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Les mots pour le dire : la "rationalisation" du droit des collectivités territoriales

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« Rationalisation », le mot est partout, constate Bertrand Faure qui incite à pas faire une confiance intuitive aux mots. Il tente plutôt de forcer la réflexion sur le mot pour faire prendre conscience des vrais problèmes en les débarrassant de leur voile d’illusion. C’est alors qu’il ne peut exister une seule rationalisation, c’est-à-dire une seule application de la raison qui tisserait un réseau de raisonnements linéaires du mot à sa mise en œuvre. En effet, si la rationalisation est une tentative d’orienter, de maîtriser et d’ordonner, cette tentative peut se mettre au service de valeurs différentes, voire contradictoires. Il y a donc plusieurs rationalités selon la finalité poursuivie. On distinguera ainsi la rationalité naturelle, la rationalité technique et la rationalité économique. Et le droit des collectivités territoriales habite, au nom de la raison, toutes ces demeures à la fois.


 

Cette contribution sera tracée à partir d’un seul mot qui est puisé au centre même des recherches sur les transformations du droit des collectivités territoriales : la rationalisation. Le mot est partout lorsqu’on étudie les réformes de ce droit et permet d’exercer, de façon continue, un regard sur la construction et la compréhension de la discipline. On évoque ainsi la « rationalisation » des relations entre l’État et les collectivités territoriales pour rendre compte du rapport A.Lambert sur la « clarification » de ces relations (7 décembre 2017) ; la « rationalisation des compétences » des collectivités et ses conséquences sur le financement des projets publics après la loi NOTRe (7 août 2015) à la Gazette des communes (2016) et, toujours après l’adoption de cette loi, « l’exercice des compétences locales, entre rationalisation et création » (dir. M.Douence, Congrès AFDCL 2017, L’Harmattan) ; il est également question de « la rationalisation budgétaire » (R.Le Saoût, RFAP, 2017) ; sur le plan institutionnel cette fois, qui n’a pas entendu évoquer la rationalisation de la carte intercommunale après la loi RCT (16 décembre 2010) avec notamment la politique de fusion des syndicats intercommunaux ? Une thèse fut consacrée aux « Instruments de rationalisation de l’organisation décentralisée » (M.Baubonne, thèse Bordeaux 2015, J.-F.Brisson dir.) ; l’ordonnance du 17 juin 2020 est dite relative à la « rationalisation de la hiérarchie des normes applicables aux documents d’urbanisme »

Voici le mot, par son usage répété, et même systématique, élevé au rang de divinité explicative. Mais une divinité peut se trouver à des hauteurs qui brouillent quelquefois la vue.

D’ailleurs, une bonne partie de la compréhension du droit des collectivités territoriales est envahie par une vaste machinerie conceptuelle. La rationalisation y voisine avec la gouvernance, la tutelle, la régulation, la modernisation ou, plus récemment encore, la résilience… Le riche univers de ses institutions et de ses normes ne peut se laisser comprendre en dehors de leur cadre.

Mais ces mots ne sont que des facilités d’écriture. Ils entrent dans nos habitudes et nos routines de rédaction, comme des raccourcis verbaux, en nous offrant la perspective de tenir un discours sur la matière tout en pratiquant l’économie de réflexion et d’explication. Cela nous rappelle, comme d’autres recherches dans d’autres disciplines l’ont démontré, que la force d’un mot ne se mesure pas à sa clarté ou à sa parfaite cohérence mais, au contraire, peut être liée à l’extrême variété des contenus qu’on peut lui prêter. Le problème est que les catégories de la compréhension, et même les catégories du droit, réclament des qualifications plus précises. Je m’explique : les habitudes de présentation amalgament sous le mot « tutelle » autant des procédés qui relèvent de l’idée de contrôle – correspondant réellement à la notion de tutelle – que des procédés de direction qui voisinent davantage avec le pouvoir hiérarchique (annulation, nomination, révocation). La « gouvernance » est évocatrice d’un pouvoir s’exerçant à plusieurs qu’on utilisera sans préciser s’il s’agit d’accord contractuel, de décision collective ou de décision individuelle prise après concertation…

Alors, sommes-nous quittes avec la science si nous mutilons notre compréhension de la vie locale en en l’exposant à partir des termes à trop large spectre explicatif, ce qui ne permet de restituer des choses qu’une connaissance vague, intuitive, approximative. Roland Barthes évoquait la « mollesse des grands mots », de ces mots sacrés à usage ritualisé qui, en réalité, ont pour fonction de boucher les vides de la pensée.

On comprend bien intuitivement ce que la rationalisation signifie : il s’agit d’entreprendre ce qui est conforme à ce que l’expérience a fait reconnaître comme correspondant à l’intérêt supérieur, aux besoins, aux exigences. Pour dire les choses plus simplement encore, il s’agit de rejeter les dysfonctionnements, les habitudes, les traditions, l’arbitraire, les pouvoirs insuffisamment contrôlés, les lacunes, les doublons… finalement tout ce qui tiendrait lieu d’irrationnel dans l’élaboration du droit. La rationalisation saisit ainsi de pied en cap le droit des collectivités pour exiger l’allègement de la carte intercommunale, la diminution du nombre d’élus, la suppression de la clause générale de compétence des départements et des régions, la différenciation des normes…

Les choses vont même plus loin. Dans le recours à la rationalisation s’opère une mécanique invisible : la fièvre qui habite le réformateur qui entend rationaliser ne rencontre finalement pas d’obstacle, ni de limite. En effet, qui s’opposerait à ce que la raison étende son empire sur la matière ? Qui s’opposerait à ce que la logique envahisse le droit ? Alors, pour toute atteinte à la liberté d’administration des collectivités, la rationalisation va servir au réformateur de certificat de nécessité. Il s’attribue en définitive un droit de regard et de transformation de la matière qui n’est plus issu du débat contradictoire mais de l’autojustification. Mais au fond, ce qui est irrationnel ou déraisonnable est très relatif : c’est ce qui n’est pas admis à un moment donné et c’est tout (infra).

C’est pourquoi il ne faut pas faire une confiance intuitive aux mots. Tentons plutôt de forcer la réflexion sur le mot pour faire prendre conscience des vrais problèmes en les débarrassant de leur voile d’illusion (Formes de rationalité en droit, Archives de Philosophie du droit, tome XXIII, Sirey 1978). Il ne peut exister une seule rationalisation, c’est-à-dire une seule application de la raison qui tisserait un réseau de raisonnements linéaires du mot à sa mise en œuvre. En effet, si la rationalisation est une tentative d’orienter, de maîtriser et d’ordonner, cette tentative peut se mettre au service de valeurs différentes, voire contradictoires. Il y a donc plusieurs rationalités selon la finalité poursuivie. On distinguera ainsi la rationalité naturelle, la rationalité technique et la rationalité économique. Et le droit des collectivités territoriales habite, au nom de la raison, toutes ces demeures à la fois.

La rationalité naturelle

Ici le droit s’allie au rationnel en ce qu’il est synonyme de juste, de moral, d’éthique. La raison est à la base du droit naturel qui aspire à régir par des règles immuables le droit des personnes, s’opposant ainsi aux multiples lois positives du législateur et à sa volonté arbitraire. La décentralisation des années 1982 avait pris racine dans cette idée. Il s’était agi d’appliquer le régime de la décentralisation aux foyers d’autonomie que représentent les communes, les départements et les régions. Gaston Defferre parlait de « décoloniser la France ». D’ailleurs l’insuffisante liberté dont souffraient les grandes villes et les régions alors en voie d’émancipation était jugée, en corollaire de l’accaparement de l’activité du pays par le centre parisien, à la source d’un sous-développement national. L’État devait, en conséquence, partager ses responsabilités, limiter sa tutelle, pour libérer, par un surcroît d’autonomie, les forces créatrices locales.

Le droit construit selon cette rationalité naturelle repose sur de grandes lois, sur des codes, avec le rêve d’une construction juridique qui tiendra pour toujours. Il obéit aux principes d’une science déductive où l’idéal à poursuivre est placé au départ : l’intitulé de la loi du 2 mars 1982 affirme les « droits et libertés des communes, départements et régions », et on en tire les règles de conduite qui en sont les corollaires : les chapitres intérieurs décident ainsi de « la suppression de la tutelle administrative » (chapitre I) et de « la suppression de la tutelle financière » (chapitre II). L’ambition du législateur doit demeurer modeste : dans la mesure du possible il ne lui appartient pas d’assigner des objectifs à ces collectivités, encore moins le respect de procédures pour les atteindre, mais seulement des empêchements afin d’éviter toute action nuisible à la considération des intérêts nationaux. Cette double directive doit être à la base du statut des personnes titulaires de droits subjectifs qu’édicte le droit positif. En ce sens, la réforme décentralisatrice des années 1980 avait entendu abolir les subventions affectées et cantonner la tutelle de l’État au respect de la loi et des intérêts nationaux. Les collectivités peuvent ainsi placer leurs choix et leurs moyens au service de leur politique.

Mais le chaos informe auquel ressemble le droit des collectivités aujourd’hui nous révèle l’état de perturbation de ces principes d’organisation de départ. Sans disparaître, les préoccupations liées à la rationalité naturelle ont laissé place à l’emprise simultanée d’autres formes de rationalité qui ont altéré et compliqué le jeu de la décentralisation.

La rationalité technique

Cette autre forme de rationalité libère les interventions du législateur. Connaissant le système qu’il réforme, celui-ci place son ambition dans la réforme réorganisatrice qu’il opère avec la plus grande minutie. Il s’agit pour lui de construire le meilleur des mondes avec la découverte de l’intercommunalité, de l’expérimentation, des délégations de compétences ou de la différenciation entre collectivités... Sa vision est utilitariste, instrumentale et calculatrice. Il prend son autonomie et ne limite plus ses interventions. Il s’ensuit qu’on n’envisage plus la loi selon sa définition classique de règle générale posant des obligations erga omnes expression d’une volonté générale déterminée une fois pour toutes, mais selon une sorte de réglementation supérieure aspirant à pourvoir à tout selon les poussées politiques du moment.

La forme juridique évolue simultanément : la loi n’est plus construite sur des syllogismes ou des déductions mais se contente de formuler des propositions fonctionnelles (intercommunalités de plus de 15 000 habitants par exemple) en attachant les moyens qu’elle entend consacrer aux fins poursuivies. Le droit n’est finalement plus qu’une technique administrative et la compétence d’une collectivité d’un jour devient son incompétence le lendemain, ceci en raison de l’installation d’une métropole dans son environnement, en raison de délégations de compétences consenties à d’autres collectivités ou autres raisons…

Simone Goyard Fabre parlait d’un « nouveau légalisme », « pratique ou tactique » enraciné dans le « vécu quotidien » (« Les fondements de la légalité », Les formes de rationalité en droit, op. cit. p. 29). Mais, au bout du chemin, la rationalité technique débouche sur la négation même du droit : la règle générale devient un enfer dont il faut s’évader, fût-ce au prix d’un réformisme constant mais qui offrira d’épouser, toujours au plus près, la complexité des faits. Alors les solutions dérogatoires se multiplient manifestant la recherche réfléchie de la solution qui convient (statuts particuliers de collectivités territoriales, statuts non particuliers mais différenciés, délégations de compétences entre collectivités, variété des constructions intercommunales…). Ses solutions n’apparaissent d’ailleurs même plus comme l’aboutissement d’un processus logique mais le résultat de discussions, de marchandages directs avec les élus locaux.

Le droit est envahi par la considération portée au fait et justifié par un culte voué à l’efficacité. Efficacité apparente cependant, car si la rationalité technique se prétend armée de l’expérience, elle fait figure de scientisme contemporain et finit par verser dans l’intuition, le spontané, l’arbitraire, le provisoire, l’enchevêtré... procurant des résultats anti-scientifiques.

Et cette rationalité pratique, qui est une démarche empirique, ne trouve sa justification dans aucune valeur. En revanche, elle collabore à la destruction des valeurs préexistantes. Elle est anti-solidariste en donnant efficacité aux revendications particulières de certains territoires, risquant même de les encourager dans une société française actuelle où les liens de solidarités entre les groupes connaissent un processus de relâchement, voire de négation. Elle est anti-décentralisatrice donnant l’occasion de maintenir dans cette super-réglementation les objectifs et contrôles de l’État, tendant ainsi à atténuer cette réaction contre l’accaparement parisien qu’avait été la vague de décentralisation des années 1980. Elle est anti-démocratique en rompant le lien de représentation entre les électeurs et leurs élus par la suppression de la clause générale de compétence des départements et des régions ou par l’institution qui fût imaginée en 2010 du conseiller territorial.

La rationalité économique

C’est une forme de rationalité pratique. Selon cette vue, le droit doit être placé sous l’emprise de l’économie, utiliser ses méthodes comme s’il devenait une technique des affaires permettant de donner satisfaction à un impératif, non pas de l’efficacité, mais de l’efficience. Le droit est appelé à servir l’organisation décentralisée selon un schéma où un territoire représenté par des élus est moins pris en considération que la nécessité d’une marche économe des affaires publiques dont la technocratie – c’est-à-dire la rationalité pratique – n’a cessé de l’éloigner. Elle doit parvenir à lui fabriquer un autre cadre que celui qu’elle lui a légué envahit par 400 000 normes s’imposant aux collectivités pour un coût de mise en œuvre de deux milliards d’euros (Rapport, Conseil national d’évaluation des normes, 2013). La décision administrative doit être désormais commandée par des données scientifiques objectives et mesurables. L’organisation des institutions et des procédures, selon les techniques du management, doit permettre la recherche du rendement relayant, au sein d’une administration plus moderne, le souci de la légalité.

Les illustrations à l’appui de ce propos ne manquent pas. Tout le droit de l’intercommunalité est ainsi fondé sur la recherche d’économies d’échelles remédiant à l’action isolée, donc coûteuse, d’un trop grand nombre de petites communes contiguës. Le développement des procédures de commande publique, la LOLF et la politique de « rationalisation des choix budgétaires », la facilitation des recrutements d’agents contractuels, le développement des métropoles et autres institutions nouvelles qui sont l’objet des plus vives attentions du réformateur procèdent de cet attachement à construire une administration tenue par les résultats. Il n’y a pas lieu d’insister davantage sur ce processus massif et connu. Il aboutit cependant à des résultats décevants en s’efforçant de remédier au mal dénoncé par les recettes de la rationalité technique, c’est-à-dire par l’hyperréglementation qui est précisément à la racine du problème.

On parvient, au bout de cette présentation, aux constatations suivantes. La rationalité est protéiforme et contingente parce qu’elle s’abreuve à des sources diverses, et même opposées, de la conception du droit et de l’action. Voilà pourquoi il existera toujours un malentendu à propos du réformateur qui placera son entreprise sous l’étendard de la rationalisation : cette entreprise ne correspondra à la raison qu’elle prétend servir que selon un certain de point de vue. En fait, ce réformateur ne pourra guère imposer qu’un modèle de rationalité jugeant le précédent modèle, qu’il entend corriger, déraisonnable. Ce qui fait que chaque rationalité est le brouillon de l’autre :

Adoptant le point de vue de la rationalité technique, il dénoncera le trop grand nombre de collectivités, le trop grand nombre d’élus locaux percevant la nécessité de soustraire leur administration et leurs administrés à leur emprise jugée excessive, c’est-à-dire la construction juridique léguée par la rationalité naturelle.

Le président Mitterrand tenait à préserver le nombre des communes françaises estimant qu’il assurait un réservoir de 550 000 élus citoyens attachés aux valeurs de la démocratie. Le rapport E.Balladur (mars 2009) recommandait, au contraire, de réduire le nombre de ces élus afin de limiter la coûteuse distribution des indemnités de fonction auxquels ils peuvent prétendre. Les deux options se trouvent fortement marquées par la recherche d’une organisation rationnelle, mais pas la même selon les deux cas, naturelle au premier cas, économique au second.

Le parti de la rationalité économique fera son succès sur la dénonciation de la prolifération des normes et des institutions engendrés par le perfectionnisme qu’a inspiré au législateur la recherche d’une rationalité technique. Et, peut-être, lorsque l’administration ne s’accommodera plus de la recherche effrénée d’économies budgétaires conduisant à la paralysie de l’action et au déclin des institutions, faudra-t-il espérer, comme dans le cadre d’une théorie des cycles, un retour à une certaine forme d’organisation du pouvoir local procédant d’une rationalité plus naturelle.

En définitive, il ne faut pas confondre la rationalisation avec la diversité des options idéologiques qui se coulent dans le cadre du mot. Encore une fois, il ne faut pas faire confiance aux mots. Le droit des collectivités territoriales vient toujours nous rappeler qu’on ne vit pas seulement de théorie du droit et que le monde du quotidien est souvent plus difficile et plus résistant que celui des hauteurs juridiques. Il a pourtant besoin de repères réfléchis pour ne pas s’abandonner aux à-peu-près, aux simplifications ou aux simples descriptions. Voilà pourquoi il convient de se méfier des mots. Le cinéaste Louis Malle résumait que « les mots sont de vieilles prostituées ».

B.F