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Décentralisation et dé-coïncidence : rouvrir des possibles

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« D’où vient que ce qui se produit inlassablement sous nos yeux, et qui est le plus effectif, est patent, certes, mais ne se voit pas ? »1

Cette interrogation, à la fois anodine et philosophique , ouvre l’essai « Les transformations silencieuses », publié en 2009. Ces lignes marquent aussi le début de ma lecture de François Jullien sur la recommandation éclairée de Jacques Caillosse. Plus d’une vingtaine d’ouvrages précèdent cet essai et près d’une trentaine lui succèdent, ce qui fait de François Jullien l’un des penseurs contemporains les plus traduits dans le monde.

Revenons-en à la question initiale : d’où vient que ce qui est le plus effectif ne se perçoit pas ? En lisant ses essais — qui font résonance entre eux — puis en ayant la chance d’échanger à plusieurs reprises avec François Jullien, j’ai pris conscience que, même si c’est le silence, même si rien ne semble bouger, il y a toujours quelque chose — qui travaille dans un entre2 — que l’on n’entend pas cheminer.

Cette observation vaut-elle pour les « objets » abordés dans Pouvoirs Locaux ? La décentralisation, l’aménagement du territoire, la gouvernance publique se transforment-ils tout aussi silencieusement et à l’abri de nos débats, de nos regards ? Qu’est-ce qui fait son chemin, en silence, pendant que les projets de loi sont débattus, les réformes adoptées et les décrets publiés ?

Les réformes font évènement. Nous apprenons avec François Jullien qu’elles ne sont peut-être que les affleurements sonores de transformations silencieuses. Rien de plus. Rien de véritablement nouveau. Et pourtant, la chose publique se transforme continuement et globalement sans que l’on puisse véritablement avoir la main. Puis « on se réveille brutalement un jour en en mesurant le résultat — comme on regarde une photographie d’il y a vingt ans. »3

Vient alors le sentiment que beaucoup de choses sont devenues désormais impossibles. On n’ose moins. On n’ose plus. On renonce presque sans s’en apercevoir comme on vieillit sans le voir. Selon François Jullien, les gouvernants eux-mêmes, ne percevant pas cette rétraction des possibles, renoncent.

Alors, ne pourrait-on pas renverser positivement cette pensée des transformations silencieuses pour amorcer stratégiquement des réformes au-delà des conflits stériles ?

Comment un concept descriptif pourrait-il impulser un art d’opérer ? Peut-on retourner la transformation silencieuse en concept de la conduite personnelle et politique ?

Oui, répond François Jullien, à condition de penser une pratique de l’infléchissement, une gestion par induction plutôt que pas programmation. Plutôt que de projeter son action sur le cours des choses et de l’y imposer, une gestion par induction consisterait à engager discrètement un processus de transformation. Aux pouvoirs de la modélisation, il s’agit d’opposer les pouvoirs de la maturation.4

La pensée du philosophe François Jullien — que les pages de ce dossier s’emploient à mettre en regard — est exigeante. Elle a demandé aux auteurs qui ont participé à ce numéro de s’emparer de concepts (transformation silencieuse, écart, fissure, évasif, dé-coïncidence, entre, incommensurable, inouï…) pour les faire résonner avec des disciplines, des pratiques et des réflexions assez éloignées entres elles.

Il ne suffit pas de juxtaposer philosophie et politique. L’un peut-il passer dans l’autre ? Un concept philosophique peut-il entrer de plain-pied dans le politique ?

Le politique serait celui qui intervient « discrètement en amont, au niveau des conditions, pour infléchir la situation dans le sens souhaité ; et non pas en aval, dans le spectaculaire de l’action et l’urgence de la réparation ».5 François Jullien souhaiterait qu’une pratique politique puisse découler d’un concept philosophique chargé d’opérativité (comme l’est celui de la dé-coïncidence)6 afin que « du potentiel revienne, que la situation se recompose, que les indicateurs commencent à s’inverser et que la confiance, d’elle-même, soit appelée à reparaître ».7

Oui, mais comment ? En dé-coïncidant, c’est-à-dire « en fissurant la chape invisible de coïncidence sous laquelle nos vies se laissent enfermer ».8 Dé-coïncider, un geste pourtant contre-intuitif. Le bonheur advient sans doute quand les choses en viennent enfin à s’accorder, à coïncider. Certes, mais qu’advient-il quand on se satisfait trop longtemps de cette adéquation ? Quand les choses s’installent dans la coïncidence, elles sont portées d’elles-mêmes à s’en satisfaire, à s’installer en elles, et se stérilisent. Pour retrouver de l’essor, il faut dé-coïncider pour rouvrir toujours des possibles plutôt que de projeter des fins.

Mais qu’est-ce que dé-coïncider ? Comment ? Il s’agit de fissurer les coïncidences qui se sont figées, sans  avoir à passer par le rapport théorie / pratique. Pour François Jullien, la dé-coïncidence est un concept opératoire qui peut faire apparaître des ressources que l’on n’imaginait pas.

Ne cherchez ni une méthode, ni non plus une recette de la dé-coïncidence, mais un art d’opérer fissurant ce qui, par coïncidence, s’est bloqué.

Alors qu’en est-il de la décentralisation et de la dé-coïncidence ? Serait-ce un processus qui permettrait de sortir la décentralisation de l’impasse, de la redéployer vers des possibles ?

Au cours de nos entretiens, François Jullien a insisté sur l’urgence de faire un écart et de maintenir l’autre en regard (l’État par exemple ou la grande ville ou encore la région). Ainsi, un entre s’ouvre (bien différent de l’opposition, de la discorde, de la rupture), un entre en tension où du commun peut se promouvoir.

La France ne cesse d’être prise dans des blocages coïncidants (inertie sociale et politique, pensée unique, perte de la présence, négation de l’altérité notamment). Mais, il y a dans les lieux (au national, comme au local), un terrain propice, à ras de vie, où l’on peut retrouver du jeu.

Il ne s’agit pas de renverser la table, de mener des révolutions à coups d’indignations, mais, dans l’entre ouvert par écart de refaire du commun pour amorcer des possibilités nouvelles.

En écho à l’entretien avec François Jullien publié en ouverture du dossier, les auteurs réunis s’emparent de la dé-coïncidence pour savoir pourquoi et comment elle peut s’activer en droit (Jacques Caillosse) ou encore si la décentralisation peut dé-coïncider (Élisabeth Mella). Il est aussi question de mettre en tension, depuis « le plateau de Millevaches », radicalité et dé-coïncidence (Isabelle Frandon) puis de porter le regard sur des pratiques ouvrant un écart d’avec les centres de décisions politiques (Laurent Carayol).

Au fil des pages, sans doute, vous interrogerez-vous — comme moi — sur ce que produirait une politique de la dé-coïncidence, c’est-à-dire une politique qui avancerait sans fin projetée, mais fissurant les coïncidences qui se sont bloquées, remettrait la situation au travail, l’essentiel étant d’activer un potentiel de situation.

Si Le sage est sans idée, comme l’énonce un essai9 de François Jullien, nous espérons que les réflexions à suivre seront perçues (et activées) comme l’amorce d’une réouverture des possibles.10

 

Notes de bas de page

  • 1 François Jullien, Les transformations silencieuses, Paris, Éditions Grasset, 2009, p.9

  • 2 Les mots placés en italique sont empruntés à la pensée de F. Jullien.

  • 3 François Jullien, Les transformations silencieuses, Op.cit., p.180

  • 4 Ibid., p° 181-182

  • 5 Ibid., p° 190

  • 6 voir notamment Pratiques de la dé-coïncidence, sous la direction de Marc Guillaume et François L’Yvonnet, postface de François Jullien, ouvrage publié par l’Association Dé-coïncidences, aux Éditions de l’Observatoire, en 2023.

  • 7 Ibid., p° 191

  • 8 François Jullien, Dé-coïncidence: d’où viennent l’art et l’existence, Paris, Éditions Grasset, 2017, p.110-111.

  • 9 François Jullien, Un sage est sans idée : ou l’autre de la philosophie, Paris, Éditions du Seuil, 1998

  • 10 Nous attirons également l’attention des lecteurs sur l’un des derniers essais de F. Jullien, Raviver de l’esprit en ce monde : un diagnostic du contemporain, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2023.