Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

« Le fédéralisme est exigeant et suppose un sens aigu des responsabilités à tous les niveaux de l’État. » (Version Française)

Entretien avec Markus DIETH, président de la Conférence des Gouvernements cantonaux

Acheter - 4 €

Pouvoirs Locaux : Quel est le rôle des cantons dans l’action publique suisse ?

Markus Dieth : La Suisse est un pays fédéral, pratiquant la démocratie directe et qui accorde
une grande importance au principe de subsidiarité. De nombreux dossiers importants aux
yeux des citoyens relèvent de la compétence des cantons et parfois même des communes. Je
pense à l’enseignement, à la politique des transports, à la police, à la collecte des impôts, etc.
. Chaque canton dispose de son propre gouvernement, élu directement par les citoyens. Les
cantons sont donc très présents dans la vie publique et politique suisse et assument des tâches
majeures.

Pouvoirs Locaux : Quelle position adoptent les différents cantons vis-à-vis de l’État fédéral ? Est-ce une relation de pleine collaboration ? Existe-t-il une forme de rivalité ?

Markus Dieth : Les cantons, alors indépendants, ont eux-mêmes décidé en 1848 de se réunir
pour former un État fédéral. La Confédération est composée de cantons et dépend d’eux. Les
cantons ont donc, par définition, une position forte. À cela s’ajoute une connexion
institutionnelle étroite. Premièrement, la Constitution fédérale accorde aux cantons le droit de
participer au processus de décision au niveau national (articles 45 et 55 de la Constitution).
Deuxièmement, la Suisse dispose d’un Parlement fédéral bicaméral, avec deux chambres aux
compétences égales. Le corps électoral de chaque canton envoie deux représentants au
Conseil des États, la Chambre haute. Troisièmement, les cantons sont souvent responsables
de la mise en œuvre du droit fédéral et, au fil des années, le dialogue et la coopération entre la
Confédération et les cantons se sont renforcés.
En 1978, le « Groupe de contact Confédération – cantons » a institutionnalisé pour la
première fois un dialogue régulier entre le Conseil fédéral et les gouvernements cantonaux et,
depuis 1993, la Conférence des gouvernements cantonaux (CdC) représente les cantons
auprès du Conseil fédéral et du Parlement. Après la création de la CdC, le « Dialogue
confédéral » a pris le relais en 1997 de l’organe de contact. Réunissant régulièrement des
délégations du Conseil fédéral et des cantons, il permet un échange d’informations et
d’opinions sur des thèmes d’actualité et les projets en cours ainsi qu’une coordination
politique entre les niveaux fédéral et cantonal. Le « Dialogue confédéral » a lieu au moins
deux fois par an. En outre, la Confédération et les cantons mènent depuis 2012 un dialogue
régulier sur les questions européennes (« Dialogue Europe »).

Pouvoirs Locaux : Quelles sont les relations entre les cantons francophones,
germanophones, et italophones ? Qu’en est-il de la gestion des rivalités historiques
inter-cantonales ?

Markus Dieth : La Constitution donne mission aux cantons et la Confédération de maintenir
la diversité culturelle et la cohésion interne. La cohésion nationale ne peut exister sans
compréhension mutuelle ni sans l’« unité dans la diversité », évoquée dans le préambule de la
Constitution et rendue possible par le fédéralisme. Le maintien de la diversité culturelle et de
la cohésion interne n’est pas seulement un mandat constitutionnel, il revêt également une
grande importance politique. Les cantons sont particulièrement sollicités, car cette thématique
se reflète dans leurs tâches et leurs compétences : économie, culture, enseignement, science,
médias, intégration des étrangers, aménagement du territoire, etc.
Institution commune à tous les cantons, la « Fondation ch » promeut avec ses projets la
compréhension et la cohésion interne, comprises au sens large. On pense d’abord à la
diversité linguistique, culturelle, sociale et économique qui caractérise la Suisse
d’aujourd’hui, mais aussi aux tensions entre ville et campagne, jeunes et vieux, croissance et
durabilité, concurrence et solidarité. Dans ce contexte, la compréhension mutuelle n’est pas
une fin en soi. C’est sur elle que repose la cohésion entre les régions, entre les groupes
linguistiques, entre les cultures et celle de la société dans son ensemble.

Pouvoirs Locaux : La gestion d’un État plurilinguistique, pluri-religieux, – parfois
même au sein d’un même canton comme le canton des Grisons qui dispose comme
langues officielles de l’italien, de l’allemand et du romanche, ou du canton d’Argovie,
dont vous êtes originaire et où cohabitent 40 % de catholiques et 40 % de protestants –
pose-t-elle des problèmes d’ordre social, relationnel ou même économique ?

Markus Dieth : Le fédéralisme est un élément caractéristique de la Suisse. Il la rend forte et
assure au pays et à ses 8,6 millions d’habitants une riche diversité économique et sociale. Le
fédéralisme contribue largement à la capacité d’innovation et à la compétitivité de la Suisse.
Il protège les minorités, qu’elles soient linguistiques, culturelles, religieuses ou liées à la
géographie. Le fédéralisme garantit la diversité et favorise la compréhension et la cohésion
interne.
L’idée fédéraliste ne se limite pas aux relations entre la Confédération et les cantons, mais
constitue le fondement de la Suisse et s’étend à toute la société. Ainsi, le fédéralisme et le
principe de subsidiarité prévalent également entre les cantons et les communes. Ils
garantissent que ces dernières disposent d’une grande autonomie et puissent accomplir elles-
mêmes leurs tâches en toute indépendance. Le canton d’Argovie accorde une importance
particulière à l’autonomie communale. Je suis convaincu que la participation aux décisions et
la responsabilité qui en découlent, tout comme le dialogue nécessaire entre collectivités
publiques, ont permis à des cantons très hétérogènes de devenir des composantes stables et
prospères de l’État fédéral. Bien entendu, la structure fédérale pose des exigences en matière
de gestion politique, voire la rend parfois épuisante. Pour chaque décision, il faut impliquer
un grand nombre d’acteurs à tous les niveaux de l’État, mettre en balance leurs différentes
préoccupations, parfois contradictoires, et mener des discussions politiques, parfois longues, pour trouver des compromis. Mais c’est la clé du succès du fédéralisme : les gouvernements,
qu’ils soient fédéral, cantonal ou communal, sont contraints de peser le pour et le contre et
d’agir avec prévoyance. Il en résulte des décisions équilibrées et durables.
La CdC joue un rôle essentiel dans ce processus entre la Confédération et les cantons. Elle
s’engage pour le renouvellement et le développement du fédéralisme. Elle s’occupe des
questions relatives à la répartition des tâches entre la Confédération et les cantons et
encourage la collaboration au niveau fédéral. Il faut aussi que les cantons soient davantage
associés à la formation de l’opinion au niveau national. Leur grande expérience pratique doit
être prise en compte dans l’élaboration des projets de politique intérieure et extérieure de la
Confédération. Ce n’est qu’ainsi qu’ils pourront efficacement mettre en œuvre le droit
fédéral.

Pouvoirs Locaux : Les différences sociolinguistiques entre les cantons sont-elles
perceptibles dans leurs différentes administrations ? Les différences linguistico-
culturelles influencent-elles les modes de fonctionnement des cantons ? Voit-on dans des
modes de gouvernances, des différences institutionnelles fondamentales entre
italophones, germanophones et francophones ?

Markus Dieth : En tant que conseiller d’État d’un canton alémanique, j’en connais
l’administration par expérience personnelle. Lors de mes échanges avec des collègues
d’autres cantons, indépendamment de la région linguistique, j’ai constaté que beaucoup
d’entre eux sont confrontés à des défis similaires, mais choisissent parfois des solutions très
différentes. C’est un élément clé dans un État fédéral. La Suisse est un pays compartimenté,
ce qui lui permet d’expérimenter diverses options, quasiment à petite échelle, dans les
cantons. Les gouvernements cantonaux partagent leurs expériences et les solutions sont
reprises par d’autres cantons ou par la Confédération lorsque cela s’avère utile. La démarche
s’est avérée particulièrement utile lors de la crise du Covid-19. Fédéralisme oblige, plusieurs
régimes différents se sont sans doute d’abord côtoyés. Les cantons ont adopté et testé des
réglementations variant selon l’impact local de la crise. Avec le temps cependant, les mesures
efficaces se sont imposées dans toute la Suisse et ont été appliquées dans d’autres cantons qui
les ont adaptées à leurs propres besoins.

Pouvoirs Locaux : La péréquation joue-t-elle un rôle dans l’équilibre des comptes des
cantons ?

Markus Dieth : Les cantons connaissent des géographies diverses et ne disposent pas du
même potentiel de ressources pour assumer leurs tâches. Par conséquent, tous ne supportent
pas les mêmes charges. Par exemple, un grand canton situé dans les Alpes, avec de
nombreuses vallées, doit relever des défis très différents de ceux d’un petit canton urbain.
L’exécution des tâches publiques, notamment dans le domaine des infrastructures, est bien
plus coûteuse dans les cantons de montagne ruraux et peu peuplés que dans les zones
urbaines densément peuplées. La péréquation financière nationale permet de réduire ces
différences.

Parallèlement, dans un petit pays comme la Suisse, de nombreux services publics d’un canton
sont également utilisés par la population d’un autre canton, par exemple dans le domaine des
hautes écoles et des institutions pour personnes handicapées. La collaboration intercantonale
avec compensation des charges permet de fournir des tâches supra-cantonales sans
centralisation au niveau fédéral. Elle garantit une compensation équitable des charges entre
les cantons et assure un droit de regard aux cantons bénéficiaires de prestations. Ainsi, le
principe de l’équivalence fiscale — « qui paie commande » — est également respecté. La
collaboration intercantonale avec compensation des charges revêt une grande importance
pour les petits cantons, pour lesquels la fourniture de prestations propres serait trop coûteuse
dans de nombreux domaines. De leur côté, les grands cantons atteignent une taille critique
leur permettant d’offrir des prestations sur leur territoire mais aussi dans les cantons voisins.
Cette « répartition du travail » entre les cantons contribue à une exécution économique des
tâches. Elle renforce également le principe de subsidiarité, ce qui souligne l’importance des
instruments de péréquation dans un État fédéral. Enfin, la péréquation permet d’éviter que les
différences économiques entre les cantons ne deviennent trop importantes, et contribue ainsi
au maintien de la cohésion nationale.

Pouvoirs Locaux : Le sentiment d’appartenance au canton existe-t-il ? Quelle est la
différence avec le sentiment d’appartenance à l’État fédéral Suisse ? Est-il plus fort,
moins fort ou simplement différent ?

Markus Dieth : Le fédéralisme n’est pas que politique en Suisse, il constitue l’ADN du pays
et de la société. En témoignent de manière exemplaire le système dit « de milice » (la société
civile est associée aux affaires politiques et militaires ainsi que dans d’autres domaines
d’intérêt général) ou la culture associative. De nombreuses grandes manifestations nationales,
notamment sportives, sont profondément fédéralistes. Les sportifs y représentent leur
commune, leur région ou leur canton et l’organisation de la manifestation est prise en charge
par une association cantonale, voire communale. Presque tous les hommes et femmes
politiques de notre pays sont en premier lieu membres d’un parti local. Les partis cantonaux
mais surtout nationaux ne sont que des organes centraux de coordination et n’ont eux-mêmes
pratiquement pas de membres directs. L’ancrage communal très présent en politique renforce
naturellement le sentiment d’appartenance local et cantonal. Ce sentiment est
particulièrement fort dans les régions rurales, où les gens passent toute leur vie dans la même
commune. En même temps, la Suisse est une « Willensnation », une nation fondée sur la
volonté politique et basée sur la conviction qu’une unité tenant compte des différences
régionales — l’unité dans la diversité ! — a plus de succès et peut également mieux
s’affirmer face aux revendications territoriales d’autres pays. Il existe donc aussi un fort
sentiment d’appartenance à l’État fédéral suisse.

Pouvoirs Locaux : Comment fonctionne la subsidiarité en Suisse ? Quels sont les
courants de fond du système fédéral suisse, va-t-on vers une “centralisation”, une
“décentralisation” ou un modèle stable ?

Markus Dieth : En Suisse aussi, les possibilités accrues de mobilité au cours des dernières
décennies, l’augmentation rapide de la prospérité et l’internationalisation économique et
sociétale ont eu des répercussions sur la vie quotidienne des gens et donc sur les défis
politiques. Ceux-ci sont de moins en moins abordés dans les communes et les cantons, mais
concernent de plus en plus le pays tout entier ou doivent même être résolus au niveau
international. Dans ce contexte, on tend bien sûr à une plus grande centralisation ou, du
moins, à des directives générales au niveau national. Fort heureusement, le fédéralisme est
étonnamment robuste. Les idées de réforme territoriale, de remplacement des 26 cantons par
quelques grandes régions et autres concepts du même acabit, avancées publiquement à
plusieurs reprises, ont toujours été étouffées dans l’œuf. L’ancrage local reste important pour
les gens. La conviction et le constat que le fédéralisme et la subsidiarité ont contribué à la
réussite de la Suisse semblent profondément ancrés.
Le fédéralisme n’a pas été et ne sera pas une partie de plaisir, il est exigeant et suppose un
sens aigu des responsabilités à tous les niveaux de l’État. Il reste néanmoins bien présent, je
l’observe, je le ressens. Et je suis donc confiant ; la Suisse continuera de s’en remettre à un
modèle décentralisé et stable, même si les différents changements sociaux et économiques
ont conduit et conduiront encore à des transferts de compétences et à de nouveaux modèles
de collaboration. La CdC joue un rôle décisif dans les discussions qu’il faut mener à ce sujet
et remplira toujours sa fonction de plateforme d’échanges et de coordination entre les
cantons, entre la Confédération et les cantons, et défendra avec rigueur les intérêts des
cantons face à la Confédération.

Pouvoirs Locaux : Quel est le rôle des votations dans le fonctionnement institutionnel
des cantons ?

Markus Dieth : Je l’ai mentionné dès le début : les cantons ont de nombreuses
responsabilités ; ils ont chacun un parlement et un gouvernement et sont représentés par des
élus au Conseil des États. Les cantons (et les communes) sont également chargés d’organiser
les élections et les votations. Ce sont eux qui convoquent tous les citoyens à s’exprimer dans
les urnes plusieurs fois par an. La majorité des sujets relèvent de la politique cantonale et
communale. Parce qu’elle vote relativement souvent, la population se sent davantage
impliquée et responsable politiquement. Parallèlement, les droits d’initiative (lancer un
projet) et de référendum (demander un scrutin sur un projet), garantis sous diverses formes à
tous les niveaux de l’État, recadrent le débat. Ils obligent le gouvernement et le parlement à
tenir compte des préoccupations de la population et à associer tous les acteurs ; sans quoi un
projet risque d’être ensuite combattu et rejeté. La démocratie directe, l’organisation fédérale
de l’État et le principe de subsidiarité sont les trois piliers d’une Confédération suisse efficace
et fonctionnelle.