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Pratiques de dé-coïncidences du plateau de Millevaches en marge des centres de décisions politiques

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« Un plateau est toujours au milieu, ni début ni fin. Un rhizome est fait de plateaux. Gregory Bateson se sert du mot «plateau» pour désigner quelque chose de très spécial : une région continue d’intensités, vibrant sur elle-même, et qui se développe en évitant toute orientation sur un point culminant ou vers une fin extérieure. »

Mille Plateaux, capitalisme et schizophrénie. Gilles Deleuze et Félix Guattari. Éditions de Minuit

Le concept opératoire de dé-coïncidence que porte François Jullien depuis quelques années a été repris et développé par une trentaine d’auteurs dans l’ouvrage collectif Pratiques de la dé-coïncidence 1 où chaque spécialiste reprend ce concept dans sa pratique artistique, psychanalytique, médicale, scientifique, juridique, économique et politique… Par écart vis-à-vis d’adéquations devenues trop coïncidentes et stériles, de nouvelles ressources ont ainsi pu émerger dans des pratiques renouvelées et des cadres professionnels précis.

Dé-coïncider sur le « terrain », ici un lieu

Cependant, au-delà des pratiques professionnelles et selon François Jullien, la dé-coïncidence doit opérer en concept de « terrain » ; or, le terrain est à prendre ici au sens propre :  un lieu avec ses domaines afférents. Ainsi, nous allons nous efforcer de mettre la dé-coïncidence à l’épreuve du lieu, ici un lieu singulier, où, des marges, ont pu émerger des formes de vie qui diffèrent de la norme. Le terrain géographique choisi porte le nom de plateau de Millevaches. L’anthropologue Sophie Bobbé le définit ainsi : « Le toponyme de Millevaches, hybride tiré du gallo et du latin entre la fin du IIIe siècle et le haut Moyen Âge, signifie « montagne vide, abandonnée » (melo vacua) renvoyant aux exodes successifs qui ont vidé le Plateau de sa population » 2. Dès lors, dans quelle mesure, l’hyper-ruralité du plateau de Millevaches peut-elle être propice aux dé-coïncidences vis-à-vis des pouvoirs locaux et centraux ?

Modes de résistances sur le plateau : rester ou migrer, quelles nécessités ?

Résister aux conditions de vie difficiles, dans un climat plutôt rude, est indispensable pour habiter le plateau. Ici, il faut se battre pour exister. Influencés par l’esprit de résistance qui remonte à la seconde guerre mondiale, des habitants du plateau s’organisent pour gagner une certaine autonomie, ouvrir de l’écart vis-à-vis d’une administration centralisée et s’opposer in fine à toute forme d’oppression.

À lire François Jullien, on perçoit mieux combien ­l’opposition frontale au système n’est pas véritablement en mesure de changer la situation. Y aller frontalement, c’est entraîner des dégâts au risque que les habitants s’y épuisent et que la situation se fige, se sclérose, devienne mortifère. En revanche, trouver du biais pour se défaire de conditions de vie devenues inacceptables est possible. Un projet de vie se nourrissant de ressources locales et d’une ouverture vers l’extérieur peut déboucher sur des alternatives stimulantes. Toute rupture proclamée n’est pas dé-coïncidence. Elle risque d’être une coïncidence inversée et donc une contre-coïncidence, tout aussi conformiste.

Pôle d’attraction et de répulsion, le plateau tire en grande partie sa vitalité des mouvements de migrations. La population locale est toujours exposée au choix de rester ou de partir s’installer ailleurs temporairement ou définitivement : exode rural d’abord et puis désir d’émancipation par promesse d’une vie plus urbaine. Ceux qui ont émigré du plateau reviennent parfois et se rapprochent des immigrants, nouveaux habitants, avec lesquels ils partagent l’expérience du mouvement, ouvrant un écart entre le plateau et l’ailleurs. Qu’il s’agisse d’immigration ou d’émigration du plateau, il faudra dé-coïncider des modes antérieurs de vivre et d’habiter.

Nouveau rapport démographique et associatif

Il résulte de ces migrations temporaires ou définitives un mélange de populations très variables, une migration de quelques dizaines ou centaines de personnes pouvant assez rapidement inverser les rapports de population entre anciens et nouveaux habitants. Qui habite le plateau ? Les habitants nés localement — parmi eux des paysans, quelques artisans et des retraités — sont moins nombreux que l’addition des nouveaux habitants installés depuis les années 1970 jusqu’à nos jours. Les profils des nouveaux habitants vont de jeunes adultes — avec ou sans argent et projet — à des couples entre 30 et 40 ans avec enfants, en passant par des adultes en reconversion professionnelle ou en télétravail et des retraités français ou étrangers.

Comment anciens et nouveaux cohabitent-ils ? On peut encore observer un repli des habitants « de souche » et une dissidence des nouveaux habitants qui souhaitent vivre en dehors des normes dominantes. Souvent, les deux groupes s’ignorent. Pourtant, opposer anciens et nouveaux habitants serait terriblement réducteur et trompeur. Cette clé de compréhension de la vie sociale locale est erronée. Dans la plupart des cas, les gens se croisent sur les marchés, dans les cafés, les fêtes de villages, et apprennent à se connaître de façon informelle. Le tutoiement est presque immédiat. Les attributs d’anciens et de nouveaux tombent et deviennent sans intérêt. Ce qui compte, c’est d’être du plateau et de le faire vivre ! Vivre dans ce vaste espace nécessite de s’engager dans des formes de collaboration.

Expérience de vie personnelle et collective sur le plateau

En 2020, j’ai fait le choix d’habiter en plein cœur du plateau de Millevaches, dans un vaste espace naturel, où les hommes, tout comme les plantes, ont formé un réseau d’associations, de rhizomes. Au vu des difficultés de vie décrites plus haut et de l’état d’esprit du plateau — entre conservatisme et ouverture — une mise en commun de moyens est devenue nécessaire à la plupart d’entre nous. Les associations en général et celles auxquelles je participe en particulier sont devenues le principal creuset de projets communs.

Plus la densité de population au km2 est faible, plus le nombre d’associations par habitant est élevé. Faux-la-Montagne, 29 associations actives sont répertoriées pour moins de 450 habitants, soit un taux d’une association pour 15 habitants… En y ajoutant les coopératives et les collectifs non déclarés, de nombreux domaines de la vie sont soutenus par des groupes d’habitants plus ou moins formels, toujours de proximité et souvent de convivialité.

Pourquoi tant d’associations sur le plateau ? Les exemples choisis ici démontrent comment des associations, s’organisant de façon originale et astucieuse, répondent d’abord aux besoins primaires des habitants.

Se nourrir avec l’association du magasin général de Tarnac : des bénévoles et des salariés se relaient pour la production de légumes, de viandes et de fromages, la distribution au magasin ou en camionnette, les commandes groupées, la restauration des cantines scolaires. L’organisation de ces activités sans hiérarchie est fragile puisqu’elle repose en grande partie sur le bénévolat. Mais elle a permis au collectif de vivre de ressources locales et de maintenir l’alimentation dans un village menacé de perdre son dernier commerce et lieu de vie sociale.

Se loger à Faux avec la coopérative Arban — terme qui désigne en occitan un travail collectif d’intérêt général effectué par la communauté villageoise, au service du bien commun — est possible. Les habitants, les collectivités territoriales, les professionnels et les investisseurs citoyens se réunissent pour mener à bien des projets d’aménagement, d’habitat ou de rénovation immobilière, avec la volonté de contribuer à la revitalisation des bourgs et villages. L’Arban a ainsi pu trouver des financements et organiser avec la mairie de Faux la construction d’une crèche, d’habitations à loyers modérés, de logements passerelles et dernièrement de logements pour personnes à mobilité réduite. Les politiques de logement et d’accueil mêlant investissements publics, coopératives et associations ont permis à Faux la montagne de devenir la commune la plus attractive du plateau.

Travailler dans des tiers-lieux, tels la Renouée à Gentioux, TAF à Faux, les PTT à Tarnac. Il existe de nombreux dispositifs où des entrepreneurs privés côtoient des coopératives. Le fonctionnement est similaire aux tiers-lieux d’autres villes avec toutefois un accent particulier porté sur la convivialité. Ces plateformes assurent un lien important avec des acteurs socio-économiques en dehors du plateau, ce qui est indispensable au développement local.

S’informer avec Radio Vassivière, Télé Millevaches et le journal IPNS. Ces médias associatifs, qui existent depuis 30 à 40 ans, ont connu un développement particulier. Ils ont tous en commun de mettre en relation les habitants qui peuvent, à leur tour, se former à la création de leurs propres émissions. Au-delà de la diffusion des actualités, ces trois médias sont les gardiens de la mémoire du plateau grâce aux archives numérisées depuis les années 1980-1990.

Une multitude d’associations artistiques, culturelles et festives répondent aux besoins secondaires des habitants. Ce réseau associatif structure fortement la vie sociale ; le choix d’y participer ou non revient néanmoins à chaque habitant. Ce foisonnement d’associations ne relève pas uniquement d’une absolue nécessité ou d’une forme de contingence : il résulte d’une vitalité particulière au plateau, héritée des premières communautés post 1968.

Dé-coïncidences et initiatives locales

En effet, à partir des années 1970, un tournant s’est opéré avec l’accueil de néo-ruraux, dont l’idéal est de vivre autrement. Les premières initiatives de nouveaux habitants porteurs de projet, soutenues par quelques responsables politiques locaux avisés, ont pu éclore sur un terrain pourtant à l’abandon. Une alliance, d’abord fragile, entre quelques habitants nouvellement établis et d’autres implantés depuis plus longtemps, s’est instaurée discrètement et insensiblement. Les dé-coïncidences œuvrent ici à double sens puisqu’elles impliquent des transformations tant chez les anciens que chez les nouveaux. En effet, certains anciens, ayant compris que le plateau ne pourrait survivre sans l’arrivée de nouveaux habitants, ont dé-coïncidé du mode de vie traditionnel en accueillant cette première « vague d’immigrés » (quelques dizaines au début). Ils ont opéré un écart qui s’est fécondé à partir des alternatives proposées par les nouveaux.

L’exemple emblématique du projet alternatif réussi est celui de la coopérative Ambiance Bois. Cette scierie, reprise et maintes fois transformée depuis plus de 30 ans, est devenue le plus gros employeur de Faux la montagne (25 à 30 salariés) sous une forme juridique rarissime et très engagée collectivement, Il s’agit d’une SAPO (Société anonyme à participation ouvrière)3, fruit d’une dé-coïncidence réussie cheminant entre savoir-faire traditionnel et organisation alternative.

Rejoindre le plateau pour retrouver de l’initiative

Ces premières initiatives réussies ont permis de poser les fondations du réseau associatif et de tisser des liens avec des acteurs d’ici et d’ailleurs. L’installation sur le plateau est devenue accessible à tous ceux qui veulent agir dans un environnement naturel où les enjeux écologiques et l’accueil sont une priorité. Leur engagement politique est alors porté par des réseaux associatifs très diversifiés et protéiformes. Les nouveaux habitants, mis dans des conditions favorables, peuvent être à leur tour à l’initiative de projets, radicalement nouveaux, dans la mesure où ils peuvent prendre racine ici. Les initiatives individuelles ou collectives vont trouver leur pouvoir d’agir à partir d’un terrain déjà préparé à de nouvelles expérimentations politiques.

Le plateau, réservoir de nature vivante et apte à accueillir

Qu’il s’agisse de l’accueil des étrangers, des plus défavorisés ou de la défense des forêts vivantes et de l’environnement (l’eau, les sols, le climat), deux questions essentielles à notre avenir, des habitants ont choisi de s’écarter des peurs ressenties par l’opinion et souvent instrumentalisées par la classe politique.

L’accueil d’exilés : à Eymoutiers, un Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile (C.A.D.A) héberge, depuis 2013 et  par roulement, une trentaine de familles étrangères dans un ancien village de vacances. Les familles qui obtiennent l’asile sont relogées par les services de l’État un peu partout en France, mais celles qui sont déboutées du droit d’asile risquent l’expulsion. Alors même qu’elles ont engagé des recours à leurs procédures, elles n’ont plus de droit au logement et se retrouvent à la rue. Des habitants refusant cette mise à la rue ont créé l’association Montagne Accueil Solidarité (MAS) pour trouver et gérer des logements pouvant accueillir les exilés plus durablement. Le MAS a ainsi pu mettre à l’abri, en une dizaine d’années, plus de 70 personnes. La plupart de ces exilés ont fini par obtenir un titre de séjour et occupent aujourd’hui un travail dans la région ou ailleurs. Le MAS a ouvert un écart d’avec les décisions juridiques et politiques en accueillant des familles exilées que l’administration française avait décidé d’expulser.

L’association pallie, avec des moyens dérisoires, les défaillances des services de l’État français et le refus de plus en plus répandu d’accueillir même ceux qui fuient la guerre et les exactions… sans parler de la misère économique ou des dérèglements climatiques. Le MAS s’est allié à d’autres associations de solidarités laïques et catholiques pour porter la question du logement social à la suite de l’occupation à Eymoutiers d’un immeuble HLM du département de la Haute-Vienne de 16 appartements inoccupés depuis 7 ans. Les citoyens de la région d’Eymoutiers et les associations fissurent les blocages administratifs et pressent les élus afin que de nouveaux bailleurs sociaux rénovent l’immeuble dans le cadre d’un programme de réhabilitation du quartier historique. L’objectif est d’accueillir des personnes françaises ou étrangères à revenus modestes. Les solutions d’accueil locales, initiées par quelques citoyens, peuvent servir d’exemple, voire de jurisprudence sur d’autres territoires.

Sur un autre plan, les forêts vivantes du plateau ne pourront bientôt plus apporter les conditions écosystémiques et favoriser la biodiversité dont nous avons besoin. Elles sont en effet menacées de coupes rases de plus en plus fréquentes et massives, sans que les pouvoirs publics ne limitent leur volume, ne favorisent la qualité des forêts (naturelles ou plantations), ou ne régulent leur mode d’exploitation. De nombreuses associations se mobilisent contre ces pratiques consistant à abattre des forêts naturelles de feuillus pour les remplacer par des plantations artificielles mono-spécifiques et industrielles de résineux, que subventionnent le plan France Relance et son milliard d’arbres à planter. L’événement récent le plus marquant provient du Comité de défense du Bois du Chat, à Tarnac, qui a réussi à stopper fin 2022 la coupe rase de plus de 20 hectares d’une futaie naturelle de hêtres et de chênes locaux vieux de près de 80 ans, en bord de Vienne et classée en zone Natura 2000 par le Parc Naturel Régional de Millevaches. Cette mobilisation citoyenne a rencontré une forte opposition de l’industrie de la filière bois mais a fini par rendre inévitable l’ouverture de concertations entre élus, acteurs économiques, habitants et associations écologiques.

Depuis plusieurs années, de nombreux écologistes revendiquaient en vain l’accès aux données environnementales des plans de gestion sylvicole. Le Parc Naturel Régional de Millevaches a profité de ces oppositions puis de ces concertations pour reprendre cette demande à nouveaux frais. Il a récemment obtenu d’un organisme d’État l’accès pour tous aux données environnementales des plans de gestion sylvicole.

Les associations ont su dé-coïncider et mobiliser, en s’alliant ici au Parc Naturel Régional, pour obtenir une avancée juridique locale qui s’étend au plan national ! Cette modification du droit forestier privé donne la faculté aux habitants d’agir en prenant en considération les enjeux environnementaux autour de chez eux.

Des pratiques dé-coïncidantes ont ouvert des écarts qui ont pu activer des relations entre les luttes citoyennes, les institutions politiques et les associations. C’est bien en marge des centres de décisions politiques que de nouvelles régulations ont pu émerger 4.

Notes de bas de page

  • 1 Pratiques de la dé-coïncidence, sous la direction de Marc Guillaume et François L’Yvonnet, postface de François Jullien, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2023.

  • 2 Sophie Bobbé : « La sociabilité n’est plus ce qu’elle était... Réseau associatif et vitalité du monde rural. L’exemple des plateaux de l’Aubrac et de Millevaches »

  • 3 La SAPO (Société anonyme à participation ouvrière) dispose d’actions en capital et d’actions de travail. Par ce statut il s’agit de reconnaître le travail au même titre que le capital. Les salariés sont regroupés au sein de la SCMO (Société Coopérative de Main d’Œuvre) et les actionnaires ont les même droits et pouvoirs, quel que soit le type d’actions. De même, la répartition des bénéfices se fait à 50 % pour le capital et à 50 % pour le travail. La plupart des biens de l’entreprise est aussi propriété collective. Ce statut est peu courant, il existe seulement une dizaine d’entreprises de ce type en France.

  • 4 Cet article est une introduction au développement qui paraîtra dans le Manifeste : Dé-coïncidences au plateau, à paraître courant 2024