L’héritage olympique : vers une nouvelle définition ?
Alain Bourdin analyse l’évolution de l’héritage olympique, qui dépasse désormais
les infrastructures physiques pour inclure des dimensions immatérielles telles que l’innovation et la transmission de savoirs. Le Comité international olympique - CIO encourage une utilisation durable des installations pour éviter les équipements inutilisés, et les villes hôtes doivent anticiper les impacts financiers des Jeux sous une vigilance accrue, comme celle de la Cour des Comptes en France. Les Jeux transforment les territoires hôtes, notamment en Seine-Saint-Denis, en accélérant des projets d’aménagement et de mobilité. Ces mutations suscitent des débats sur la mixité sociale, les risques de gentrification et l’inclusion des populations locales. Par ailleurs, une nouvelle forme de patrimonialisation émerge, conférant rapidement une valeur symbolique aux infrastructures olympiques. L’enjeu central demeure la gouvernance post-olympique : sans entités durables pour gérer cet héritage, il sera crucial de créer des dispositifs pérennes capables d’assurer la continuité et l’exploitation des acquis.
En Anglais Heritage signifie Patrimoine et héritage se dit legacy. Traditionnellement, ce dernier mot désigne ce qui reste des jeux olympiques une fois qu’ils sont achevés, essentiellement des équipements, sportifs ou autres. Pendant longtemps, on a laissé divaguer des « éléphants blancs », autrement dit de grands équipements presque ou complètement ingérables ou inutiles. Mais la chasse est désormais ouverte, avec la bénédiction du Comité olympique international (CIO) qui incite à penser l’utilisation future des installations et à exploiter au maximum les installations existantes – dans la mesure où elles s’adaptent aux divers cahiers des charges olympiques, ce qui peut nécessiter des transformations importantes. Les spécialistes de la legacy mesurent également l’ampleur du « trou dans la caisse ». En général, pour mettre en évidence un déficit considérable et établir ses conséquences pour la ville, les états concernés, et éventuellement pour les responsables des jeux. Sur ce plan également les choses ont changé : Jean Drapeau a ruiné Montréal avec les jeux de 1976 mais sa carrière politique n’en a guère souffert. Aujourd’hui, les maires des villes hôtes seraient beaucoup plus prudents. Les divers déficits devront être justifiés et assumés beaucoup plus que précédemment. En France la Cour des comptes veille.
Mais surtout la thématique de l’héritage s’élargit. D’abord avec l’introduction d’une nouvelle notion, celle de l’héritage immatériel (comme le patrimoine immatériel de l’UNESCO) qui comporte plusieurs volets : les évolutions de la pratique sportive (et éventuellement d’autres pratiques quotidiennes) sous l’effet des jeux d’un côté et d’un autre l’ensemble des savoirs qui ont été créés à cette occasion. Un chantier comme celui du village des athlètes a permis à la maîtrise d’ouvrage comme aux concepteurs, aux bureaux d’études et aux entreprises d’innover sur le plan technique et d’inventer des manières de faire qui constituent un héritage. Les actions de formation menées vis-à-vis des PME pour qu’elles puissent soumissionner aux marchés publics (en général) y participent également. Mais cet héritage peut concerner aussi bien d’autres domaines de la gestion d’un événement, de l’animation, du traitement des équipements éphémères etc. Poser la question de la capitalisation de savoirs innovants introduit une préoccupation nouvelle, qui ne se manifestait qu’à bas bruit. Plus qu’un conservatoire ou une bibliothèque il s’agit d’instaurer un dispositif de partage souple, ne serait-ce que pour recycler tout ce qui pourra l’être pour les jeux d’hiver de 2030.
L’héritage porte également une conception de la manière de faire la ville. Elle n’a pas été inventée pour les JOP mais elle y a connu un champ d’application qui constitue un véritable laboratoire. Elle s’exprime d’abord dans ce qui relève de l’éphémère. Par ce qu’il a vocation à disparaître on oublie ce que l’éphémère représente de durable. Pourtant l’occupation de la Seine pour la cérémonie d’ouverture, les sites éphémères de la Tour Eiffel, mais également toutes les fan zones dispersée dans l’agglomération parisienne etc. constituent un exercice considérable d’urbanisme transitoire. Dans des contextes ou, par exemple, la trajectoire démographique fait que l’on a besoin de beaucoup de logements maintenant qui risquent de devenir inutiles en 2050, l’urbanisme transitoire s’offre comme un outil majeur. Et l’héritage des installations olympiques éphémères constitue un vrai laboratoire. On risque moins d’oublier tout ce qui concerne la mobilité. S’il ne faut pas rabattre sur les JOP ce qui appartient au Grand Paris Express, leur apport en matière de circulation cycliste ou d’amélioration de la voirie (notamment avec les diverses passerelles) est important. Mais ici il s’agit sans doute plus de l’accélération dont parlent tous les élus que d’un héritage.
Le grand accélérateur
Accélération plus qu’héritage à proprement parler. En d’autres termes tout — ou presque — aurait été pensé avant et les jeux auraient permis de faire avancer les projets beaucoup plus vite. C’est en partie le cas pour l’héritage urbanistique. L’espace des JOP se déclinait en trois grandes figures. D’abord celle de Paris « la plus belle ville du monde » qui attire un tourisme d’élite avec les sites qui furent ceux des expositions universelles (dont celle du centenaire de la révolution) autour du fleuve et de la tour Eiffel, ainsi que Versailles, et l’accompagnement du programme par des actions muséographiques ou des spectacles (Bartabas). Ensuite celle du « pur » événement sportif avec les Arenas (y compris Nanterre), Rolland Garos, les stades, Vayres sur Marne, Saint Quentin la colline d’Elancourt, etc., ainsi que divers sites en régions (les stades de football, Lille, Châteauroux, Marseille, Tahiti). Là l’objectif est la réussite des compétitions et la satisfaction du public. Enfin, le territoire de la Seine Saint-Denis et les divers équipements qui s’y trouvent : là il s’agit de faire les jeux pour faire la ville, à partir de projets déjà conçus. On peut alors véritablement parler d’un urbanisme olympique et d’accélérateur. Pour autant peut-on parler d’héritage ?
Depuis des décennies le territoire du Nord parisien est en forte mutation en raison de sa désindustrialisation massive. La coupe du monde de football en 1998 a constitué un accélérateur puissant pour des projets déjà conçus à la Plaine Saint-Denis. Ensuite sont venus les docks de Saint Ouen, les projets d’Aubervilliers (dont le campus Condorcet) et de l’Île Saint-Denis, puis le village des athlètes. Le village des médias (Dugny près du Bourget) se trouve dans une zone pensée plus récemment. Pour un territoire qui travaille sur lui-même depuis des décennies il convient plutôt de parler d’anticipation de l’après JOP que d’héritage1. La question est alors de savoir si l’effet booster va jouer suffisamment fort et suffisamment longtemps. Dans le cas des installations aquatiques, l’anticipation de l’après Jeux l’emporte clairement. Le Centre Aquatique Olympique a été conçu en fonction de son usage d’après jeux ; les nombreux bassins construits ou restaurés pour l’entraînement le sont d’abord pour réaliser un plan de remise à niveau de ces équipements en Seine-Saint-Denis, lui-même associé à un programme de développement de la natation.
Les incertitudes
Une autre question nous ramène à la dimension immatérielle : celle de l’acceptation ou de l’opposition à la nouvelle étape de l’urbanisation du nord de Paris que représentent les JOP et le Grand Paris Express. Pendant la mise en œuvre du projet olympique, les oppositions se sont fait entendre de manière relativement limitée compte tenu de l’ampleur du projet et de la radicalité de certaines mesures, par exemple d’éloignement. Il est bien probable qu’ailleurs qu’en Seine Saint-Denis, on oubliera vite. Mais dans ce département, l’enjeu est différent. Une partie de la population s’est-elle oui ou non sentie exclue de la fête olympique ? Les autorités locales (dont le département) ont fait beaucoup d’effort pour l’éviter et il est encore trop tôt pour établir un bilan solide. Mais s’il arrivait que la réponse fût oui, on aurait là un héritage empoisonné et peut-être pour longtemps.
Gentrification ou grand projet urbain ?
Cette question ne se confond pas avec celle de la gentrification souvent posée dans les médias.
Ce terme, inventé en 1964 à propos de Londres, a perdu son sens précis et veut un peu tout dire. Si l’on adopte une définition basique, il s’agit du processus par lequel une population est remplacée par une autre qui vient habiter un quartier, en général antérieurement ouvrier. Il faut alors clore la discussion car il n’y avait pratiquement aucun habitant (mais des activités) sur le territoire du village des athlètes. Le terme ne convient donc pas mais derrière se cache une question bien réelle. Le village des athlètes offre 2 807 logements dont environ 30 % de logements sociaux pour 6 000 habitants. Cela permettra principalement d’accueillir une population de la classe moyenne qui ne se loge plus à Paris et cherche des lieux bien connectés — sachant que l’attractivité du pôle de la Défense qui n’est pas très éloigné, reste considérable.
La grande opération du quartier Pleyel voit notamment l’ouverture d’un hôtel de luxe et d’un centre de congrès. Elle comporte notamment la gare de Saint-Denis Pleyel, appelée à devenir un hub d’une importance équivalente à celui du Châtelet. Grâce à la passerelle reliant le CAO et le Stade de France et au « franchissement urbain Pleyel » de la gare Saint-Denis Pleyel et la passerelle du village olympique, la continuité est établie entre la ZAC Eco quartier fluvial sur l’Île Saint Denis, les docks de Saint Ouen (et le siège de la Région Île de France), le village des athlètes, la zone de la plaine Saint-Denis, celle du Stade de France et de la ZAC Saunier autour du CAO. Il s’agit d’une opération urbaine considérable à l’échelle d’une ville nouvelle. On ne peut ni limiter cela à l’héritage, ni imaginer que les quartiers voisins n’en seront pas transformés. Il suffit de se promener dans le voisinage de la Tour Pleyel et de s’asseoir quelques instants dans un des cafés qui se trouvent là pour comprendre l’ampleur des mutations à venir.
Depuis longtemps le nord de l’agglomération parisienne cherche la mixité sociale. Dans ce cas, on ne peut la faire progresser que par l’augmentation de la présence de la classe moyenne sur le territoire. D’autant que son poids a beaucoup augmenté. En 1962, les cadres et les professions intermédiaires représentaient 15,7 % de la population active française et les ouvriers et employés 57 %, en 2018, 41,2% et 47,6. Or, les premiers se concentrent dans les métropoles (ils forment 53,7 % de leur population) et en particulier dans l’agglomération parisienne (66 % pour Paris). Il faut gérer cette croissance et le village des athlètes contribue à une certaine mixité. Mais cela n’empêche pas qu’il va se produire un mouvement d’ensemble sur la population de ce territoire qui pose deux questions : comment faire pour qu’il y ait le moins possible de laissés-pour-compte et le plus possible d’habitants pris dans une spirale résidentielle ascendante ? Et comment va-t-on s’occuper des laissés-pour-compte ? C’est un enjeu très fort pour les collectivités locales.
L’ensemble des opérations déjà réalisées (notamment sur la plaine Saint-Denis) comportent beaucoup d’espaces de bureaux. Ce sera encore partiellement le cas, car il est prévu d’accueillir 6 000 emplois dans le village des athlètes avec notamment la concentration des services du ministère de l’intérieur (ce qui a permis d’en sauver le financement). Les nombreux emplois créés sur le territoire constituent un facteur positif mais en même temps, pour l’instant, ceux qui les exercent habitent ailleurs et la qualité de la nouvelle desserte en transports en commun ne peut que renforcer cette tendance. L’enjeu de la réussite c’est également d’éviter une partition trop forte entre la population qui habite sur place, celle qui y travaille, et celle qui y passe, y compris les touristes, désormais une cible majeure du développement urbain. Pour cela les villages sont des outils mais parler d’héritage n’a pas beaucoup de sens. En revanche, un champ que ne couvre pas ce terme mériterait plus d’attention, celui des effets des JOP et des conséquences inattendues. C’est bien ce dont il est question ci-dessus. Il n’y a guère que les économistes travaillant sur l’effet économique des jeux qui l’abordent. Pourtant, ce serait l’occasion d’apprendre beaucoup de choses, mais il s’agit typiquement d’un sujet pour la recherche, c’est-à-dire où le questionnement et les données ne sont pas déjà préconditionnées, mais où il faut tout inventer.
De l’héritage au patrimoine
Les spécialistes de la legacy se sont rarement préoccupés de l’Héritage et de l’Héritagisation autrement dit de la valeur patrimoniale attribuée aux installations olympiques et du processus (patrimonialisation) qui transforme un lieu olympique en un lieu de patrimoine. Autrefois, il fallait attendre que le temps passe avant de reconnaître un lieu patrimonial. Aujourd’hui, on va beaucoup plus vite et il arrive même qu’un objet le devienne avant d’être construit. Les jeux olympiques ont parfois utilisé des espaces patrimoniaux à haute valeur symbolique comme le stade olympique Lluís Companys à Barcelone, témoin majeur de la confrontation de la ville avec le fascisme, et souvent au fil des années, quelques lieux ont pris une valeur presque mythique : le Stade de France est devenu une sorte de monument commémorant Juillet 1998. Aujourd’hui, on observe une accélération de la course à la patrimonialisation — voir du fétichisme — comme le montre le cas de la relocalisation des trois bassins des piscines éphémères (cf. supra) : Sevran a le sien, un autre devait rester en Seine Saint-Denis, Lille et d’autres communes étaient intéressées mais les voilà doublées par les nageurs de Toulouse qui veulent obtenir le bassin ou Léon Marchand a gagné ses médailles. Ils en feraient une sorte de monument historique. La patrimonialisation implique des célébrations et une mise en tourisme qui devient un élément important de l’héritage.
Les héritiers
Il n’y a pas d’héritage sans héritiers. Qui sont-ils ? Qui est responsable du programme post olympique, en particulier en ce qui concerne le développement urbain ? Londres a choisi de confier l’héritage à un organisme public qui fonctionne encore actuellement et qui cordonne les différents programmes. À Paris, les deux grandes entités, Paris 2024 (le COJOP) et la Solideo vont fermer leurs portes. Seule restera la délégation interministérielle aux jeux olympiques et paralympiques et aux grands évènements sportifs. Elle est chargée de l’héritage et de la préparation des jeux d’hiver qui risque de devenir bien vite sa principale occupation. Sans doute s’efforcera-t-elle de jouer à propos de l’héritage le rôle qu’elle a tenu pour les jeux : celui d’un arbitre qui peut aussi devenir pilote. Mais en aura-t-elle vraiment les moyens et n’est-il pas nécessaire qu’existe parmi les collectivités un dispositif de gouvernance autour de l’héritage ? La Métropole du Grand Paris, qui a manifesté des capacités imprévues dans la préparation des jeux est-elle, l’entité qui pourrait le piloter ?
Notes de bas de page
1 Mais tous les titulaires de grandes fortunes savent qu’un héritage s’anticipe !