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D'un droit de la fonction publique à un droit public du travail

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L’actualité de la fonction publique territoriale est aujourd’hui liée à l’adoption de la loi de Transformation de la fonction publique en 2019. Ce texte a pour effet de modifier, parfois en profondeur, la fonction publique territoriale, tant dans ses pratiques de recrutement que dans la gestion des ressources humaines. Le droit de la fonction publique, désormais codifié dans Code général de la fonction publique, puise, de manière significative, ses sources dans le droit du travail consolidant ainsi l’émergence d’un nouveau droit de la fonction publique, le droit public du travail.


 

Depuis 2019, la fonction publique dans son ensemble est soumise à un certain nombre de changements législatifs : l’adoption de la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale1 mais surtout par celle de 2019 relative à la transformation de la fonction publique2. Sans compter sur un évènement « éditorial » important : l’adoption et la publication du Code général de la fonction publique qui regroupe à droit constant, l’ensemble des textes généraux applicables aux fonctionnaires et à tous les agents de droit public3. Souhaité de longue date, le Code général de la fonction publique a vu le jour en application de l’article 55 de la loi de 2019 relative à la transformation de la fonction publique habilitant « le Gouvernement à adopter dans un délai de vingt-quatre mois la partie législative4 ».

Il s’agira de revenir sur ces changements en s’intéressant principalement à la fonction publique territoriale pour montrer combien l’ère nouvelle qui s’ouvre en la matière, depuis 2019, conduit à repenser le droit qui lui est applicable. Ce sont des évolutions normatives qui conduisent à penser la fonction publique autrement tant d’un point de vue de son cadre juridique que des ouvertures vers le droit privé qu’elle consacre. En réalité, la loi de 2019 n’est que l’aboutissement d’un long processus de mutations lié à la réforme de l’État au sein de laquelle les collectivités territoriales et la fonction publique territoriale sont désormais soumises. Le phénomène n’est en effet pas nouveau et a débuté dès le début des années 2000, avec l’adoption de la LOLF (2001), avec l’intégration de la dimension managériale dans la fonction publique (GEPEEC…) et la publication de deux lois, souvent oubliées et pourtant essentielles : la loi du 2 février 2007 sur la modernisation de la fonction publique5 et la loi du 19 février 2007 relative à la fonction publique territoriale6, sans oublier bien avant la circulaire Rocard de 1989 sur le renouveau du service public7.

La loi de Transformation de la fonction publique qui touche toutes les fonctions publiques est l’aboutissement cohérent des évolutions antérieures8. C’est une nouvelle manière d’envisager la fonction publique et le droit qui lui est applicable qui est toujours en marche. La transformation de la fonction publique, voulue par le législateur en 2019 sous l’impulsion du gouvernement, conduit à une redéfinition du régime juridique spécifique applicable aux agents. Il convient de dresser un bilan de ses conséquences sur la fonction publique territoriale. L’ensemble de la loi de 2019 remet en cause l’esprit du statut général de la fonction publique y compris les règles relatives à la fonction publique territoriale9. Elle modifie de manière assez significative le rapport au travail et les questions relatives à la gestion des ressources humaines (II) tout en banalisant le recours au contrat (I), autant de dispositions qui sont désormais codifiées (III). L’ensemble de ces évolutions participent à transformer la fonction publique territoriale et le droit qui lui est applicable.

Contractualiser la FTP: le renforcement du droit public du travail

Si le contrat n’est pas un instrument juridique inconnu de la fonction publique, pas plus que du droit public de manière générale, l’adoption de la loi de 2019 fait de cet acte juridique une catégorie à part entière du droit de la fonction publique, tant en matière de fonction publique d’État qu’en matière fonctions publiques territoriale et hospitalière. Si nous sommes plusieurs à considérer que le contrat ne porte pas en lui-même atteinte au droit de la fonction publique territoriale, la place significative qu’il est susceptible de prendre dans le recrutement des personnels de la FPT renforce l’idée d’une transformation progressive et latente, depuis plusieurs décennies, du droit de la fonction publique y compris territoriale en une nouvelle forme de droit10. Mathieu Touzeil-Divina11, Anthony Taillefait12, Emmanuel Aubin13, Pierre Espuglas-Labatut14 ont depuis plusieurs années relevé et analysé les changements affectant le droit de la fonction publique allant jusqu’à considérer que l’évolution de ce droit conduit à une transformation de sa nature.

Le contrat, un rôle essentiel dans les modifications des relations de travail

Dans le cadre de la fonction publique territoriale, la contractualisation s’inscrit dans un projet plus général en matière d’emploi public local consistant à modifier durablement la relation de travail et à donner l’accès, y compris à celles et ceux qui ne sont pas passés par les fourches caudines des écoles de service public et le concours de l’INET, aux emplois fonctionnels (DG, DGA, DGST). Le contrat dans l’emploi public local a pour objectif d’accroître la souplesse dans les relations de travail d’introduire de nouveaux processus de gestion des ressources humaines conduisant à utiliser des normes managériales plutôt que le cadre légal et réglementaire du statut15. Si la part de contractuels dans la fonction publique territoriale est assez importante puisque, selon les derniers chiffres, elle occupe un peu plus de 21 % de l’effectif global — soit 407724 agents contractuels soit la part la plus importante dans les 3 versants de la fonction publique —, cette généralisation du recours au contrat dans la fonction publique territoriale a fait l’objet de plusieurs critiques. L’association des administrateurs territoriaux, par la voix de son président Fabien Tastet, ou encore le Président du CNFPT François Deluga ont pu regretter, voire déplorer une atteinte au statut par l’élargissement des possibilités de recrutement par contrat qui constitue « une remise en cause du statut à moyen terme » et un « vrai danger » considérant ainsi que « le gouvernement franchi la ligne rouge16 ». C’est également ce que pense Bruno Collignon, président de la Fédération autonome des trois fonctions publiques, lorsqu’il précise que « l’élargissement du recours au contrat sur l'ensemble des emplois permanents de la fonction publique représente pour la FA-FP une remise en cause sans précédent de la fonction publique de carrière17 ».

L’élargissement du recours au contrat dans la fonction publique territoriale entraîne quelques remarques. Cette extension de la possibilité de recourir au contrat se traduit dans la loi de Transformation de la fonction publique, pour la fonction publique territoriale, par la possibilité de recruter des agents par un contrat de droit public. Il s’agit de généraliser le recrutement des agents par contrat y compris sur des emplois permanents et d’introduire une forme de flexibilité en créant des nouveaux contrats : contrats de projet ou de mission18.

L’introduction du contrat de projet19 ou de mission, - contrat consistant au recrutement d’un agent pour une opération déterminée sur une durée déterminée -, a pour but de lutter, tel qu’énoncé dans le texte, contre la précarisation tout en bénéficiant de compétences spécifiques et de haut niveau. Or, selon le dernier rapport de la DGAFP, 55 % des agents contractuels sont en CDD ce qui a pour effet, non pas de lutter contre la précarisation des agents mais au contraire de l’augmenter. Pour éviter cet effet, l’article 23 de la loi de 2019 prévoit le versement d’une prime de précarité. Or, la durée du contrat n’est pas la seule cause de précarité, elle en est une parmi d’autres : la question des conditions de travail ou celles du niveau de rémunération viennent compléter les causes de la précarité.

Le nouvel « environnement contractuel », des outils pour une transformation 

En banalisant le contrat dans la fonction publique territoriale, le législateur consacre un « environnement contractuel » qui comprend un certain nombre d’éléments nouveaux : la portabilité du contrat à durée indéterminée, la possibilité d’une rupture conventionnelle20 qui traduit très clairement une volonté de transposition, voire d’harmonisation continue entre le droit de la fonction publique et le droit du travail. Le contrat de projet n’est que la transposition dans la fonction publique des contrats de chantiers en droit du travail. La figure de l’agent contractuel est consolidée aux côtés de celle de l’agent statutaire. Tout en bénéficiant d’une partie des dispositions du CGFP, ce qui constitue aussi le paradoxe de la loi de 2019, peut, désormais bénéficier d’une réelle carrière de contractuels, tout en étant soumis aux dispositions du Code. Ainsi, les directeurs généraux de services des collectivités territoriales peuvent être recrutés par contrat sans être lauréats de l’INET et sans être spécifiquement des spécialistes de l’administration territoriale. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les écoles de services publics font aujourd’hui l’objet d’une réforme structurelle importante et si les concours de la fonction publique paraissent moins attractifs. Au-delà de la banalisation du contrat dans la fonction publique territoriale et l’ouverture aux agents contractuels de postes jusque-là pourvus par le biais des concours, la loi de TFP modifie également des pans de la gestion des ressources humaines et du temps de travail. Cette banalisation est donc un signe fort de la transformation de la fonction publique dans son ensemble et elle est sans doute plus visible du côté des collectivités territoriales. La contractualisation participe à une mutation de la relation professionnelle comme à un changement dans la prise en charge de l’intérêt général dans la mesure où elle augmente l’individualisation des carrières et de l’emploi.

Une nouvelle manière de penser les ressources humaines. 

Il ne sera que peu développé ici un aspect important de la loi de 2019 : la refonte du dialogue social dans la fonction publique, question qui, en elle-même, mériterait une contribution à part entière21. Il convient de mentionner quelques innovations de la loi de 2019 en matière de gestion des ressources humaines avant de s’attarder davantage sur une question qui a fait couler beaucoup d’encre : le temps de travail dans la FPT. Dans toutes ses dimensions, les règles applicables en matière de ressources humaines se fondent sur le droit du travail.

Le droit du travail, une source d’inspiration

Plusieurs points pourraient faire l’objet de longs développements tant ils contribuent à confirmer qu’en matière de gestion des ressources humaines comme en matière de protection sociale des agents le droit de la fonction publique, notamment pour la FPT, évolue ou tend à évoluer vers une uniformisation avec le droit du travail  : reconnaissance d’une valeur normative aux accords collectifs, lignes directrices de gestion, élections professionnelles, rapport social unique, mise en place de comités sociaux territoriaux, revalorisation salariale et dégel du point d’indice22. La loi de 2019 redessine les contours du dialogue social. Elle renforce les dispositions de la loi de 2010 relative, notamment, « à la rénovation du dialogue social23 » qui consacrait un titre au dialogue social dans la fonction publique. On peut s’étonner de ce que ce texte vienne renforcer ces dispositions qui ne sont pas par nature « une donnée première de la relation de travail en droit de la fonction publique24 », le fonctionnaire étant placé dans une situation, vis-à-vis de l’administration, légale et réglementaire. Pourtant dans le processus d’uniformisation du droit de la fonction publique avec le droit du travail, entamé en la matière dès 2010, puis par la loi de 201225, puis par celle de 201626, les dispositions la loi TFP poursuivent ce mouvement de banalisation des règles applicables à la fonction publique27. L’existence dans la loi de ces mesures participe d’une volonté politique et juridique de faire de la relation de travail dans la fonction publique une relation qui oscille, voire qui bascule, entre une relation unilatérale et une relation contractuelle. C’est la raison pour laquelle le droit du travail est en la matière une source d’inspiration. La loi de 2019 transforme la nature des relations de travail, tout en renforçant le dialogue social mais en diminuant les instances qui lui sont dédiées (fusion des CHSCT et comités techniques, instauration des comités sociaux…), tout en revenant sur l’exercice du droit de grève dans la fonction publique territoriale…

Comme quelques-unes avant elle, la loi de Transformation de la fonction publique met en avant une gestion individualisée des agents en s’inspirant des dispositions applicables dans le secteur privé : création d’une instance de dialogue social unique, comité social. Elle modèle donc la relation de travail en remettant « en cause les spécificités des relations professionnelles du public, notamment la gestion paritaire des carrières individuelles des agents28 ».

Le temps de travail, une question récurrente

La loi de 2019 revient sur le temps de travail dans la fonction publique territoriale. C’est sans doute sur cette question que les effets de cette loi sont juridiquement les plus visibles, donnant lieu à quelques jugements des tribunaux administratifs29et de décisions de Cour administrative d’appel. Depuis le rapport Roché sur le temps de travail dans la fonction publique, puis le rapport Laurent et l’adoption des 35 heures hebdomadaires, la question du temps de travail dans la fonction publique constitue un sujet de polémique, surtout politique il faut bien le reconnaître, notamment pour dénoncer l’absentéisme. L’adoption d’une loi sur la fonction publique est donc l’occasion de revenir sur le temps de travail. En application de l’article 47 de la loi30, les collectivités territoriales ont obligation, depuis le 1er janvier 2022, de procéder au passage effectif aux 1607 heures de travail par an31. Alors qu’il s’agit d’une mesure centrale de la loi de 2019, la fin des régimes dérogatoires aux 35 heures dans la fonction publique territoriale n’a finalement pas, dans un premier temps, mobilisé les représentants des collectivités territoriales. Pourtant, l’article 47 met fin de manière explicite et définitive à la possibilité de déroger au temps de travail mis en place depuis la loi du 3 janvier 2001. Effectivement, la loi de 1984, en son article 7-1 autorisait le maintien de régime dérogatoire aux dispositions de la loi de 2001 ce que la loi de 2019 supprime. La notion de temps de travail est relativement complexe en droit du travail comme en droit de la fonction publique territoriale.

L’application de l’article 47 de la loi de 2019 rencontre quelques résistances

Les dispositions de la loi de Transformation de la fonction publique, une fois adoptées et devant être mises en œuvre, ont suscité de la part des assemblées délibérantes des collectivités des positions différentes : certaines collectivités ont refusé de faire l’application de ces dispositions au 1er janvier 2022, considérant notamment que le délai de réflexion pour cette application était trop court, d’autres en ont fait l’application tout en contournant la règle en ayant recours aux dérogations possibles. Mais surtout les collectivités qui refusent l’application de ces dispositions considèrent que ces mesures imposées portent atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales. En effet, le contentieux du temps de travail soulève quelques débats : libre administration des collectivités territoriales dans la gestion du temps de travail des agents, détermination libre des « cycles de travail » et de leur mise en œuvre, organisation du travail au sein des collectivités. Il convient de rappeler que le Conseil constitutionnel en 2019, lors de la saisine sur la conformité de la loi aux dispositions constitutionnelles, n’a rien trouvé à redire sur cette interdiction aux dérogations au temps de travail32.

Par conséquent en la matière, les collectivités locales ont tenté de faire preuve de stratégie pour éviter ou désamorcer le mécontentement de leurs agents : ce qui n’a pas toujours fonctionné.

Certaines d’entre elles ont mis en œuvre une stratégie consistant à ne pas appliquer les dispositions de l’article 47 ou comme l’écrit Didier Jean-Pierre la pratique du « choc frontal ». Tel est le cas de la commune de Montreuil, puis celle de Melun. Ce positionnement a donné lieu à des décisions juridictionnelles33. Face à ces refus, le préfet a saisi le juge des référés afin qu’il examine la légalité des délibérations prises par les organes des collectivités concernées en matière de temps de travail et de la conformité ou non de ces délibérations avec l’article 47 de la loi de 2019. À l’occasion de ces affaires, le juge administratif a été amené à se prononcer sur la possibilité ou pas pour une collectivité de décider librement du temps de travail applicable à leurs agents. Or, les juges ont tranché différemment : le TA de Montreuil et le TA de Melun ne font pas la même lecture ou interprétation des marges de manœuvre dont disposent les collectivités territoriales pour faire l’application de l’article 47 de la loi. Autrement dit, confrontés à des stratégies de refus d’application de la loi, les juges administratifs ne décident pas dans le même sens34.

Le TA de Montreuil, saisi par le préfet, a ordonné à cinq communes concernées d’appliquer les dispositions de la loi de 2019 et le tout en 40 jours. Le TA de Melun, dans le cadre de ce refus de dix collectivités ou EPCI de remettre en cause avant le 1er janvier 2022 les règles relatives au temps de travail, sur une saisine du préfet, a estimé, au contraire que ces dispositions étaient susceptibles de poser des difficultés aux collectivités concernées35. À la demande des plaignants, le TA a transmis une QPC au Conseil d’État en considérant que la disposition applicable de l’article 47 de la loi peut en effet être envisagée comme posant un problème de conformité au principe de libre administration et donc de conformité à la Constitution. Il a toutefois suspendu la décision de certaines collectivités en demandant que le nécessaire soit fait pour adapter le temps de travail aux dispositions en vigueur dans un délai raisonnable (4 mois), pour les autres celles qui ne manifestaient pas un refus ostensible d’appliquer la loi, il a refusé de sanctionner. Comme le précise Didier Jean-Pierre, la volonté de contourner la loi en mettant en avant des dérogations au principe des 1607 heures annuelles semblerait plus réaliste, voire plus raisonnable mais pour autant pas plus efficace ! C’est ce qu’a tenté de faire, notamment la ville de Paris. Ce contournement de la loi consiste à faire valoir de pratiques particulières et locales : recours aux usages locaux, « journée du maire » ou pratique des jours de congé à la discrétion du maire. Sur ce point, le Conseil d’État n’est pas totalement opposé à l’existence de certaines pratiques locales tout en considérant toutefois que la durée légale de travail dans la fonction publique territoriale est de 1607h. Une autre possibilité est celle, en application du décret du 12 juillet 2001 relatif à l’aménagement du temps de travail de déroger à la durée légale du travail en faisant valoir des sujétions particulières et imposées aux agents des CT : travail de nuit, travail en horaire décalé, travail le dimanche par exemple. C’est ce qu’a tenté de faire la Ville de Paris et ce qui a donné lieu à une ordonnance du TA de Paris, puis de la CAA de Paris dans laquelle le juge a rappelé que le respect des 1607 heures de travail constitue une obligation pour les collectivités dès le 1er janvier 2022 quels que soient les conditions de travail et le contexte local. Autrement dit, la stratégie de contournement par l’utilisation de dérogations au titre du décret du 12 juillet 2001 n’est guère efficace pour éviter l’application des dispositions législatives de 2019. Dans le cadre du jugement au fond, le TA de Paris a confirmé cette position en considérant que le fait pour la ville de Paris de réduire le temps de travail annuel en invoquant sa situation de « ville-capitale » pour introduire 3 jours de congé complémentaires ne peut pas constituer une dérogation acceptable pour le juge.

Cependant, il convient de nuancer cette position dans la mesure où par une décision du 1er juin 2022, le Conseil d’État a renvoyé au Conseil constitutionnel les questions prioritaires de constitutionnalités soulevées par les communes et que le TA de Melun avait accepté de transmettre au Conseil d’État36. Pour les magistrats du Palais Royal, la suppression de la dérogation par l’article 47 de la loi de 2019 porte « à la libre administration des collectivités territoriales et à la liberté contractuelle une atteinte disproportionnée que ne justifierait aucun motif d'intérêt général soulève une question qui peut être regardée comme nouvelle au sens de l'article 23-4 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 ». Deux questions se posent au Conseil constitutionnel : celle de la conformité ou pas des dispositions contestées aux restrictions possibles du principe de libre administration pour des motifs d’intérêt général et celle de savoir si la régulation du temps de travail dans la fonction publique territoriale constitue une des facettes du principe constitutionnel ou pas. On peut en effet s’interroger sur l’effectivité du principe de libre administration en la matière et considérer alors que tout ce qui relève désormais de l’organisation du travail et de sa durée quelles que soient les conditions locales ne fait pas partie du pouvoir des maires ou exécutifs locaux. Temps de travail imposé, dialogue social rénové, protection sociale complémentaire imposée : les collectivités territoriales et leurs personnels doivent s’y soumettre sans pouvoir faire œuvre de leur marge de manœuvre, une manière non dissimulée de contraindre les exécutifs locaux et de fait, pour les élus locaux, de mettre entre parenthèses le principe de libre administration. La réponse du Conseil constitutionnel sur cette épineuse question du temps de travail constituera, à n’en pas douter, un éclairage. L’ensemble des dispositions évoquées est désormais ordonné dans le Code général de la fonction publique.

Vers une uniformisation, individualisation des fonctions publiques

Ce troisième point est une sorte d’ouverture et d’invitation à la réflexion sur les effets de la codification des règles applicables aux fonctions publiques. Symboliquement, l’existence de ce type d’ouvrage incarne cette volonté d’avoir « son petit livre rouge » ! Au-delà du symbole, l’adoption et la publication de ce nouveau Code, longtemps annoncées et jamais réalisées jusqu’à la mise en œuvre de la loi de 2019, mettent au jour le souhait d’ancrer définitivement ou presque les changements intervenus depuis 2019. Ce Code ne comprend qu’une partie législative, la partie réglementaire ne devant être intégrée dans le Code que dans le courant de l’année 2024. Cette codification intervenant dans une forte période de mutation pour la fonction publique et dans un contexte, il faut le reconnaître, bousculé par la pandémie, on peut comprendre cette difficulté à faire œuvre complète. À l’image du Code du travail pour les salariés, les agents titulaires comme contractuels ont désormais un code ! Certes, cet ouvrage existait sous une autre forme mais il s’agissait d’une compilation de textes.

La codification pour l’unification 

L’objectif de ce Code, selon l’article 55 de la loi de 2019, est « de renforcer la clarté et l’intelligibilité du droit ». Pour cela, il a fallu six lois d’habilitation. L’ordonnance du 24 avril 2021 ne comprend pas moins de 200 pages et réorganise l’ensemble des dispositions des textes antérieurs en adoptant une architecture différente du Code précédent sans articulation autour des quatre lois fondatrices du Statut général de la fonction publique : les lois de 1983, de 1984 et de 1986. L’ensemble de ces textes est désormais fondu en un seul et même texte comptant 829 articles pour la partie législative. Si cette construction peut paraître logique au regard de la volonté politique de refonte du droit de la fonction publique, elle peut également être interprétée comme le signe d’un effacement progressif du statut au profit de règles codifiées. En effet, la présentation choisie du Code n’a pas seulement un objectif pratique et formel dans la mesure où cette codification consiste à ne plus distinguer les règles en fonction de leur application dans le cadre d’une fonction publique particulière mais à rassembler autour de thématiques toutes les dispositions. Cette présentation est une manière d’unifier le droit de la fonction publique dans une optique de non-différenciation des pratiques statutaires de chaque fonction publique, rapprochement des règles applicables aux agents titulaires et aux contractuels. Cette œuvre de codification donne corps à une volonté politique consistant à ne plus maintenir une unité du statut dans la diversité des fonctions publiques mais au contraire à unifier au maximum les dispositions applicables à l’emploi public et à ses acteurs. À ce propos, l’évolution sémantique est remarquable, la structure du Code aussi. Le plan d’un code n'est jamais neutre pas davantage que les termes utilisés. Si le premier livre est intitulé « Droits, obligations et protections », le livre 4 s’intitule « Principes d’organisation et de gestion des ressources humaines ». Comme le relève Benoit Plessix, « par son effet compilateur, tout comme l’effet multiplicateur des théories économiques, il n’en amplifie pas moins l’esprit et l’effet des récentes réformes de la fonction publique37 ». L’analyse du contenu des huit livres se révèle représentative de la tendance à l’unification des fonctions publiques comme des règles juridiques applicables à toutes celle et ceux qui œuvrent dans la fonction publique de manière générale.

Unification des fonctions publiques, unification des agents et des contractuels, la managérialisation de la fonction publique et la tendance à l’unification de ses règles avec celles du droit du travail sont en marche pour la mise en œuvre d’une nouvelle catégorie de droit, voire pour une absorption du droit de la fonction publique par le droit du travail. Concernant les effets sur la fonction publique territoriale de l’adoption de ce Code, on peut se demander si la structuration choisie qui efface d’une certaine manière les quatre lois relatives à chaque versant de la fonction publique n’aura pas pour effet de gommer les spécificités de chacune d’entre elles. En d’autres termes, le choix délibéré d’une structuration par thème rassemblant l’ensemble des règles applicables révèle une intention de limiter les caractéristiques propres à la fonction publique territoriale, le même risque peut être relevé pour la fonction publique hospitalière. Comme si l’ensemble des règles relatives aux trois fonctions publiques ne devait plus former qu’un tout sur le modèle normatif de la fonction publique d’État.

Codifier pour instituer

Le Code est alors l’outil idéal pour sceller ces changements et ces mutations tout en n’ayant pas l’air de procéder à ces évolutions. Il est d’ailleurs révélateur que l’adoption de cette loi de 2019 pas plus que cette volonté de codification n’aient finalement pas rencontré une réelle opposition. Comme si les fonctionnaires de toutes les fonctions publiques étaient résignés à la disparition de ce droit. Or, le Code permet d’instituer, de figer ces changements et ces évolutions. Bien plus qu’un instrument qui peut avoir une dimension pratique, la vocation symbolique du Code, vocation qu’il ne faut pas nier, est d’instituer, de poser le cadre, d’incarner le support des mutations du droit de la fonction publique. S’il convient de ne pas surinterpréter ce contenu et les choix mis en œuvre par les rédacteurs - DGAPF principalement, moins la DGCL -, il convient cependant de considérer qu’il est porteur, pour la fonction publique dans son ensemble et pour la fonction publique territoriale en particulier, de changements conséquents : introduction du dialogue social dans le Code, intégration du télétravail comme modalité d’organisation du travail dans la fonction publique territoriale, disparition d’autres dispositions telle que la notion de déontologie tout en reprenant les dispositions de la loi de 2016, disparition du devoir de réserve…

L’œuvre entreprise en rédigeant et en adoptant ce Code traduit cette volonté d’instituer une nouvelle fonction publique, de nouveaux rapports entre les employeurs publics et leurs agents, des rapports qui se traduisent par une forte dimension individuelle au détriment, peut-être de l’intérêt général.

D. E-A

« Les collectivités territoriales et les établissements publics mentionnés au premier alinéa de l'article 2 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale ayant maintenu un régime de travail mis en place antérieurement à la publication de la loi n° 2001-2 du 3 janvier 2001 relative à la résorption de l'emploi précaire et à la modernisation du recrutement dans la fonction publique ainsi qu'au temps de travail dans la fonction publique territoriale disposent d'un délai d'un an à compter du renouvellement de leurs assemblées délibérantes pour définir, dans les conditions fixées à l'article 7-1 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 précitée, les règles relatives au temps de travail de leurs agents. Ces règles entrent en application au plus tard le 1er janvier suivant leur définition ».

 

Notes de bas de page

  • 1 Loi n°2022-217 du 21 février 2022, JORF n°0044 du 22 février 2022.

  • 2 Loi n°2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique, JORF n°0182 du 7 août 2019.

  • 3 Il aura fallu plusieurs textes pour arriver à l’adoption de la partie législative de ce code : 6 lois d’habilitation depuis 2004 et l’adoption de l’ordonnance du 24 novembre 2021, ordonnance n°2021-1574 portant partie législative du code général de la fonction publique, JORF du 5 décembre 2021, texte n°85.

  • 4 F. Melleray, « Le code général de la fonction publique : une arlésienne », AJFP 2019, p.309.

  • 5 Loi n° 2007-148 du 2 février 2007 de modernisation de la fonction publique, JORF n°31 du 6 février 2007.

  • 6 Loi n° 2007-209 du 19 février 2007 relative à la fonction publique territoriale, JORF n°44 du 21 février 2007. Sur l’influence de ces deux textes en matière de fonction publique, voir D. Espagno, « La formation professionnelle, enjeu de la modernisation de la fonction publique », AJFP, Actualité juridique. Fonctions publiques, Dalloz, 2007.

  • 7 Circulaire du 23 février 1989 sur le renouveau du service public, JORF du 24 février 1989, n°0047.

  • 8 N. Maggi-Germain, « La réforme de la fonction publique : chronique du mort annoncée ? », Revue Droit social 2019, p. 992 et suivantes.

  • 9 F. Melleray, « La loi du 6 août 2019 fera-t-elle date ? », AJDA 2019, p. 2372 et suivantes.

  • 10 Voir en ce sens, « Les transformations de la fonction publique », Dossier, Revue Droit social 2020, p.196 et suivantes.

  • 11 M. Touzeil-Divina, « A propos de la/des contractualisation (s) croissante (s) dans la/les fonction(s) publique(s) française(s) » in D. Espagno-Abadie, A. Penenranda, Fonction (s) publique(s) : le défi du changement, Presses de l’EHESP, profession cadre service public, 2028, p. 133.

  • 12 A. Taillefait, « Transformer n’est pas bifurquer : à propos de la « loi Dussopt », AJFP 2019, p. 314 et suivantes.

  • 13 E. Aubin, « Le contrat avenir de la fonction publique ? », AJDA 2019, p. 2349 et suivantes ; « La contractualisation et l’agent public », RFDA 2018, p. 249 et suivantes.

  • 14 P. Espuglas-Labatut, Le Droit public du travail, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, Editions L’Epitoge-Lextenso, 2016. D. Espagno-Abadie, « Un changement en cours : vers l’émergence d’un « droit public du travail » in D. Espagno-Abadie, A. Peneranda, Fonction(s) publique(s) : le défi du changement, Profession cadre service public, Presses de l’EHESP, 2018, p.145 et suivantes.

  • 15 N. Maggi-Germain, op.cit., p. 992.

  • 16 B. Rallu, JM Joannès, Entretien avec Fabien Tastet, La Gazette des communes, 19 juin 2018 ; Entretien de François Deluga, AEF INFO, septembre 2019.

  • 17 Entretien par Bruno Collignon, JCP A n°41, 14 octobre 2019, 2272.

  • 18 E. Aubin, « Le contrat avenir de la fonction publique ? », op.cit.

  • 19 Décret n°2020-172 du 17 février 2020 relatif au contrat de projet dans la fonction publique, JORF n°0080 du 28 février 2020.

  • 20 F. Taquet, « La rupture conventionnelle dans la fonction publique…une équation à plusieurs inconnues », JCP A n°41, 14 octobre 2019, 2277. A. Walgenwitz, « La rupture conventionnelle : un dispositif attendu dans un contexte de contractualisation croissante de la fonction publique », JCP A n°41, 14 octobre 2019, 2276 ; « La rupture conventionnelle dans la fonction publique est effective depuis le 1 janvier 2020 », JCP A n°6, 10 février 2020, 2040. Décret n°2019-1593 du 31 décembre 2019 relatif à la procédure de rupture conventionnelle dans la fonction publique, JORF n°0001 du 1 janvier 2020.

  • 21 O. Magnaval, M. Brière, « Le dialogue social redessiné par la loi de transformation de la fonction publique », JCP A n°41, 14 octobre 2019, 2273. S. Niquège, « Les nouveaux habits du dialogue social », RFDA 2020, p. 276 et suivantes.

  • 22 P. Peny, J-D. Simonpoli, Conférence sur les perspectives salariales de la fonction publique, mars 2022.

  • 23 Loi n°2010-151 du 5 juillet 2010 relative à la rénovation du dialogue social et portant diverses dispositions relatives à la fonction publique, JORF n°0154 du 6 juillet 2010.

  • 24 S. Niquège, op. cit., p. 276 et suivantes.

  • 25 Loi n°2012-347 du 13 mars 2012 relative à l’accès à l’emploi titulaire et à l’amélioration des conditions d’emplois des agents contractuels dans la fonction publique, à la lutte contre les discriminations et portant diverses dispositions relatives à la fonction publique, JORF n°0062 du 13 mars 2012.

  • 26 Loi n°2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, JORF n°0094 du 21 avril 2016.

  • 27 S. Niquège, op. cit., p. 276 et suivantes.

  • 28 C. Vincent, « La réforme des instances de représentation du personnel dans les fonctions publiques : un rapprochement avec le privé en trompe-l’œil », Revue Droit social 2019, p. 995 et suivantes.

  • 29 « Dossier : le temps de travail dans la fonction publique territoriale », AJCT 2021, p. 275 et suivantes.

  • 30 Article 47 de la loi de Transformation de la fonction publique (extrait) :

  • 31D. Jean-Pierre, « Heurts et malheurs des 1607 heures dans la fonction publique territoriale », JCP A, n°15, 18 avril 2022, 2130.

  • 32 Cons. const. 1 août 2019 n°2019-790 DC, loi de transformation de la fonction publique.

  • 33 TA de Montreuil 31 janvier 2022, n°220159, Préfet de la Seine-Saint-Denis. TA de Melun 3 mars 2022, Préfète du Val de Marne, n°2201151. TA de Paris, ord. 25 octobre 2021, n°2121032. CAA de Paris, ord. 13 décembre 2021, n°21PA05761.

  • 34Concrètement, le TA de Melun a rendu un jugement différent en fonction des communes : pour la moitié d’entre elles, il a rejeté la demande du préfet et refusé de sanctionner les collectivités. Pour les autres communes, il a estimé que si le refus d’appliquer la loi était en l’espèce bien caractérisé, il a suspendu la décision mais il n’a pas accédé à la demande du préfet.

  • 35 Ord. TA de Melun 3 mars 2022, Préfète du Val de Marne, n°2201151, AJDA 2022, p. 486.

  • 36CE 1er juin, nos 462193, 462194, 462195 et 462196, voir M.-C. de Monteclerc, « Renvoi de la QPC sur le temps de travail des agents des collectivités locales », Dalloz Actualités, 14/06/2022.

  • 37 B. Plessix, « Du statut au code », Droit Administratif n°2, Février 2022, repère 2.