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Comme un nouvel air de décentralisation ?

Entre confinement et déconfinement : revue de lectures

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« Il est six heures au clocher de l'église Dans le square les fleurs  poétisent Une fille va sortir de la mairie »
Christophe (Daniel Bevilacqua) – Les mots bleus

Dans un article publié le 28 avril 2020 dans Le Monde, il était avancé l’analyse suivante : « une collaboration est en train de s’établir entre le pouvoir central et les élus locaux, qui plus est sur le mode de l’innovation, à tra- vers le concept de « différenciation » qui met pourtant à mal l’unité du pays. Non qu’une affinité se soit brusque- ment créée entre Macron le jacobin et les élus locaux, mais parce que la gravité du moment impose à tous de réussir »1.

Si l’on regarde le verre à moitié vide, il ressort que la différenciation est présentée sans ambages comme mal- menant l’unité du pays tandis que la facile opposition entre le jacobin et le(s) girondin(s) est une nouvelle fois de sortie. « La gravité du moment » ne fait pas varier la vieille ritournelle d’une note. Si l’on regarde maintenant le verre à moitié plein, on retiendra la collaboration entre le pou- voir central et les élus locaux sur le mode de l’innovation. Il est vrai qu’au lendemain de la présentation de son plan de « déconfinement sous conditions » à l’Assem- blée nationale, Édouard Philippe s’est entretenu avec les représentants des associations d’élus pour insis- ter dans cette affaire sur la complémentarité entre l’État et les collectivités territoriales, sur la différen- ciation entre les territoires et  l’adaptation aux réali- tés locales. « Nous nous appuierons sur les maires et les préfets », a affirmé le chef du gouvernement. Le maire de Reims, Arnaud Robinet (Les Républicains) se félicite que l’on « fasse enfin confiance au local »2. Le maire de Nevers, Denis Thuriot (La République en marche) est sur la même longueur d’onde : « Pour nous, maires, à qui on confie une délégation de pouvoir, voire de responsabilité, avec les préfets, ça va nous permettre d’expérimenter. On va faire ça pragmatiquement. »3.

 

La réalité précède la légalité

On ne sait rien de ce que sera le calendrier parlemen- taire qui permettrait dans les mois à venir d’examiner le projet de loi « 3D ». Il y a fort à parier qu’il change de cap, espérons-le pour le meilleur. Car la réalité précède la légalité. La gestion de la crise sanitaire a conduit les décideurs à réagir vite et à n’interroger que les experts. Peut-on le leur reprocher ? Sans doute non. Ce qui est plus contestable est l’impréparation de l’appareil d’État. Ilaria Casillo, vice-présidente de la Commission natio- nale du débat public4, s’est récemment interrogée sur l’attitude des dirigeants qui consiste à « revenir vers    les citoyens avec des solutions toutes faites, élaborées à huis clos avec les scientifiques (…) Si cette attitude, cette éthique de la responsabilité propre au politique,  est compréhensible, il est néanmoins possible de mon- trer en quoi elle est aussi questionnable ».

À partir des analyses des expériences de gestion des tremblements de terre et de reconstruction en Italie  dans les dernières décennies (Belice en 1968 ; Irpinia en 1980 ; Abruzzi en 2009), Ilaria Casillo souligne « la limite des approches consistant à identifier de manière stan- dardisée et technocratique les besoins et les objectifs  de la reconstruction post-sismique, écartant de toute réflexion, analyse et décision la société concernée ».

Il apparaît que trop souvent a été reléguée au second plan l’écoute des habitants, de leurs pratiques, de leurs besoins nouveaux et de leurs attentes : « On a trop sou- vent réagi, en somme, aux émergences sismiques en proposant des réponses qui ne collent ni avec la par- ticularité des lieux touchés, ni avec les pratiques de société, de mobilité et de socialisation des communau- tés concernées »5.

 

Faire confiance

Faire confiance au local dans cette période de crise, ne revient-il pas à faire mentir l’idée selon laquelle il y a des sujets que l’on peut – et que l’on doit, même – soustraire à la participation. L’association des maires au déconfine- ment n’est pas une position stratégique anodine. Dans ce moment singulier, aurions-nous (enfin !) compris que

« l’inclusion des citoyens, des communautés, des par- ties prenantes les plus exposées est un véritable atout pour faire face à l’épidémie, ici et maintenant » ? Aurions- nous compris que la méthode subsidiariste est un res- sort de vitalité du corps collectif ? La vice-présidente de la Commission nationale du débat public cite l’exemple de la politique menée par la ville de Prato en Toscane où « une implication constante et continue dans l’éla- boration des réponses logistiques a permis de contenir la contamination et surtout, d’éviter l’émergence d’épi- sodes de rejet ou d’agressivité à l’égard de la commu- nauté chinoise. » Il en résulte que plus une décision est basée sur une méthode subsidiaire mieux elle se met en œuvre, mieux elle se respecte.

À suivre la réflexion de Christian Laval et Pierre Dardot6, « ce qu’attend la population, c’est un État qui stimule, coordonne et finance la solidarité, un État des services publics, un État qui prenne en compte les inté- rêts vitaux de la population, un État de citoyens faits pour les citoyens, un État de soignants, d’éboueurs, d’ensei- gnants, de travailleurs sociaux, un État qui garantisse l’approvisionnement en nourriture, qui prenne soin des vieux, des sans-abri, des plus pauvres, et de tous ces chômeurs qui vont se multiplier. » Cet État-là, c’est l’État ET les collectivités locales. La puissance publique est « puissance » si la diversité se fond sans disparaître dans l’Unité.

 

(ces « amis » qu’on voit tous les dix ans), le souci de victimes inconnues de désastres, de la personne qui  a fabriqué le vêtement qu’on porte ; ou encore la soli- darité créée par l’occupation d’une place ou d’un rond- point pour quelques semaines, par l’amour partagé d’une équipe sportive, d’un genre musical ou d’une série télé- visée ». 11

Les liens faibles sont des liens étrangers aux solidari- tés familiales, professionnelles et amicales immédiates  et pourtant ils jouent un rôle déterminant dans notre vie sociale. Ce sont aussi ces liens faibles qui font la force des provinces. Alors que les liens forts peuvent isoler  les individus dans des communautés encastrées et inca- pables de communiquer entre elles, le concept de lien faible rend visible « la texture de la vie humaine (…) celle du grouillement des formes de vie, des connexions mul- tiples des actions et des personnes, de liens constam- ment menacés de rupture, mais qui, comme les liens   qui constituent un câble, tirent leur résistance de leur recoupement ».

Comme un nouvel air de décentralisation, disions-nous. Une nouvelle décentralisation, l’air de rien ?

 

« Substituons temporairement au terme “liberté” de notre devise française celui de “responsabilité” » 7.

 

La responsabilité collective et donc « celle-de-tout-un- chacun » n’est-il pas de recouvrer la vue et d’envisager que les vraies réformes sont des réformes culturelles, des « réformes de vie »8 ? Car où se trouvent nos forces ?

« Les forces sociales sont aujourd’hui celles des terri- toires dont les habitants  se  regroupent  pour  décider  et agir afin de pouvoir construire en commun une vie bonne pour tous, dans un équilibre durable avec les êtres vivants partageant le même milieu. Longtemps séparées, ces forces sociales joignent les luttes contre les discrimi- nations d’origine, les inégalités, le réchauffement clima- tique et pour la biodiversité. Elles portent une politique de l’émancipation du bas vers le haut : celle locale des communs autogérés, et celle des personnes qui, par ces collectifs, retrouvent la maîtrise de leur vie ».9

Notre responsabilité collective n’est-elle pas de décou- vrir les vertus des liens faibles ? S’appuyant sur l’article de Mark Granovetter, « La force des liens faibles » (1973)10, Sandra Laugier et Alexandre Gefen évoquent la force de « ces phénomènes aussi divers et hétérogènes que des rencontres d’un jour qui s’inscrivent en nous, l’atta- chement à tel personnage de fiction, la reconnaissance  à l’inconnue qui nous donne une information précieuse via internet, ou au soignant anonyme… » Ils évoquent également « les relations au long cours mais lacunaires

 

 

 

1.     « L’union réduite aux acquêts » », Le Monde.fr, 28/04/2020

2.     « Les élus locaux sur le devant de la scène », Le Monde.fr, 29/04/2020

3.     Ibid.

4.     « À quoi servent les citoyen·ne·s face à la crise du Covid-19 ? » Ilaria Casillo, vice-présidente de la Commission nationale du débat public, AOC media - Analyse Opinion Critique, 29/04/2020

5.     Ibid.

6.      « Souveraineté d’État ou solidarité commune », par Christian Laval, socio- logue et Pierre Dardot, philosophe, AOC media - Analyse Opinion Critique, 20/04/2020

7.     Ce titre est repris de la tribune publiée sous la signature de trois spécialistes en épidémiologie de l’université de Toulouse « Coronavirus : « Substituons tem- porairement au terme “liberté” de notre devise française celui de “responsabi- lité” » », Le Monde.fr, 27/04/2020

8.     « Edgar Morin : « Cette crise nous pousse à nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins masqués dans les aliénations du quotidien » », Le Monde.fr, 19/04/2020

9.      « Vers la société du commun », Hervé Defalvard, économiste, Le Monde.fr, 17/04/2020

10.   Mark Granovetter (1983), The Strength of Weak Ties: A Network Theory Revisited, Sociological Theory, Vol. 1

11.   « Les liens faibles au secours de la cohésion sociale », Sandra Laugier, philosophe et Alexandre Gefen, critique littéraire, AOC media - Analyse Opinion Critique, 21/02/2020.