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La fabrique contemporaine des territoires

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La Fabrique contemporaine des territoires est un ouvrage collectif publié sous la direction de Rémi Barbier, professeur de sociologie à l’ENGEES et de Philippe Hamman, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg. Leurs thèmes de recherche s’inscrivent dans le champ de la sociologie urbaine et portent sur la gouvernance territoriale, les controverses environnementales ou encore le développement urbain durable. Cet ouvrage collectif propose une réflexion pluridisciplinaire et transversale à propos du territoire. En se focalisant principalement sur les politiques environnementales, les différents articles mettent en lumière les contradictions, les tensions et les innovations qui façonnent les contours des territoires, ainsi que leurs institutions et leurs instruments d’action publique. Pour cela, ils articulent une réflexion théorique, une démonstration empirique et un discours plus normatif. Ils mènent ainsi une réflexion sur les leviers d’action permettant notamment de relever le défi de la crise écologique à cette échelle.

Comprendre ce qu’est un territoire

Par une approche sociologique, l’ouvrage décortique la notion de territoire. Les auteurs soulignent l’utilisation fréquente de ce terme polysémique dans les discours contemporains. Pour comprendre sa diversité sémantique, l’ouvrage s’interroge sur les manières contemporaines de « faire territoire. » Ce processus apparaît complexe et ambigu puisqu’il est traversé par diverses tensions.

Cet ouvrage collectif propose une réflexion pluridisciplinaire et transversale à propos du territoire. En se focalisant principalement sur les politiques environnementales, les différents articles mettent en lumière les contradictions, les tensions et les innovations qui façonnent les contours des territoires, ainsi que leurs institutions et leurs instruments d’action publique.

Patricia Zander met en lumière une première tension entre l’unité du territoire et la promotion concomitante de sa diversité. Il apparaît ainsi comme un « lieu d’expérience du monde qui porte en lui les paradoxes de la modernité » (p. 23).

En reprenant le concept anglo-saxon de Place, elle explique que le territoire est avant tout un « lieu unique qui se définit d’abord par sa localisation dans l’espace et qui possède des limites claires, des frontières, et un nom ». En ce sens, il est « un lieu porteur d’identité individuelle et collective » (p. 23). Néanmoins, celui-ci porte en lui « une diversité qu’il doit en permanence contenir pour éviter sa dislocation » (p. 23). Cette diversité est d’ailleurs alimentée par la mondialisation. Ce processus encourage la compétitivité des territoires qui cherchent alors à attirer des personnes et des activités nouvelles. La mondialisation a d’ailleurs pour corollaire la reconnaissance des métropoles, ce qui contribue au renforcement de la différenciation territoriale. Traversés par ces différents flux, les territoires apparaissent de plus en plus comme « des lieux sans limite aux identités multiples » (p. 23) au risque d’alimenter un « trouble des identités territoriales » (p. 24) et d’être sources d’inégalités.

Ces tensions alimentent aussi plusieurs antagonismes autour de leurs objectifs d’action publique. Josiane Stoessel-Ritz et Maurice Blanc montrent que les territoires doivent se développer économiquement tout en favorisant le lien social et les solidarités. Cette contradiction conduit à plusieurs écueils. Cela peut entraîner des phénomènes de ségrégation spatiale. Il est aussi complexe de définir la bonne échelle d’intervention pour allier ces deux objectifs. Les limites du territoire oscillent entre distance et proximité. Le village apparaît comme un espace trop enserré pour le développement local. Les échelles intercommunale et métropolitaine sont donc privilégiées pour l’intervention économique. Au contraire, l’échelle

infra-communale est privilégiée pour déployer les politiques de la ville, pourvoyeuses de solidarités et de liens sociaux. Néanmoins, le développement de l’économie sociale et solidaire dans la mesure où « elle produit des biens et services collectifs qui ne visent pas le profit, mais l’utilité sociale et le bien commun par le lien social et les solidarités territoriales » (p. 32), permet d’allier ces différents objectifs.

Par ailleurs, Philippe Hamman met en évidence la tension entre le répertoire du développement territorial et celui de l’environnement. Pour cela, il évoque le processus de « territorialisation du répertoire environnemental » (p. 38) : celui-ci interroge la bonne échelle de l’action publique environnementale ainsi que l’adaptation des autres politiques publiques à cet objectif de soutenabilité. Divers conflits peuvent émerger : l’effet NIMBY peut être observé lorsque les acteurs territoriaux rejettent cet objectif. C’est le cas de l’installation des éoliennes parfois contestée afin de préserver le paysage. Pour dépasser ces tensions, des actions publiques « hybrides » alliant développement économique et environnement sont mises en place au risque d’y diluer l’enjeu environnemental. C’est le cas du marketing territorial avec le palmarès des villes les plus vertes ou encore de l’éco-capitalisme qui promeut les mobilités douces et partagées.

Néanmoins, si l’un des enjeux de la territorialisation des politiques environnementales est de limiter l’étalement urbain au profit d’une ville dense, cet objectif peut aussi alimenter les inégalités socio-territoriales comme en témoigne la crise des Gilets Jaunes (2018). Pour autant, la territorialisation des politiques environnementales fait également naître des innovations parfois issues directement des citoyens à l’image des coopératives d’énergie citoyenne. Si le territoire semble traversé par des dynamiques plurielles, parfois antagonistes et qui sont sources aussi bien de conflits que d’innovations sociales, il convient de comprendre comment celui-ci peut être administré et gouverné.

Comment le territoire est-il administré et gouverné ?

En mobilisant des concepts principalement issus de la science politique, l’ouvrage s’intéresse à la manière complexe dont les territoires sont administrés et gouvernés par une pluralité d’acteurs situés à des échelles institutionnelles multiples.

L’ouvrage met en lumière l’enchevêtrement des différents échelons institutionnels dans l’administration du territoire. Philippe Hamman aborde la manière dont l’État met en place sa politique de décentralisation territoriale en évoquant le problème du « mille-feuille territorial » identifié par la Cour des comptes. Cette expression employée péjorativement révèle la nécessité, pour l’État, d’articuler les différents niveaux de l’architecture territoriale dans l’objectif de la rendre plus claire et optimale. L’auteur cite la loi MAPTAM (2014) qui érige les régions en tant que chef de file des politiques d’aménagement du territoire alors que la loi NOTRe (2015) renforce leur pouvoir. Le projet de loi 4D (2021) est, quant à lui, le fruit de la pression des élus locaux souhaitant une « gestion plus partagée des affaires publiques. »

Joana Guerin pose ensuite la question de la bonne échelle de la mise en œuvre de l’action publique. À travers l’exemple de la politique de l’eau, elle démontre qu’il est difficile de la définir car il existe des incertitudes autour du périmètre le plus pertinent pour traiter un problème (p. 56). Certains problèmes dits pernicieux font intervenir une pluralité d’acteurs et d’échelles de gestion rendant impossible la définition d’une unique échelle de façon fonctionnelle. Il s’agit d’un choix politique dont l’appréciation évolue en fonction du lieu, du temps et des acteurs concernés.

L’enchevêtrement de ces échelles institutionnelles fait penser que l’État est un acteur parmi d’autres au sein de la gouvernance territoriale puisque les collectivités territoriales sont aussi pourvues d’un certain nombre de compétences. Néanmoins, Joana Guerin démontre, qu’en dépit d’une période de desserrement du verrou de l’État (1975-1995), celui-ci conserve un rôle majeur dans la gestion des territoires. On observe une modification substantielle de son rôle plutôt que sa disparition (R. Esptein). Cette recomposition de l’État nécessite une collaboration avec les collectivités locales par la mise en place de nouveaux instruments d’action publique comme la contractualisation, ou les appels à projet.

Afin d’étudier comment cette collaboration est mise en place, l’ouvrage s’attache à comprendre « qui gouverne » le territoire. Carine Heitz et Joana Guerin interrogent la notion de gouvernance définie comme un « processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux et d’institutions, en vue d’atteindre des objectifs définis et discutés collectivement » (p. 71). Celle-ci se substitue à la notion de gouvernement caractérisé par une « forte centralisation publique et une faible participation des autres acteurs » (p. 71) et tend à repositionner l’État comme un acteur parmi d’autres bien que l’article précédent nuance cette thèse. La gouvernance territoriale, qui émane du concept de gouvernance, traduit « l’adaptation du fonctionnement étatique à des échelles multiples » (p. 71). Elle est intersectorielle et multiniveaux.

La complexité de la gouvernance territoriale peut être source de conflits, puisqu’il n’y aurait plus « de pilote dans l’avion » (p. 73) pour réguler les intérêts contradictoires des différents acteurs. Par exemple, l’installation des éoliennes dans le Haut-Vivarais était source de conflits, puisque les uns y voyaient une opportunité d’offre énergétique plus durable, les autres une atteinte à leur cadre de vie.

Néanmoins, la gouvernance encourage la concertation entre les différents acteurs dans la mise en œuvre de l’action publique afin de redéfinir un « bien commun local » ou un « intérêt général territorialisé » (p. 74).

La question de la gouvernance nous invite à nous interroger sur la participation des citoyens à la décision. Dans les années 1970, une critique a été émise sur la technicisation croissante des décisions politiques et a encouragé la mise en place de dispositifs de démocratie participative. Maurice Blanc et Catherine Heitz notent que l’institutionnalisation de cette dernière s’effectue à deux niveaux en France : dans les conseils de quartier au niveau infra- communal et dans les conseils de développement au niveau supra-communal. Ces derniers peuvent prendre la forme d’ateliers d’urbanisme pour aménager la ville ensemble ou bien des budgets participatifs par exemple.

Néanmoins, plusieurs difficultés entravent la mise en œuvre des dispositifs participatifs. S’il est plus facile de mettre en œuvre la participation à l’échelon d’un petit groupe, des rivalités tenaces peuvent paralyser le processus participatif. Les élus locaux « confisquent » parfois le processus de décision. La participation peut, en effet, être utilisée comme un processus de justification d’une décision déjà prise ces derniers.

Administrer et gouverner le territoire apparaît donc complexe. Comment est-il alors possible de le transformer face au défi écologique ?

Transformer le territoire

Par une approche davantage urbanistique, la dernière partie de l’ouvrage s’attache à présenter plusieurs dispositifs techniques ainsi que des pratiques sociales qui contribuent à la transformation du territoire en lien avec la transition écologique. Les différents exemples développés mettent en lumière le niveau élevé de conflictualité et d’ambiguïté de ces dispositifs traversés par des rapports sociaux antagonistes.

Patricia Zander et Rémi Barbier s’intéressent au projet de territoire. La loi Voynet (25 juin 1999) fait obligation aux pays et communautés de se doter d’un tel projet, qui consiste en une stratégie pluriannuelle déclinée en un programme d’actions. Le développement de ce dispositif témoigne d’un rééquilibrage entre l’État et les collectivités au profit de celles-ci dans la mesure où il incombe aux acteurs locaux de construire et d’énoncer une stratégie pour leur territoire. Le développement de ce dispositif s’inscrit dans un renouvellement de la planification territoriale qui rompt avec une approche hiérarchique et descendante au profit d’une approche stratégique et proactive (p. 88). En fixant une orientation sur le temps long, le projet de territoire favorise le travail en réseaux, en mobilisant des acteurs divers comme les spécialistes de l’ingénierie territoriale et les porteurs politiques du projet.

Le projet de territoire s’articule avec un autre dispositif, la prospective présentée par Sara Fernandez et Benoît Labbouz. Conceptualisée par le philosophe Gaston Berger (années 1960), la prospective consiste en « l’élaboration, fondée sur des méthodes réfléchies, de conjectures, sur l’évolution et les états futurs de systèmes dont l’avenir est perçu comme un enjeu » (p. 94). L’idée est de produire des scenarios, c’est-à-dire une histoire possible du futur, afin de produire des savoirs nouveaux pour une meilleure représentation des contextes d’action. Cela constitue une aide à la décision stratégique à long terme en réunissant un réseau d’acteurs au sein d’un forum de discussion collective. Les « Ateliers du territoire » sont un exemple d’instrument prospectif utilisé par l’État dans le secteur de l’aménagement du territoire afin de résoudre les difficultés qu’il rencontre sur certains territoires. Pourtant, si la prospective permet d’avoir une vision sur le long terme, cette démarche est critiquée car elle ne prend pas en compte l’urgence d’agir rapidement sur les questions environnementales.

Le troisième dispositif présenté par Sara Fernandez concerne les indicateurs chiffrés. En proposant une représentation objectivée du réel, ils sont utiles pour les collectivités territoriales dans la mesure où elles doivent démontrer aux financeurs que leurs projets sont solvables. La commensuration, qui se fonde sur des « jugements et des négociations qui qualifient et catégorisent ce qui doit être mesuré, agrégé, ordonné » (p. 104), est ainsi « une forme de dépolitisation des problèmes par l’optimisation, la mise en équivalence entre des bénéfices et des efforts » (p. 106).

Mais ces données chiffrées demeurent une ressource politique symbolique puisque « des groupes peuvent contester les nombres, refuser les réductions qu’ils opèrent, s’opposer aux relations qu’ils établissent entre des entités aux qualités pourtant très disparates » (p. 102). Il existe pourtant rarement un consensus sur le potentiel environnemental à optimiser et sur la façon de l’optimiser. L’article prend l’exemple de la restauration d’une rivière qui ne fait pas consensus. En fonction des visions différentes, « elle peut viser l’amélioration de la connectivité fluviale pour permettre la migration des poissons alors que certains acteurs peuvent considérer que les barrages existants doivent être maintenus pour éviter que les sédiments accumulés derrière ne soient relargués en aval, surtout s’ils sont pollués » (pp.107-108).

Enfin, l’ouvrage se termine par une réflexion sur les outils discursifs et les pratiques sociales utilisés par les acteurs dans la gestion de projet à l’échelle territoriale. Tout d’abord, Rémi Barbier évoque l’acceptabilité sociale. S’il n’existe pas de définition consensuelle, l’idée d’un « permis social d’opérer », au côté du permis juridique nécessaire aux installations, émerge au sein du secteur de l’aménagement du territoire. Le développement de ce discours est issu des aspirations contemporaines à la participation mais prend également « acte de manière pragmatique du rapport de force de force que les objecteurs sont susceptibles d’établir avec les promoteurs du projet » (p. 110). En effet, une innovation est susceptible de susciter la résistance du monde social que le concept d’acceptabilité sociale tente de résorber.

Néanmoins, si leur usage est progressivement théorisé académiquement, elles font également l’objet de critiques. D’abord, si cette démarche apparaît pertinente pour donner « une image globale ex ante d’une activité ou d’une technologie dans l’opinion publique » (p. 111), elle ne permet pas de saisir leurs évolutions dans le temps. Par ailleurs, cette méthode serait aussi un moyen pour l’État de contourner les résistances sociales en rendant acceptable un projet impopulaire par le biais de la consultation. Cette méthode aurait pour objectif caché de « clore le temps de l’expression légitime » (p. 112).

Enfin, Rémi Barbier s’intéresse à la théorie du comportement, issue du champ de la psychologie sociale, afin de comprendre comment réussir la transition écologique. Il part du postulat que « les innovations technologiques et les investissements dans les équipements collectifs ne suffiront pas à faire émerger des territoires résilients et durables » (p. 117). Il faut agir sur les comportements des individus afin de faire évoluer des habitudes en matière de mobilité, ou pour la gestion des déchets. Cette théorie suppose de donner à un individu une nouvelle instruction comportementale à travers la communication persuasive.

Alors que les comportements seraient guidés par « un calcul rationnel guidé par l’intérêt pécuniaire » (p. 119), cela peut se traduire par une série d’incitations alignant les intérêts individuels et collectifs. Par exemple, « le tarif de l’eau augmente avec l’augmentation de la consommation, de sorte à transmettre au consommateur un signal sur l’intérêt à économiser la ressource » (p. 119).

Il pourrait, toutefois, être intéressant de relativiser la présupposée rationalité des agents. L’auteur précise qu’un choix politique initial s’opère pour cibler quels comportements il faut changer plutôt que d’autres. Plutôt qu’une rationalité purement écologique, les jeux conflictuels des acteurs gouvernent ce choix, ce qui provoque parfois des changements à la marge.

Transformer le territoire nécessite donc la mise en place de dispositifs techniques et de pratiques sociales et discursives, vecteurs de changement. Néanmoins, ces différents instruments sont eux-mêmes traversés par des conflits puisque les acteurs y apposent des intérêts et des visions du monde parfois antagonistes. Transformer le territoire apparaît donc comme un processus complexe et incrémental.

Synthétique et accessible, l’ouvrage offre aux lecteurs un panorama des enjeux traversant les territoires. Il constitue une introduction pertinente à ces questions car des pistes de réflexions et des exemples foisonnants y sont présentés. À présent, il serait intéressant d’approfondir certains éléments par des études empiriques davantage focalisées sur l’une des problématiques soulevées par l’ouvrage.