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Penser le contemporain : « C’est par dé-coïncidence qu’on ouvrira des possibles qu’on n’avait pas imaginés »

Entretien avec François Jullien, philosophe, helléniste et sinologue

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Pouvoirs locaux : Vos réflexions depuis plusieurs années prennent une acuité particulière dans notre moment contemporain, car nous sentons bien, ici et là, que nos ­catégories théoriques nous désarment plus qu’elles ne nous arment pour «lire» le monde tel qu’il va. Par le détour de la langue chinoise, vous soulignez souvent les im-pensés de la pensée grecque. Comment avez-vous commencé ce voyage intellectuel nous invitant à mettre en regard ces deux langues-pensées ?

François Jullien : Je me suis formé d’abord, en effet, à la langue grecque. Puis, à l’École normale supérieure, j’ai eu l’idée d’une stratégie philosophique « attaquant » la pensée grecque non plus seulement du dedans, mais par son dehors : d’intervenir dans la pensée en passant par le dehors de la Chine – car quel dehors serait plus marqué, vis-à-vis de l’Europe, tant par la langue que par l’Histoire ? Et d’abord qu’est-ce que serait de sortir de sa langue ? Question d’autant plus importante que la génération précédente s’était essentiellement intéressée au sanscrit et à l’Inde, comme ce fut le cas de Dumézil et de Benveniste dont la démarche fut de remonter du grec au sanscrit. Si j’ai choisi « la Chine », c’était pour y trouver une autre initiative théorique, et d’abord pour sortir de la langue indo-européenne, alors même qu’il y avait un débat important à l’époque : la pensée européenne s’est pliée dans la langue de l’Être, depuis les Grecs, la langue de l’« ontologie » – mais peut-on sortir de la langue de l’Être ? Or, en chinois, on peut dire « il y a moi » ou je « subsiste » ou bien la prédication (« je suis ici »), mais non pas « je suis », au sens d’existence (to be Or, not to be). J’ai cru trouver dans ce détour par la langue-pensée chinoise une prise réflexive pour ré-interroger les im-pensés de notre propre pensée. Non pour disqualifier ceux-ci ou pour les relativiser ou pour se convertir « à la Chine », ni non plus pour comparer (en termes de ressemblances et de différences), mais pour mettre en vis-à-vis ces possibles de la pensée, de part et d’autre, de façon qu’ils se réfléchissent l’un l’autre, à la fois qu’ils puissent se sonder l’un dans l’autre et éprouver à travers l’autre leur propre fécondité.

En outre, quelque chose s’est peut-être un peu épuisé, en effet, dans le champ théorique européen, ou du moins son outillage théorique n’est-il peut-être plus suffisant pour penser le contemporain. Il y a des phénomènes qui relèvent de la globalité et de l’indétermination et qu’on ne sait pas saisir dans la langue de l’« être » dont le propre est de déterminer et d’identifier. Prenez par exemple ce que nous pensons (ou peut-être ne pensons pas) sous le terme d’ « influence ». C’est un terme honni par la pensée européenne : il vient de l’astrologie (l’influence des étoiles…). Une influence ne se laisse ni déterminer, ni assigner. Dans la pensée classique, l’influence, qui contredit notre pensée de l’« être » comme « substance » et par suite comme « sujet », va donc à l’encontre de notre pensée de l’autonomie et de la Liberté. Être « sous influence » est mal vu… Or, même dans la pensée contemporaine, qui prend pourtant le contre-pied de cette conception du sujet, l’influence reste discréditée. Voyez la critique qu’en fait Foucault : l’influence fournit un support – « trop magique pour pouvoir être bien analysé » – aux faits de transmission et de communication : il y a là une apparence de causalité « comme par l’intermédiaire d’un milieu de propagation », mais qui reste sans délimitation rigoureuse ni définition théorique 1. Aussi n’avons-nous pas su penser les phénomènes d’ « influence ». Et pourtant ils existent, ou plutôt ils sont effectifs, même s’ils ne relèvent pas de l’« être ».

Pouvoirs locaux : Et pourtant, il n’a jamais été autant question de jeux d’acteurs et donc de jeux d’influence, en France, en Europe, comme à l’international. Comment concevoir l’influence pour qu’elle nous soit moins étrangère ?

François Jullien : Effectivement, nous sommes amenés malgré nous à penser ces phénomènes d’influence, et plus encore à l’époque de la mondialisation, et donc à nous dégager de la langue de l’Être dans laquelle nous pensons. Or, sur ce point, la langue-pensée chinoise est à l’aise parce qu’elle pense en termes de « flux » (qi en chinois). Du flux ne se laisse ni assigner ni déterminer – les deux opérations de l’« Être ». Cela est vrai à l’échelle du « monde », mais cela est vrai aussi entre des personnes. Voyez, il y a bien un moment où Freud est lui-même conduit à se demander si la psychanalyse n’en appelle pas à une « atmosphère d’influencement » (von Beeinflüssung) et si son art d’opérer n’est pas aussi de tirer parti de « l’influence qu’un homme peut exercer sur un autre » (durch menschliche Beeinflüssung) pour l’inciter à abandonner ses résistances. Mais cela ne remet-il pas en question les catégories de notre pensée (dans l’édition italienne de Freud, m’a-t-on fait remarquer, la phrase alors est coupée) ? Comment s’exerce une « influence », y compris entre deux sujets et sans que cela se réduise au « transfert » ? – savons-nous et même osons-nous le penser ? Or, ce « quelque chose » qui passe entre nous – mais qui justement n’est pas « quelque chose », déterminable et saisissable en termes d’ « être » – est une banalité de la pensée chinoise comme aussi de notre expérience. C’est même une des plus anciennes notions de la pensée chinoise sous la figure du « vent » : l’influence est telle le vent qui passe, mais qu’on ne voit pas passer – on en perçoit seulement l’effet : les feuilles qui « s’inclinent » sous son passage. Or, c’est de là que les Chinois ont pensé le politique : comme phénomène d’influencement réciproque entre le Prince et le peuple, le Haut et le Bas, et cela dans les deux sens – le Prince en imprégnant les mœurs par sa vertu, le peuple en laissant entendre sa critique de façon diffuse et par la rumeur. L’influence relève bien, comme le dit Freud, d’une « atmosphère », de façon globale et qui n’est pas isolable ni spécifiable 2. Or, pas plus que les phénomènes d’influence, et pour les mêmes raisons, nous n’avons su penser les phénomènes d’atmosphère ou d’ambiance en Europe. Ceux-ci relèvent de ce que j’appellerai, face aux partis pris de la pensée de l’Être, une pensée de l’« évasif » : cet évasif va s’évasant et s’évadant de la prise de la détermination. De même nous avons choisi de penser, en Europe, en termes de « début » premier et tranché comme début d’« être » (arché). Mais ne reste-t-il pas de l’évasif quant au « début » des choses – avant même qu’elles ne soient des « choses » ? C’est un parti pris énorme que de segmenter le réel en disant : ici, il y a « début ». De là que, de ce début tranché, on cherche le « principe » et la « cause » – y compris « Dieu » comme première Cause comme dans Platon. Ce modèle explicatif est pertinent, mais est-il aujourd’hui suffisant 3 ?

Pouvoirs locaux : Pouvez-vous préciser pour nos lecteurs ce que vous appelez la langue de l’Être ?

François Jullien : C’est la langue dans laquelle l’Europe a pensé sans le soupçonner. Descartes avec sa prodigieuse force d’intelligence et d’interrogation a cherché à pourchasser le « préjugé », mais il n’a pas pensé à penser la langue dans laquelle il pensait (le latin-français). Non pas que la langue détermine la pensée, mais la pensée exploite les ressources de la langue. Or, il y a d’autres partis pris possibles de la langue et de la pensée que ceux de la langue de l’Être, et d’abord de la détermination et de l’assignation. C’est ce que j’ai essayé de porter au concept sous le terme d’évasivité : ce qui ne se laisse pas cerner, isoler, assigner. Il y a tant de phénomènes de notre expérience qui y renvoient : l’ambiance, l’influence, l’« aura » ne se laissent pas mettre « sous cloche » dans les termes de l’Être. C’est certainement la chance de notre époque de pouvoir circuler entre des modes d’intelligibilité divers, ceux qui relèvent de la tradition intellectuelle de l’Europe et d’autres, comme ceux de l’Extrême-Asie, pour tirer parti stratégiquement à la fois des uns et des autres. Non pour les mêler, mais les croiser. S’y acquiert une souplesse qui permet de retrouver de l’initiative dans la pensée comme dans la société : nous pouvons bénéficier ainsi de divers claviers. En outre, la pensée d’une « stratégie » de pensée ne serait-elle pas plus utile aujourd’hui où la morale a fléchi ? Nous avons eu une morale de la détermination et de la prescription qui allait de pair avec la langue de l’Être. Mais ne s’est-elle pas fissurée ? Or, qu’est-ce que la « stratégie » si ce n’est la façon dont on peut s’y prendre pour faire face à une difficulté.

Pouvoirs locaux : Et comment s’y prendre ?

François Jullien : Par exemple, on s’attaque à une situation à laquelle on est confronté soit de front, soit de biais. Si j’y vais frontalement, il y aura des dégâts et cela ne changera vraiment la situation qu’en forçant beaucoup. Soit – et je passe alors du côté chinois – je trouve du « biais » pour l’aborder. Citons la phrase du Sunzi : « la rencontre s’opère de face, mais la victoire s’obtient de biais ». C’est même par un « surplus de biais » – par ce que j’ai de plus de « biais » que mon adversaire – que je l’emporte sur lui. La stratégie frontale est souvent celle que nous privilégions en Europe, où l’on aime la « bataille rangée » et réglée de façon tranchée, mais apprendre à opérer de biais, dans la durée, peut avoir aussi son utilité 4.   

Pouvoirs locaux : Mais le « biais », n’est-ce pas de la ruse ?

François Jullien : Nous le comprenons ainsi par notre morale, comme on dit « chinoiser » de façon négative. Or, « biaiser », c’est trouver le bon biais. Les anciens traités chinois, non seulement de stratégie, mais aussi de diplomatie, l’ont bien décrit. Si on a une situation à affronter, il faut la « faire tourner » dans son esprit pour voir par où je pourrais m’y prendre, sans trop brusquer, et comment je pourrais me faire un chemin à travers elle en ayant le moins possible à forcer. De nouveau, je ne pense pas en termes d’« être », de début premier, ici de début d’action, mais je cherche d’abord à m’infiltrer discrètement dans la difficulté pour commencer à trouver à évoluer en elle et y introduire du jeu. Au lieu de débuter, de façon tranchée, je cherche comment « amorcer » : ce concept d’amorce me paraît utile – comme on dit amorcer un tournant ou même une conversation – pour sortir de l’opposition de l’« être » et du « non-être » et laisser du temps à la transition, au cheminement. Il est vrai que la démocratie a besoin de clarté et pour cela d’opposés clairement identifiés. Il y faut plaider « pour » ou « contre », et cela à raison (la « raison » grecque), et pouvoir choisir et trancher ; et c’est pourquoi la frontalité a sa logique et sa légitimité (c’est elle qui commande aux élections, du moins en principe). Mais on peut aussi user d’une stratégie de biais, autrement dit oblique, pour éviter ce que l’affrontement a de trop coûteux. Ce que j’appelle l’art d’« opérer » est sans doute de pouvoir tirer parti de l’une et de l’autre ressource, de la frontalité et de l’obliquité et, je l’ai dit, de pouvoir croiser les deux. Croiser me paraît être le terme d’agilité du contemporain. Sinon, on est « gourd ». Le contraire de « gourd » est « agile » : ne sommes-nous pas conduits aujourd’hui, au temps de la mondialisation et de mutations de plus en plus rapides, à être des sujets agiles ? Comme vous le voyez, je n’hésite pas à recourir à des termes simples, de la langue familière, parce qu’ils sont peut-être plus disponibles que les grands termes théoriques, dits philosophiques, et que ceux-ci sont peut-être un peu épuisés. Ces termes pris dans l’expérience la plus commune, à ras de vie, peuvent être portés au concept pour nous dégager, chemin faisant, de la langue de l’Être et disposer d’une conceptualité plus subtile et plus agile et plus alerte – plus « en alerte ».

Pouvoirs locaux : Vous parlez plus d’agilité que de souplesse. Le droit souple fait face, par exemple, à des dispositifs juridiques extrêmement précis qui, sur le terrain, peuvent devenir hors sol, abstraits, quasi inapplicables. Comment s’y prendre en l’espèce ?

François Jullien : C’est peut-être l’idée d’« application » qui est ici à interroger. L’application, c’est lorsqu’on croit disposer d’une généralité modélisante et déterminante que l’on peut « plaquer » : cette formalisation idéale va donner forme au réel et celui-ci doit s’y soumettre. Avec l’« application » reste l’idée qu’il y a une théorie et une pratique, une modélisation et (puis) sa mise en œuvre : il y a donc deux temps distincts et existe un surplomb de l’un à l’autre, la théorie dominant la pratique. Certes, il faut du surplomb, y compris sans doute en politique, mais il faut penser également autre chose qui se croise avec lui. Et, pour cela, essayer ce qui ne relèverait plus du modèle. Le concept que j’ai proposé, face à la modélisation, est ce que j’ai nommé, en vis-à-vis et m’inspirant à nouveau de la stratégie chinoise, l’art de la maturation. Mais faire « mûrir » quoi, si ce n’est ce qu’on nommera alors le « potentiel de situation » ? Où donc est le potentiel lorsqu’on entre sur le terrain des opérations, y compris par exemple – concernant l’aménagement du territoire – un village isolé ? Quelles y sont les ressources ? Un tel potentiel de situation est, non pas modélisé et projeté, mais à détecter dans sa singularité : de façon à pouvoir dresser une sorte de « carte » de ce qui fait ressource en ce lieu et qui serait à explorer et exploiter 5. J’inviterais ceux qui sont en charge de ces questions à évaluer d’abord le potentiel de situation en fonction du lieu même, plutôt que de suivre des critères qui seraient imposés ou bien en fonction de cases à cocher.

Pouvoirs locaux : Est-ce que le principe de subsidiarité peut être relié au concept de « potentiel de situation » ?

François Jullien : Dans « subsidiarité », il y a sub, c’est-à-dire l’idée de ce qui vient « dessous », après, en plus, d’une sorte d’ajout ou de remplacement. On a épuisé les premières ressources, mais il y en aurait encore d’autres derrière à quoi recourir en complément du plus important. Je crains un peu ce vocabulaire demeurant dans l’ombre d’un « premier » et d’un principal. Quand je parle de « potentiel de situation », cela signifie que l’on part de la situation même, telle qu’elle se découvre, et que l’on forge les propres critères de son évaluation. On repère, au sein d’une situation singulière et qui n’est pas déjà pré-gérée, ce qui pourrait en émerger : c’est alors que l’on remet du désir et de l’intérêt. On commence par esquisser une carte des possibles et s’en dégage une capacité d’initiative. Je me demande si ce que demande la France aujourd’hui n’est pas de redonner de l’« initiative » aux « gens », de l’initiative au sens propre, c’est-à-dire la capacité d’être, où qu’ils soient, à un commencement (initium) et, par là, de se sentir en position de « sujet » qui peut choisir et s’investir.

Pouvoirs locaux : Votre projet initial a-t-il été — est-il encore — de sortir de la langue de l’Être ?

François Jullien : Mon intention n’est pas de m’échapper de la langue de l’Être, pour m’en sauver, mais de voir comment on pourrait penser en passant à côté : non pas de se « libérer » d’elle, en méconnaissant sa capacité de « prise », mais d’envisager quelles autres prises peuvent nous donner d’autres langues et d’autres pensées, voire s’il faut toujours « avoir prise » pour penser. Mon intention est donc de croiser des intelligibilités diverses, alors même que notre expérience, sans doute, est largement commune. Mais nous pouvons bénéficier d’éclairages différents qui sont des « choix » de la pensée et d’abord des choix de la langue. Et comme bien souvent ces « choix » ne se réfléchissent pas, on dira aussi bien des « partis pris ». Car nous pensons dans des murs que nous ne connaissons pas. Notre pensée est « emmurée », si je puis dire ; mais, tant qu’on n’a pas d’extérieur à partir duquel on pourrait le voir, on pense que c’est là la façon naturelle de penser ou, comme on disait au XVIIe siècle, la « lumière » naturelle. Or, aujourd’hui, comme vous l’avez dit en commençant, beaucoup de phénomènes nous échappent qui tiennent à l’interconnection et l’interdépendance de notre monde, ce qu’on appelle aussi sa « complexité ». Faut-il toujours vouloir les penser selon les exigences de la langue de l’Être, de la détermination et de l’assignation et, par suite, de la clarté et de la distinction ? « Clarté » et « distinction » ont été, comme on sait, les deux grands réquisits de la pensée classique, mais ne peut-on pas (ne doit-on pas) apprendre aussi à penser « de façon obscure », comme on l’a dit en chinois ? Ou sur un mode « distinct-obscur », comme l’a dit aussi Deleuze, mais peut-être plus par une pirouette renversant la pensée classique ? Il me semble, en tout cas, qu’il faudra apprendre à penser aussi en termes d’amorce encore indistincte et non seulement de début premier, de propension diffuse et non seulement de causalité, etc. Une épistémologie de l’évasif est à développer.

Pouvoirs locaux : Ce qui empêche notre langue de l’Être de se saisir de cet évasif n’a-t-il pas pour effet que nous ne savons pas penser les interpénétrations et les interdépendances mondiales, notamment économiques ?

François Jullien : Effectivement, nous sommes face à ce qui n’est plus « isolable ». Or, la langue de l’Être isole. Pour déterminer, vous isolez – jusqu’à l’« atome ». Il est vrai que l’idée de trouver l’élément premier, l’élément unitaire, substantiel par excellence, est une démarche  efficace. On a construit toute une science à partir de là et Dieu sait qu’elle a changé le monde. Simplement, quand on a affaire à des phénomènes globaux comme le sont de plus en plus ceux d’aujourd’hui, le réchauffement climatique ou la mondialisation économique, cela ne marche plus, car il faut alors isoler ce qui n’est plus isolable : ils sont dans une inter-férence qui ne se laisse pas dissocier, dans un rapport d’inter-dépendance et d’influencement qui n’est pas second, mais premier. Ce constat m’a conduit à penser cet inter, cet « entre », et à le porter au concept. Quand je dialogue par exemple avec des architectes, ils me disent : « Effectivement, nous avons pensé à faire des immeubles comme unités isolables, mais est-ce seulement là qu’on vit ? » On vit « entre »… C’est pourquoi, il faut aménager aussi des balcons, des seuils, des entrées, soit tout ce qui est « entre ». Nous avons conçu l’architecture en termes de « monuments » et, autour, très souvent, il n’y a rien, c’est « indéterminé », donc voué à ne pas exister. Que l’entre soit inconsistant est bien une idée grecque.

Pouvoirs locaux : Pourquoi avons-nous du mal à penser l’entre ?

François Jullien : Parce que l’« entre » n’est pas de l’« être ». Je dis souvent comme une devise en anglais : Between is not being. Et c’est ce qui fait que l’entre nous échappe. Or, on est de plus en plus amené à penser les phénomènes les plus divers – la santé aussi bien que la cité – sous la figure de l’entre. Car l’« entre », c’est là que [ça] passe, que [ça] se passe. À titre de vis-à-vis éclairant, on trouve un même épisode, à la même époque, chez Platon et le penseur chinois Zhuangzi, à propos de l’art de découper un bœuf. Chez Platon, la découpe du bœuf consiste à découper des « parties », comme parties d’ « être », en respectant l’anatomie. Or, du côté chinois, il n’y a pas là à proprement parler de « parties », un tel mot n’intervient pas. Que fait donc le Boucher chinois ? Il trouve toujours de l’« entre » par où son couteau peut passer, ce qui fait qu’il n’a plus besoin de l’aiguiser. Depuis dix-neuf ans qu’il l’utilise, celui-ci est toujours aussi affûté. C’est qu’il trouve toujours de l’« entre » par où passer, non seulement entre les os, mais aussi entre les veines et les ligaments, et ne rencontre donc jamais d’obstacle contre lequel son outil s’émousserait. Et le Prince alors de conclure : je comprends de là ce qu’est « nourrir sa vie » (yang sheng). Nourrir sa vie – comme on « entre-tient » sa santé – c’est toujours trouver de l’entre par où la vie continue de passer : comme le fait exemplairement la respiration à travers le corps, elle qui est si importante aux yeux des Chinois 6. Le « réel », si j’ose dire (selon nos termes), est dans l’entre et même « est » de l’entre, ce pourquoi l’entre est à porter au concept pour penser le contemporain.

Pouvoirs locaux : Vous soulignez le fait que le terme auquel on recourt le plus volontiers en Europe, pour parler des mutations contemporaines, est celui de « crise ». Or, la crise, dites-vous, « focalise et dramatise ». Le terme est « tragique » ; et d’ajouter que « de son côté, la langue chinoise a développé, à l’inverse, une intelligence stratégique de la crise ». Que vaut donc ce terme de « crise » ?

François Jullien : À parler tout le temps et à tout propos de « crise », le terme est-il encore pertinent ? Le terme de « crise », avouons-le, a quelque chose de théâtral et c’est bien  du théâtre, en effet, qu’il est né. C’est aussi là son intérêt. Il suscite l’attention, voire la peur, et par conséquent captive : il y a quelque chose de séducteur dans le terme de « crise ». Or, la crise est quand ça se « tranche » (krisis). Ainsi, au théâtre, la crise dramatique : au dernier acte, la situation se « tranche » de façon tragique. Ou bien la crise au sens médical (Hippocrate) : c’est le moment où l’état de santé se tranche, basculant vers la santé ou la mort. C’est pourquoi la crise capte l’attention et focalise l’intérêt. De plus, si la « crise » signe notre contemporain, y compris avec cette dimension théâtrale et  dramatique, c’est que les médias ne cessent d’avoir le mot à la bouche, y trouvant un moyen commode de faire monter la tension, pour ne pas dire l’audimat. Non sans quelque ambiguïté idéologique d’ailleurs : à la fois on dit que la crise, c’est grave et l’on s’en émeut ; il faut s’en alarmer. Et, simultanément, on entend que la crise est bénéfique parce qu’elle appelle un sursaut et promet déjà, d’une certaine façon, un salut : comme on y est « entré », on pourra donc aussi en « sortir » (la « sortie du tunnel »). De sorte que penser l’histoire en termes de « crise » est à la fois captivant et consolant. Comme si l’on y gagnait des deux côtés.

Pouvoirs locaux : Quand on parle de « crise climatique », est-ce, selon vous, une « crise » ?

François Jullien : Si je décris « la crise climatique » avec d’autres outils, et notamment en m’inspirant de la pensée chinoise, je dirai : il s’agit là de l’« affleurement sonore » d’une « transformation silencieuse ». Il y a eu transformation globale et continue qui, parce que globale et continue, est restée longtemps sans qu’on la voie se démarquer – c’est pourquoi on ne l’a pas remarquée. Puis, un beau jour, il y a affleurement sonore de cette gestation discrète, qui fait évènement et qu’on appelle alors une « crise ». Comme on n’a pas perçu le processuel de l’évolution, on est surpris soudain par son résultat qui fait tant de bruit. Un beau jour, on s’émeut de la « crise » au sens d’un état « critique ». De même, on ne se perçoit pas vieillir, parce que le vieillissement est un phénomène à la fois global et continu : c’est tout en nous qui vieillit et dans la durée – le teint, la voix, le port, le désir – mais rien ne s’y démarquant suffisamment d’un jour au suivant. Puis, quand on tombe soudain sur une photo d’il y a vingt ans, on se dit : « Tiens, j’ai vieilli ! ». Résultat sonore, en effet, d’une transformation silencieuse qui n’attire pas d’abord l’attention, mais fait pourtant le réel des évolutions 7.

Pouvoirs locaux : Avons-nous été « sourds » ? Sommes-nous sourds aux « transformations silencieuses » ?

François Jullien : Nous avons été « sourds » parce que nous ne savons pas « entendre ». Permettez-moi de faire une opposition un peu schématique, mais qui me paraît justifiée entre le vocabulaire de la pensée européenne, dominé par le regard, et celui de la pensée chinoise dominé par l’ouïe. Au fondement du vocabulaire théorique des Grecs, il y a theoria justement, c’est-à-dire la contemplation de l’« idée », notion qui est elle-même issue du verbe « voir » (idein), ce qui instaure un rapport du sujet au monde par la vue. C’est là un parti pris fécond, mais massif, dans la tradition européenne. En conséquence, l’« objet » est ce qui est « jeté » devant moi à la vue et « contre » quoi va buter mon regard  (selon son origine latine : ob-jectum) : ce qui fait « obstacle » à ma vue va se constituer en « ob-jet ». En rapport à quoi, je suis « sujet » (sub-jectum), comme ce qui est « placé sous » et est sous-jacent au changement : je suis sujet, au sens premier, parce qu’il y a quelque chose en moi qui, sous tous mes changements, ne change pas et constitue mon identité sous-jacente de « su-jet ». De là que le regard, tel que je le porte sur le monde et qu’il constitue les « objets » du monde, est le sens du local et du discontinu. Du local, car je regarde ici ou là. Du discontinu, car j’ouvre ou ferme les yeux. En quoi l’ouïe est le sens inverse. Global et non pas local : j’entends aussi bien derrière l’oreille. Non pas discontinu, mais continu : on peut vous dire de « fermer les oreilles », mais vous entendez toujours. Or, passer de Grèce en Chine, si je puis dire, c’est passer de l’un à l’autre. Pour dire « intelligent », encore en chinois contemporain, on dit « entendant-voyant » (cong-ming), l’ouïe avant la vue : l’ouïe est le sens qui, non pas se projette dans le monde, mais enregistre ce qui nous vient globalement du monde, tel un cornet. C’est le premier de nos sens dans la tradition chinoise : le sage « prête l’oreille » au monde. Si nous n’avons pas perçu la transformation silencieuse du changement climatique, c’est que nous sommes insuffisamment attentifs au global comme au continu des évolutions, ne prêtant d’attention qu’à ce qui surgit enfin soudain à la vue et que nous voyons trop tard : il a fallu attendre que les poissons remontent à la surface et que les glaciers fondent. Quand on voit enfin cela, on crie alors à la « Crise ». Si l’on avait perçu, « entendu », la gestation globale et continue qui a précédé, la transformation silencieuse engagée, sans doute aurait-on été moins pris au dépourvu et l’on éviterait ce catastrophisme.

Pouvoirs locaux : Mais comment entendre ce qui se trame ?

François Jullien : Souvenons-nous de Baudelaire (la poésie sait déborder notre esprit) : « Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche ». L’attention portée aux transformations silencieuses est attention à ce qui se trame globalement, continûment, silencieusement – « nuitamment » – et donc ne fait pas événement. La vue ne perçoit, quant à elle, que ce qui fait spectacle. En matière de changement climatique, nous n’avons pas su discerner le réchauffement climatique quand il « s’amorçait » et commençait de silencieusement cheminer. Et maintenant, il nous « tombe dessus ». Et alors, on dramatise. Ce qu’on appelle alors « crise » n’est que l’aspect critique et final qui nous saute aux yeux parce qu’on a laissé échapper tout ce qui a précédé et dont on ne va rendre compte ensuite qu’en termes de « causes ». Lorsqu’un tel événement surgit enfin, je vais chercher ce qui extérieurement peut l’expliquer et de façon rétrospective – est-ce suffisant ? C’est pourquoi je préfère parler aussi en termes, non de cause et d’ex-plication, mais d’im-plication, de propension, de configuration, c’est-à-dire en termes qui gardent en vue la globalité de ce qui est en jeu et sur un mode processuel.

Pouvoirs locaux : Garder en vue la globalité de la situation, n’est-ce pas un appel à renouveler notre façon de penser le contemporain ?

François Jullien : Ce qui me paraît important est de mettre en regard des modes de compréhension différents, par suite d’essayer de trouver un autre vocabulaire théorique pour ne pas s’enliser dans un mode de pensée unique qu’on ne soupçonne pas parce qu’il est justement le nôtre et que nous le croyons « unique ». Or, il y a divers modes d’intelligibilité. On peut penser en termes d’événement, de crise, de causalité, d’explication, etc. Mais on peut aussi aborder ce qui est à penser par d’autres biais qui ont aussi leur propre fécondité. À mon sens, l’intelligence est de croiser ces intelligibilités diverses, sans renoncer pour autant à l’explication causale qui a aussi sa pertinence et dont on voit bien la performance. Le tort serait de s’isoler dans une seule cohérence perçue alors comme « évidence ». Prenez le début du vocabulaire d’Aristote (au livre Delta de la Métaphysique) : les premiers mots en sont arkhè, le commencement commandant la suite ; puis aitia, la cause ; puis stoikheîon, l’élément premier. Cela est présenté comme allant de soi. Or, c’est une logique, la logique grecque, féconde comme elle est. Mais il est d’autres ressources possibles de la pensée et je crois que nous avons intérêt aujourd’hui à les mettre en regard, à les « réfléchir » entre elles, au sens propre comme au figuré. Je pense, autrement dit, que nous devons ouvrir notre intelligence sans abandonner pour autant les cohérences qui l’ont portée. C’est même en la mettant en regard d’autres que l’on se rend compte combien cette forme d’intelligence a été singulière et inventive, au lieu de la traiter en banalité ou encore de la relativiser dès lors qu’on ne peut plus croire à son universalité.

Pouvoirs locaux : Selon l’attitude chinoise, l’événement se vit — me semble-t-il — plus doucement que chez nous. À vous lire, je comprends que la pensée chinoise nous entraîne à « faire avec » ce qui arrive, quitte à éroder l’événement pour éviter sa soudaineté. Est-ce exact ?

François Jullien : C’est vrai peut-être au point que le mot « événement » n’existe pas comme tel en chinois, ce qui explique d’ailleurs pourquoi le christianisme n’est pas entré en Chine. Le christianisme est la religion de l’Événement : il a produit un Avant et un Après (Jésus-Christ). L’idée qu’il y ait quelque chose qui vienne rompre le flux continu des choses, qui fasse brusquement rupture et soit saillant, ne s’entend guère, en revanche, dans la tradition chinoise. De façon générale, nous avons rendu compte de l’Histoire, en Europe, sur un mode événementiel ; et il a fallu attendre l’École des annales, au milieu du XXe siècle, pour remettre en question cette conception de l’Histoire. On s’est alors rendu compte que l’Histoire telle qu’on la concevait, c’est-à-dire à partir d’événements, n’était qu’une histoire superficielle. Les dates des batailles, des traités, la mort des rois, etc. : est-ce donc ce qui fait l’Histoire ? N’y a-t-il pas à tenir compte de ce que Fernand Braudel a appelé la « durée lente », le temps « long » et même sa « quasi-immobilité » ? Le grand chantier de Braudel a été la montée du capitalisme en Europe, entre la fin du XIVe et celle du XVIIIe siècle. Or, cette montée du capitalisme n’est-elle pas une « transformation silencieuse » parce que globale et continue ? Elle est à la fois économique, sociale et politique et s’étend dans la durée, au moins quatre siècles. Cela se passe partout, à Gênes, à Amsterdam, à Venise ; et il n’y a pas de héros, de grand Sujet, qui porte l’événement. Or, c’est là le vrai changement qui se produit dans l’espace européen, et même qui a fait l’Europe. Vis-à-vis de quoi les « grands événements » ne sont sans doute que des « affleurements sonores ».

Pouvoirs locaux : Pourriez-vous donner un exemple de cette histoire se tramant discrètement sous les « affleurements sonores » ?

François Jullien : Je prends souvent l’exemple le plus provocant, celui de la Révolution française que l’on considère, en France, comme l’Événement par excellence, même si on l’étale sur dix ans (1789-1799). Si l’on essaie de dire comment elle est advenue, on constate qu’elle résulte d’une mutation globale et continue – à la fois économique, sociale et politique – dont les grands événements seraient plutôt des repères. Une classe sociale remplace une autre : retrait de l’aristocratie et montée de la bourgeoisie – cela s’étend sur trois siècles de transformations silencieuses. Vis-à-vis de quoi les « causes » et les « explications » sont un peu courtes. Mais, en même temps, je ne me contente pas de troquer une intelligibilité pour l’autre, je ne renonce pas à l’importance de l’« évènement » dans son pouvoir fascinant (peut-être en partie mythologique) de surgissement. Car c’est lui qui a mobilisé des sujets dans leur capacité d’initiative, par suite dans leur conviction de devenir acteurs et promoteurs de l’Histoire, celle-ci se révélant alors la dimension moderne de l’humanité.

Pouvoirs locaux : Tout se transformerait de l’intérieur, par logique interne. Dès lors, la pensée de l’Être qui caractérise notre culture n’est-elle pas en peine pour se saisir du moment contemporain qui apparaît davantage comme traversé par des flux, de l’incertain et du mouvant ?

François Jullien : Penser en termes d’« être » assignable, déterminable, appartient, on l’a dit, à la grande scène grecque de la pensée. Penser selon la tradition chinoise, c’est penser en termes de flux, de vecteurs, facteurs, de yin et de yang. C’est penser en termes d’opposés complémentaires en corrélation où l’un ne va pas sans l’autre, comme l’adret et l’ubac de la montagne ou comme le Ciel et la Terre. Or, ne pouvons-nous pas tirer parti de ces deux approches, non pour les confondre, mais pour les croiser, les faire coopérer, en vue d’en constituer des « objets » de connaissance, mais tels qu’abordés aussi dans leur transformation et demeurant ouverts à l’évasif ?

Pouvoirs locaux : Je crois d’ailleurs que vous pensez le terme de « transition » comme une opposition complémentaire entre deux termes. Quels sont-ils ?

François Jullien : En latin, transitio signifie « passage », pensé comme un terme unique. Or, l’intelligence chinoise est de penser en deux termes opposés, mais corrélés. Le mot « chose » s’y dit « est-ouest » (dong-xi) ; le « monde » s’y dit « ciel-terre » (tian-di). De même, pour transition, il est dit « modification-continuation » (bian-tong), à la fois « bifurquer » et « hériter ». Et il est vrai que, dans la transition, il y a toujours en même temps de la modification et de la continuation à l’œuvre. Cela change et en même temps cela continue, ou plutôt cela change pour pouvoir continuer, sinon cela s’épuiserait. Car on pense alors en termes d’énergie, de souffle, de respiration (de qi). Toute l’Asie orientale pense à partir des saisons, même le rituel chinois en est profondément marqué. Or, les saison déplient exemplairement cette logique de  modification-continuation : on peut bien sûr distinguer deux saisons qui « modifient » (de l’hiver au printemps et de l’été à l’automne) et deux saisons qui « continuent » (du printemps à l’été et de l’automne à l’hiver). Mais la suite des saisons fait globalement apparaître ce qu’il faut continuellement de modification pour que la continuation puisse continuer. Il y a eu difficulté, en revanche, pour la pensée grecque, puis dans la pensée européenne, à se saisir de la transition, car la transition ne fait pas advenir « un monde d’après », tel un état séparé, en termes d’ « être », mais porte à penser un monde où modification et continuation non seulement sont inséparables, mais où l’une aussi porte à l’autre, ou mute en l’autre, en même temps qu’elles sont opposées. Y-a-t-il même alors vraiment de l’autre ?

Pouvoirs locaux : Que pensez-vous du terme de « différence ». Il est assez souvent utilisé, notamment en ce qui concerne l’action publique territoriale où il est question de différencier pour mieux tenir compte des spécificités locales. Est-ce là une façon de bien penser ?

François Jullien : Considérons d’abord la différence en son sens classique : c’est en effet le grand outil qui par distinction sert à classer et « spécifier ». « De différence en différence », comme dit Aristote, on parvient à « l’ultime différence » qui livre l’essence de la chose dans sa définition, autrement dit son identité. Par suite, la différence sert à ranger dans l’ordre du savoir : elle est le grand outil de la connaissance de l’Être dans ses genres spécifiques et ses propriétés. Mais hors de la détermination de l’Être ? Et connaître n’est-il que « spécifier » et ranger ? Il y a tout ce qui échappe au rangement comme à la spécification (et qui précisément n’est pas de l’« être »). Et ce savoir de rangement et de spécification n’est-il pas déjà, d’une certaine façon, un savoir mort ? En outre, ne faut-il pas distinguer le « spécifique » et le « singulier » ? C’est pourquoi je préfère penser par « écart » plutôt que par différence : l’écart n’opère pas une distinction qui spécifie, mais ouvre une distance qui met en tension. C’est une figure, non de rangement, mais de dérangement : l’écart sort de la norme et de l’attendu, du convenu, du bien connu (comme on dit « faire un écart » de langue ou bien de conduite). De là que l’écart est exploratoire : c’est une figure aventureuse. Car jusqu’où va l’écart ? Ainsi, dans le rapport entre les cultures, comme entre les langues-pensées de l’Europe et de la Chine, je ne compare pas, en termes de ressemblance et de différence, car le plus significatif échappe à ces rangements comparatistes ratant la vie du singulier. Mais j’envisage jusqu’où peuvent aller les écarts, entre ces langues et ces pensées, pour explorer les possibles de l’esprit et déplier les ressources culturelles – toujours singulières – de l’humanité. Cependant la pensée française contemporaine a fait de la « différence » bien autre chose.

Pouvoirs locaux : Quelle est cette fécondité nouvelle du concept ?

François Jullien : Elle a fait de la différence, découplée de la ressemblance, son fer de lance contre la pensée de l’Être en visant à renverser la métaphysique. Elle s’inspirait en cela de Nietzsche : il faut remonter à la différence des forces qui sont actives ou réactives, séparant les « forts » et les « faibles ». Comme aussi de la linguistique de Saussure : la langue n’est faite que de différences, tant du point de vue du signifiant que du signifié – s’y dissout la pensée d’un noyau d’ « être » comme entité. De là que « faire la différence » à été le grand mot d’ordre de la pensée française des années 68. Chez Foucault contre la classique « histoire des idées » : ce qu’il a nommé l’« archéologie » du savoir vise à rendre compte de différences qui ne se laissent pas réduire à l’unité et l’identité — que ce soient celles d’une « œuvre », d’une « tradition », ou de l’« esprit » d’une époque — car il faut accepter le disparate effectif des distributions, l’hétérogène et sa dispersion, et ceux-ci sont irrésorbables. Chez Deleuze pour qui de la différence vient l’intensité : la différence est le « fond » vibrant, fourmillant, des choses, en deçà des limitations et des oppositions qui n’en sont que des effets de surface. Il faudra donc s’attacher à « la différence en elle-même » ou mieux affirmer la différence : « la différence est derrière toute chose », mais « derrière la différence, il n’y a rien ». Chez Derrida enfin revenant à la nature différentielle du signe en même temps que tirant parti de l’autre sens du verbe « différer », au sens de différer dans le temps ou de retarder : la fonction du signe étant toujours de renvoi, tout se voit pris dans un mouvement de différance qui fait que l’être ne se présente jamais dans sa présence – Or, « être, c’est être présent », disait depuis les Grecs la métaphysique. C’est pourquoi la pensée de la Différence, ébranlant l’Un, l’identité, la re-présentation, et prônant par conséquent le décentrement, a mis ainsi en cause la Conscience, dans sa présence unitaire à soi ; et, par suite, la souveraineté du Sujet, travaillé qu’il est désormais par la différence et donc « fêlé » à jamais.

Pouvoirs locaux : À quoi peut nous servir encore cette élaboration ?

François Jullien : Je crois qu’elle a été très féconde pour saper la notion confortable de « fondement » sur laquelle reposaient trop commodément la pensée de l’Être et la métaphysique. Pour penser l’« ordre » du discours et la constitution des savoirs  (Foucault) ; ou pour rendre compte de l’art contemporain libéré de la représentation et conçu dans sa capacité d’une multiplicité de perspectives (Deleuze) ; ou pour inquiéter le vieux mythe de la présence assignable, et donc d’un « présent vivant » auquel on aurait d’emblée accès (Derrida). Reste à se demander quel serait le gain décisif de cette puissante élaboration de la Différence dans l’ordre de la pensée éthique et politique, par-delà la remise en question de l’humanisme et son soupçon de « répression » à l’égard de toute forme d’autorité. D’autre part, « renverser » – le grand mot d’ordre de cette pensée de la Différence – permet-il effectivement de s’affranchir de ce qu’on a renversé ? En triomphant de son opposé, ne reste-t-on pas sur le terrain, et donc dans les termes du Même ? Célébrer les « anarchies couronnées » peut-il ouvrir une politique ? Plutôt que d’ostensiblement « renverser », mais par là d’en rester dans les rets de termes qui ne sont qu’inversés, ne faudrait-il pas commencer plus discrètement d’ouvrir un écart vis-à-vis d’eux et, s’en  « écartant », quittant donc le terrain précédent, faire apparaître de nouveaux possibles dans la pensée 8

Pouvoirs locaux : Vous en revenez à votre philosophie de l’écart. En quoi celle-ci peut-elle nous servir aujourd’hui sur le terrain éthique et politique ?

François Jullien : Si l’on ne peut guère fonder une éthique et une politique sur la différence, c’est, pour le dire d’un mot, que la différence, si j’ose dire, « laisse tomber l’autre ». Et cela vaut aussi pour la pensée moderne de la différence, même si la différence s’y organise en « système », en « faisceaux » comme en « réseaux ». Quand vous distinguez A de B, lorsque vous avez obtenu la définition de A par différence d’avec B, vous laissez tomber B (dont vous n’avez plus besoin). La différence non seulement distingue, mais surtout elle isole. C’est pourquoi je « ne défends pas ma différence » ; et que la différence ne peut produire aucun commun. Or, l’écart fait exactement l’inverse : en même temps qu’il ouvre une distance entre deux termes, il les maintient en regard. Sinon ce n’est plus un « écart ». Aussi, maintenant en regard, il fait apparaître de l’« entre » en tension entre les deux. J’en reviens donc à la fonction de l’entre : c’est dans cet entre en tension ouvert par écart que se produit du commun, commun promu ou intensif. Car il y a deux sortes de commun : un commun faible, pauvre, d’assimilation (rendre semblable à soi) ; et un commun fort – « promu », intensif – parce que promu dans l’entre. Or, c’est de lui dont on a, je crois, besoin aujourd’hui pour penser le commun éthique et politique. Qu’est-ce qui produit un commun actif, en effet, si ce n’est cet entre ouvert par écart ? Car c’est de l’écart, et non de la différence, que l’un se tourne vers l’autre, ou que d’abord vient le désir – au lieu que chacun reste isolé de son côté. Déjà dans le couple, y compris le couple homosexuel où la fameuse « différence sexuelle » ne joue plus. Ou dans la famille : le commun y est produit par écarts entre parents et enfants : écarts d’âge, d’expérience, de langage, etc.

Pouvoirs locaux : À vous suivre, j’ai l’impression qu’entre le local et le national, ce pourrait être du même ordre ?

François Jullien : Que ce soit, non pas à partir des différences qui isolent, mais à partir des écarts et de la tension qu’ils génèrent que se produise un commun effectif me paraît à penser à tous les niveaux de la société. Si tant est qu’il s’agit bien d’« écart », c’est-à-dire d’une distance qui maintient en regard, et non d’une distance indéfiniment ouverte et conduisant à la séparation. Cela vaut donc aussi au niveau le plus général : écarts entre régions, entre centre et périphérie, entre professions, écarts d’activités ou de niveaux de vie, etc. Du moins si les uns restent effectivement tournés vers les autres, si la distance ouverte ne se distend pas et que se maintient actif le vis-à-vis. Quels seraient donc des vis-à-vis féconds et qui feraient nation ? Est-ce que, entre la commune et le département, il y a encore vraiment vis-à-vis ou faut-il supprimer cet échelon ? Ce qui fait qu’il y a intensité, donc aussi vie, que ce n’est pas « mort », c’est que se maintienne, avec le vis-à-vis, une égalité d’importance entre les deux côtés – sans qu’il y ait précédence, même s’il y a hiérarchie. Si l’un ne fait que se rattacher à l’autre, être pendu à lui, le vis-à-vis est perdu, la relation désactivée.

Pouvoirs locaux : C’est une vraie révolution culturelle de l’action publique que vous dessinez là.

François Jullien : Je ne crois pas que l’on puisse éviter aujourd’hui — si l’on veut sortir du « mou », de l’atonie dans lesquels on est — de s’interroger sur la capacité de vis-à-vis, c’est-à-dire de ce qui fait intensité. La France est « molle » et morne de ce qu’il n’y plus de lieux générant réciproquement d’intensité. Il faudrait, au contraire, penser, pour un lieu, quel qu’il soit, quels sont ses vis-à-vis pertinents, ceux qui sont actifs et productifs : de voir en quoi un village trouve du vis-à-vis en rapport aux autres villages, à la communauté de communes, au département. Même un village est conduit à explorer quelles sont les tensions fécondes qui, par écart, sont portées à y déployer une intensité de vie – façon de reconsidérer ce que j’ai appelé précédemment son « potentiel de situation ».

Pouvoirs locaux : Est-ce à dire que les lieux ont perdu en authenticité ?

François Jullien : C’est un terme dont je me méfie. Car l’« authenticité » en appelle à une « nature » dont on n’est jamais sûr et si tôt portée à se falsifier, surtout quand on se plaît à l’invoquer. Un village « authentique », c’est « couleur locale » et badigeonné… Dans « authentique », il y a trop souvent un jugement subjectif implicite mêlé de beaucoup d’imaginaire, alors même qu’on prétend atteindre la « chose même », donc un risque de posture et par conséquent d’imposture. Or, néanmoins, ce terme veut bien dire quelque chose. Je préférerai, pour ma part, parler d’« effectif », le terme peut-être le moins connoté, le moins déjà marqué de parti pris. Où est l’effectif d’où vient une intensité de vie ?

Pouvoirs locaux : Plutôt que de parler de différence, il conviendrait donc de défendre des singularités ?

François Jullien : Effectivement, je ne défends pas ma « différence », je défends – par écart – ma « singularité », ou plutôt la singularité qui me promeut en un « moi-même », dans mon « ipséité » : non pas ego, le moi qui s’impose, mais ipse, dit le latin – la possibilité d’être un soi-même. C’est tout autre chose. J’ai entendu, une fois, un maire prendre la parole en commençant par dire : « Il faut défendre nos différences… ». Ce slogan nous est, en effet, si familier.  Mais ne s’agit-il pas plutôt de défendre des singularités, c’est-à-dire de pouvoir être chacun un « sujet », dans son initiative de sujet et unique chacun comme il est. D’autant plus que c’est dans l’écart ouvert entre ces singularités – ces singularités elles-mêmes se rehaussant par écarts – que se produit un commun intensif, par suite une communauté vivante. N’est-ce pas ce qui serait au cœur du politique ?

Pouvoirs locaux : Paris est singulier, les provinces sont singulières – Or, ils s’opposent. Comment y remédier ?

François Jullien : La pensée des écarts et de l’entre ouvert activement par eux me paraît essentielle pour penser ce qui peut faire communauté aujourd’hui au niveau d’un « territoire ». Si l’on ne prend plus Paris et la province comme étant deux opposés, mais qu’on sonde leur capacité d’écart et ce qu’elle promeut entre eux, la chance de la France est bien qu’elle abonde en écarts. Peut-être encore plus que tout autre pays, la France est riche de ses écarts, et déjà dans ses paysages, car c’est la tension par écart qui déjà fait « paysage » : écarts entre ses diverses montagnes, entre l’Océan et la Méditerranée. Opposer Paris et la province est une perte des deux côtés, car il faut que de leur vis-à-vis apparaissent réciproquement leurs « ressources ». Mais, pour qu’il y ait « écart » et vis-à-vis, et par conséquent ressources, il faut que se maintienne l’« en regard ». Le problème, c’est quand « Paris » ne regarde plus la « province » et que la « province » ne regarde plus « Paris » : que chacun se bloque dans sa position fermée et s’isole.

Pouvoirs locaux : Le problème est que la métropole ne regarde plus le village et inversement ?

François Jullien : Je connais le maire d’un petit village qui veut en faire une ville. Or, non, c’est un « village »… Il y a là ressource ou fécondité de village. Mettre un panneau « centre-ville » dans ce village, c’est gentiment absurde parce que c’est jouer à quelque chose qu’on n’est pas et qu’on n’a pas à être. Ce qui est important — valorisant — est, je l’ai dit, le singulier dans son unicité. Or, tandis que la différence enferme dans une identité, l’écart met réciproquement en valeur des singularités ; et, dans leur tension, se promeut un commun effectif.

Pouvoirs locaux : On peut penser Paris par rapport à son autre, la Province. Mais l’État, à partir de quel autre, faut-il le penser ?

François Jullien : Il faudrait aussi penser l’État par rapport à son autre, penser l’État par écart avec ce qu’on peut mettre en regard de lui, pour l’instaurer en réciprocité, au lieu de l’isoler et de le statufier. En pensant l’« État » seul, j’en fais ce qu’en fait la métaphysique de l’Être, à savoir une entité hiérarchique dominante – ce dont souffre l’« État » aujourd’hui ; mais cela n’implique pas non plus qu’il n’y ait plus d’ « État ».

Pouvoirs locaux : Il y a un terme que nous n’avons pas encore évoqué, c’est celui de « centre ». Est-ce que ce terme favorise l’écart ou au contraire nous éloigne d’un écart possible ?

François Jullien : Je crois qu’il y a deux pensées possibles de ce qu’on appelle un  « centre ». Soit on assigne le centre — en termes d’« être » — et on en fait un lieu unique, enfermé dans ses caractéristiques. Soit on pense comment tout lieu peut valoir aussi en « centre », ou milieu, par ce qui peut s’y croiser et par là devenir un pôle d’intensité – plutôt qu’un point central, fixé, d’identité. 

Pouvoirs locaux : Peut-on aligner « local » et « lieu » ?

François Jullien : Je ne sais pas si j’alignerais « local » et « lieu ». Le local devient fatalement exigu en s’opposant au « global », alors qu’un lieu demeure immense, si réduit qu’il soit, et que l’on ne saurait lui trouver d’opposé. Un lieu, en tant que tel, est notre ancrage dans l’effectif et c’est ce qui le rend précieux. Mais la France est-elle en capacité d’activer ses lieux ? Car tant de « valorisations » touristiques en tarissent les ressources en les mettant sous cellophane soit disant pour les promouvoir : ces images d’Épinal les stérilisent et font perdre ce qu’ils ont d’ « incommensurable » par leur singularité. Car des lieux sont sans commune mesure les uns avec les autres ; et je crois que voyager, c’est justement sonder une telle incommensurabilité des lieux. On croit avoir vécu une continuité durant le voyage ; Or, il n’y a plus de commune mesure – il y a hiatus – du lieu quitté au lieu d’arrivée. Voyager, c’est, pour moi, défaire la commune mesure sous laquelle on range d’ordinaire tous les lieux et qui dès lors les appauvrit : cela pour pouvoir justement percevoir le singulier d’un lieu, et ce au point qu’il puisse faire événement dans ma vie. Si je vais en Bretagne, je vis chaque fois quelque chose qui me défait par ce qui s’y découvre d’incommensurable d’avec tout autre lieu, d’où le vertige éprouvé. Sinon, on n’a fait que se déplacer, on n’a pas commencé de « voyager », c’est-à-dire d’éprouver, non pas tant la « différence », une fois encore, que — par écart — l’incommensurabilité des lieux 9.

Pouvoirs locaux : Revenons au territoire, c’est un terme très utilisé pour parler d’espaces très « différents » les uns des autres. Que vous inspire-t-il ?

François Jullien : Il a son pluriel qui est une bonne chose. « Territoires » s’est réinventé, me semble-t-il, pour dire l’aboutissement de la décentralisation : il n’y a plus désormais que des territoires, « Paris » en est un également, le terme est égalitaire. Mais ce terme pour autant n’est pas neutre : on peut y craindre l’idée de « marquer son territoire », donc de se l’approprier contre d’autres. Le terme, lui aussi, est à dialectiser pour qu’il ne soit pas porté à se figer : apprendre à « dé »- et « re-territorialiser », comme l’a dit Deleuze. Car il faut garder nos concepts en tension, ne pas les laisser s’enliser dans une adéquation stérile qui devient « coïncidente » et finit par bloquer.

Pouvoirs locaux : Le négatif est ce qui (se) bloque ?

François Jullien : Ce qui, se bloquant, s’installe dans son « être », s’« essentialise », se stérilise et ne travaille plus. C’est bien vis-à-vis de quoi il faut ouvrir un « écart ». Car en ouvrant un écart vis-à-vis de ce qui s’est bloqué, on rouvre du même coup des possibles dans une situation qui s’est figée. Ces possibles ne sont pas des « fins » projetées, mais ce qui remet la situation en chantier ; et cette ré-ouverture des possibles n’est pas que consécutive à l’écart, elle est inscrite en lui, va de pair avec lui — il n’y a pas là deux temps successifs comme entre la théorie et son application . 

Pouvoirs locaux : C’est ce que vous appelez « dé-coïncider », concept plus récent de votre travail et de votre engagement ?

François Jullien : Ce qui bloque, en effet, est que les choses s’installent dans leur adéquation d’ « être », « coïncident » avec elles-mêmes et s’enlisent dans cette adéquation. Vous me direz qu’une adéquation en soi est positive et satisfaisante : « ça colle ». N’a-t-on pas défini la « vérité » elle-même comme l’« adéquation » de la chose et de l’esprit ? Mais justement de ce que l’adéquation soit satisfaisante, elle se satisfait de son adéquation, s’y enlise et s’y stérilise : « ça colle » au sens, cette fois, de ce qu’on s’y englue. Le positif de l’adéquation verse alors en positivité, positif mort parce que devenu stérile et qui se mue secrètement en négatif. Or, ce concept est le plus général.

Pouvoirs locaux : Vous pouvez l’illustrer ?

François Jullien : Un artiste n’est artiste qu’autant qu’il ouvre un écart et « dé-coïncide » de l’art déjà fait. Sinon, son œuvre est sans doute reconnue, mais elle n’est plus à l’œuvre. De même, je ne « pense » qu’autant que je dé-coïncide du déjà pensé, et même de ce que j’ai déjà pensé. Sinon, ma pensée sera aisément approuvée, mais ne travaille plus. Ce concept – en procédant lui-même de celui d’écart en même temps qu’il l’inscrit dans un déroulement – en prend une dimension éthique et politique. Et d’abord, je ne vis effectivement que si j’ouvre un écart vis-à-vis de ce que j’ai vécu, dé-coïncide du déjà vécu. Sinon, ma vie ne fait que se répéter, elle est « bloquée » et verse dans la « non-vie ». La non-vie, c’est quand on croit qu’on vit, mais qu’on ne vit pas vraiment : qu’on n’est plus que dans un semblant de vie – Or, celui-ci ne cesse de s’infiltrer et de s’immiscer dans nos vies. Il en va de même à l’égard d’autrui : je ne rencontre autrui – ce qui est bien au départ de l’éthique – qu’autant que je dé-coïncide de moi-même, ouvre un écart d’avec moi-même, sinon je ne fais que croiser l’Autre ou l’assimiler 10

Pouvoirs locaux : En politique ?

François Jullien : Ne croyez-vous pas que la France est bloquée aujourd’hui dans des adéquations figées qui la paralysent ? Concernant le travail, les relations de pouvoir et d’autorité et peut-être aussi dans le rapport de l’État aux collectivités, etc. Or, ces adéquations figées, on ne peut pas les « renverser » – qui en aurait la force ? Et les « dénoncer » ne sert à rien. On ne peut que les « fissurer », ouvrir un écart en elles pour remettre la situation en chantier. Et cela là où l’on est : chacun est appelé à fissurer les coïncidences installées dans lesquelles il se voit bloqué. Ce concept est égalitaire et de terrain : il n’a rien de hiérarchique, il ne passe pas non plus par le rapport théorique-pratique,  la pratique risquant toujours d’être en déperdition par rapport à la théorie et son idéalité. Il ne dépend pas non plus de principes ou de fins, qui toujours sont idéologiques : il est d’emblée dans l’effectif. Pour peu que je fissure un tant soit peu la situation, bloquée comme elle est, j’y retrouve une marge de manœuvre et la remet en chantier : je m’y promeus de nouveau en « sujet », au lieu de subir passivement ce blocage et sa stérilité. Fissurer est un verbe modeste, il est vrai, mais il est d’emblée à l’œuvre et redonne une initiative. En même temps, une telle dé-coïncidence ne se programme pas. Elle ne peut se constituer ni en « méthode », qu’on projetterait d’avance ; ni en « recette », qu’on ne ferait qu’appliquer. Elle appelle chaque fois un diagnostic de la situation dans laquelle on est engagé pour y déceler ce qui en est venu à la bloquer. Je l’ai nommée un « art d’opérer » 11.

Pouvoirs locaux : Vouloir s’instaurer de plain-pied dans l’effectif, par dé-coïncidence, c’est tenter de s’affranchir de l’idéologie ?

François Jullien : En effet, une « idée » qui est collectivement assimilée, donc n’est plus interrogée, n’est plus inquiétée, devient de l’« idéo-logie ». Du coup, elle s’installe dans son évidence et suscite une adhérence : elle a tôt fait de devenir une obédience à laquelle on est passivement soumis. Notez que j’ai parlé ici de « collectif » et non de « commun » : le collectif est agrégatif et fait masse ; le commun, quant à lui, relève du partage : en se promouvant dans l’entre ouvert par écart, il est non pas cumulatif, mais intensif, et c’est bien pourquoi il est au cœur du politique. La coïncidence est idéologique, mais tout autant la « contre-coïncidence », qui n’est qu’une coïncidence inversée, et tout aussi facile à véhiculer :  la contre-coïncidence n’a fait que prendre le parti contraire, sans songer à remettre en question les termes du débat et ses présupposés ; elle conduit tout autant à l’immobilité, ne fait guère avancer. Or, ce phénomène est d’autant plus important aujourd’hui que les médias sont les grandes machines à produire et véhiculer la Coïncidence idéologique qui leur assure leur audience. On y dit bien sûr qu’on « débat », mais on n’y débat que de ce qui est déjà installé dans le « débat », à titre de « débattable » : notre débat public n’est-il pas déjà très coïncidant ? La dé-coïncidence, en revanche, est discrète, mais d’emblée elle opère.

Pouvoirs locaux : Pouvez-vous être plus concret, puisqu’il s’agit de « terrain » ?

François Jullien : Plus concrètement encore, « coïncider », c’est « cocher des cases ». Or, il est toujours tentant, dans l’administration et la gestion des choses, de « cocher des cases » : elles suscitent d’avance l’approbation, ne remettant rien en question. Quand on présente par exemple à une commune ou une communauté de communes un projet d’urbanisme ou paysager, va-t-on se contenter d’appliquer la grille coïncidente d’évaluation (quant au « vert », au CO2, etc.) ? Ou bien considérera-t-on le projet dans sa singularité et son inventivité ? 

Pouvoirs locaux : Comment la dé-coïncidence peut-elle opérer dans les « territoires », en rapport à la décentralisation 

François Jullien : Le préfixe - (dis- en latin) peut signifier deux choses : soit l’inversion, soit la séparation. « Dé-faire » est le contraire de « faire », son inversion. La séparation, quant à elle, dit la possibilité d’un écart. Qu’en est-il, par exemple, de la « dé-croissance » ? Est-ce seulement aller à l’encontre de la croissance, la dénoncer, y renoncer ? Ou bien ne pourrait-on pas fissurer le modèle coïncidant de la croissance, ouvrir un écart en lui et, s’en séparant, rouvrir du même coup un autre avenir à la croissance ? Il en va de même pour la décentralisation. Soit on la considère comme l’inverse de la centralisation : les Girondins contre les Jacobins, la province contre Paris. La politique ne fera plus qu’alterner alors entre l’un et l’autre, dans un mouvement machinal et stérile de balancier ; ou bien l’on proclame la décentralisation, mais on revient par dessous à la centralisation… Soit on considère la dé-centralisation comme ouvrant un écart dans la centralisation, fissurant ce qu’elle a figé. Et, du même coup, par dé-coïncidence, on pourra ouvrir alors des possibles qu’on n’avait pas imaginés.

Notes de bas de page

  • 1 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 32

  • 2 Cf. chap. 3 de mon essai Cinq concepts proposés à la psychanalyse, Grasset, Paris, 2012 ; rééd. « Le Livre de Poche », Paris, 2013

  • 3 Cf. mon essai Ce Point obscur d’où tout a basculé, Éditions de l’Observatoire, Paris, 2021 ; rééd. De l’évasif, coll. « Alpha », Éditions de l’Observatoire, chap. 5

  • 4 Cf. mon essai Le Détour et l’accès, Stratégies du sens en Chine, en Grèce, Grasset, Paris, 1995, rééd « Points » Seuil, 2010

  • 5 Cf. mon essai Le Traité de l’efficacité, Grasset, Paris, 1996, chap. 2 et Conférence sur l’efficacité, PUF, Paris, rééd. 2020

  • 6 Cf. mon essai Nourrir sa vie à l’écart du bonheur, Seuil, Paris, 2005 ; rééd. « Points » Seuil, 2015

  • 7 Cf. Mon essai Les Transformations silencieuses, Grasset, Paris, 2009 ; rééd. « Le Livre de Poche », 2014

  • 8 Cf. Mon essai Rouvrir des possibles, Éditions de l’Observatoire, Paris, 2023 (« Note sur différence et dé-coïncidence » en fin d’ouvrage)

  • 9 Cf. L’Incommensurable, Éditions de l’Observatoire, Paris, 2022, chap. 5

  • 10 Cf. mon essai De la vraie vie, Éditions de l’Observatoire, Paris, 2020

  • 11 Cf. Mon essai Rouvrir des possibles, Décoïncider, un art d’opérer,