirent directement de l’idée expérimentée dans le régime de protection sociale agricole qu’il peut être intéressant de bénéficier d’une structure unique (ici d’un régime de protection sociale) qui vise les différents aspects de la vie de l’assuré. Ainsi, sera mis en place pour l’administré un seul espace abritant l’essentiel des services touchant l’ensemble la vie administrative des citoyens.

Dans la même ?? aussi, l’expérimentation, promue tout particulièrement depuis quelques années en France, nous paraît apte à accompagner cette dé-centralisation ascendante. Comme son nom l’indique, elle part d’une expérience de terrain se déployant sur un temps qui n’est pas forcément long mais qui a tout de même l’atout de pouvoir s’installer. L’expérimentation permet de voir ce qui prend racine, ce qui germe ou, à l’inverse ce qui ne croit pas, ne se déploie pas.

Tel est le cas encore du principe de subsidiarité. En 1976, le rapport Guichard préconisait de fonder la décentralisation sur le principe de subsidiarité, proposant que l’État délègue « aux collectivités tous les pouvoirs qu’elles sont en mesure d’exercer ». Ce principe est aujourd’hui reconnu à l’alinéa 2 de l’article 72 de la Constitution. Selon cet article, venant immédiatement après la présentation des différentes collectivités territoriales, « Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leurs échelons ». Aujourd’hui, cet article n’a qu’une portée très faible en droit positif et mériterait assurément d’être réactivé tant il est au point mort. Il pourrait s’inspirer du principe de subsidiarité, tel qu’il a trouvé sa place dans le cadre de la répartition des compétences entre l’État central et l’État déconcentré. Il pourrait même aller plus loin en incluant les actes de portée générale et impersonnelle, en l’espèce la reconnaissance d’un pouvoir réglementaire autonome.

À côté de la décentralisation ascendante ou en connexion avec cette dernière, la décentralisation pourrait dé-coïncider grâce à un plus grand déploiement des ressources propres des collectivités territoriales.

Le développement des ressources propres des collectivités territoriales

L’expression de « ressources propres » peut d’abord s’entendre d’un point de vue financier. La possession par les différentes collectivités territoriales de ressources qui leur soient propres, c’est-à-dire qu’elles peuvent elles-mêmes prélever sur les contribuables est un élément moteur pour soutenir les initiatives locales et effectuer des choix politiques au niveau local.

Or, la suppression de la taxe d’habitation pour ceux des habitants locataires d’un logement — taxe d’habitation qui participe directement à l’alimentation des budgets locaux — réduit incontestablement la marge de manœuvre des collectivités territoriales. De même, la fluctuation du budget local pour les départements selon le volume des transactions immobilières, en l’espèce en forte baisse ces derniers mois, constitue un handicap pour l’action publique territoriale.

Mais l’expression ressources propres des collectivités territoriales peut être également entendue de manière plus large. Les ressources propres dont il s’agit peuvent aussi désigner les ressources propres à la culture des territoires, les ressources propres aux paysages offerts par ces territoires. Elles ont une dimension indicible, incommensurable mais donnent vie, rendent réellement vivant et singulier un territoire.

Au final, pour permettre à la décentralisation de dé-coïncider, il est indispensable de sortir du schéma que la décentralisation est une manière d’être de l’État. La dé-centralisation qui dé-coïncide n’est pas une manière d’être de l’État. La décentralisation qui dé-coïncide est celle qui part du territoire des collectivités territoriales et sans doute plus encore du lieu des collectivités territoriales.

 

Notes de bas de page

  • 1 Cette contribution a fait l’objet d’un prononcé devant l’Association dé-coïncidences le 8 novembre 2023, aux côtés de Laurence Lemouzy.
  • 2 François Jullien, Politique de la décoïncidence, Paris, L’Herne, 2020, travail lui-même suivi par un ouvrage relayant toute une série d’interventions réunies par Marc Guillaume et François L’Yvonnet, Pratiques de la dé-coïncidence, Éditions de l’Observatoire, 2023.

  • 3 Extrait de la quatrième de couverture de Pratiques de la dé-coïncidence, Op.cit,.

  • 4 François Jullien, Raviver de l’esprit en ce monde – Un diagnostic du contemporain, Paris, Edition de l’Observatoire, 2023, 216 p.

  • 5 Op. Cit., p.18

  • 6 Hauriou (M) « Étude sur la décentralisation » in Répertoire du droit administratif » L. Béquet, Tome IX, 1897, n°128.

  • 7 Faure (B) : Le rapport du comité Balladur sur la réforme des collectivités territoriales : bonnes raisons, fausses solutions ? AJDR 2009, p.859

  • 8 Dans les communes de moins de 1000 habitants, les conseillers communautaires sont parmi les conseillers municipaux élus en suivant l’ordre du tableau.

  • 9 Op-at, p.210

  • 10 Conseil d’État : L’usage du premier au dernier kilomètre, un enjeu d’efficacité de l’action publique et une exigence démocratique. Rapport annuel 2023.