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L'esthétisme de la ville

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La ville, cet espace de proximité où les cinq sens des habitants sont en permanence à l’affût. Modifier le moindre élément urbain et l’élu peut être la cible de vives critiques en l’espace de quelques secondes à peine. De sorte que l’aménagement urbain est devenu un enjeu politique de premier plan. « Touche pas à mon mobilier urbain » pourrait scander certain ! Et pourtant, comme tous les éléments d’aménagement, ceux-ci sont périssables. Leur renouvellement est donc indispensable. Ces éléments constituent pourtant des repères visuels, sonores ou olfactifs d’une ville. Ils composent l’ADN d’une ville, voire ils sont l’ADN de la Ville. Face aux enjeux climatiques, aux évolutions du rapport des habitants à l’espace public, la Ville s’adapte… pour le pire comme le meilleur.


Qu’est-ce qu’une ville ? Une ville se caractérise-t-elle par sa taille ? Par sa communauté ? Par sa densité ? Selon le Littré, la ville désigne « l’assemblage d'un grand nombre de maisons disposées par rues, souvent entourées de murs d'enceinte, de remparts, de fossés. » Certes, au XXIe siècle, la ville a quelque peu évolué, disons avec les remparts et les fossés en moins. Mais la révolution agricole y est pour beaucoup dans la naissance de la ville. La ville est une organisation de compétences multiples visant à préserver les stocks, les protéger et les échanger1.

C’est dans l’agencement de cette organisation que l’esthétisme émerge. Au fur et à mesure de sa densification et du temps qui passe, l’Homme aménage l’espace public de telle sorte que les échanges, la vie sociale, la politique cohabitent harmonieusement. Ainsi, l’esthétisme de la ville est la condition du fameux « vivre ensemble ». Une telle affirmation s’apprivoise par l’opposé de l’esthétisme à savoir le chaos. Peut-on imaginer une seine cohabitation des habitants dans une ville chaotique ? La réponse est évidente. Le chaos urbain serait le fief de l’anarchie et par conséquent le règne des individualismes.

C’est ainsi que l’urbanisme devient au fil du temps une discipline conciliant l’ensemble des arts et techniques et permettant d'adapter l'habitat urbain aux besoins des hommes. La difficulté réside justement dans la réconciliation entre l’art et les techniques en vigueur laissant peser le spectre d’une recherche utopique de la belle ville.

La perception de l’esthétique de la ville

Les relations entre l’esthétisme et la ville hantent l’évolution humaine. Comme il existe une esthétique humaine, l’homme a tendance à projeter celle-ci sur son environnement social et matériel. Platon, lui-même, n’avait-il pas construit sa propre idée de « La belle cité » (Kallipolis) ? Certes cette belle cité dépassait la seule dimension esthétique mais l’encouragement à concevoir la beauté est indissociable de la ville depuis l’Antiquité.

Un préalable s’impose : celui de définir une conception commune et acceptable de la notion d’esthétisme. Un travail complexe dès lors qu’indéniablement les goûts et les couleurs sont des perceptions individuelles et libres. De même, ces goûts peuvent être évolutifs. Ainsi la construction de la Tour Eiffel2 ne fut-elle pas décriée en son temps alors qu’elle constitue aujourd’hui une œuvre symbolique de la Ville de Paris ?

En la matière, deux conceptions se distinguent3. La première selon l’architecte Kenneth Frampton s’entend de la « scénographie » ou de la « mise en scène » de l'urbain. Dans cette conception, l’esthétisme met davantage l’accent sur la forme sans adéquation systématique avec le contenu. Tandis que la seconde fait référence « à une tendance qui encourage l'expérience physique ou immédiate avec les lieux à l'exclusion de la participation des facultés plus critiques ou cognitives des individus. »4

Ces deux acceptations de l’esthétisme permettent de comprendre que l’harmonie de la ville vise tout autant les grands projets d’aménagement urbain de valorisation dans son ensemble de la ville que les petits aménagements facilitant la lisibilité de la ville — et cela notamment avec le développement du tourisme — où l’étranger doit pouvoir s’y repérer aisément.

Chaque ville a son histoire et sa géographie. L’intégration urbaine s’est opérée de manière différenciée. De la sorte, comment savoir les besoins contemporains de Paris que de Montauban par exemple ? S’agit-il d’un projet d’ampleur tel qu’il pouvait être imaginé du temps du Baron Haussmann5 ou de légers aménagements pour parfaire une ville d’ores et déjà fonctionnelle ?

En effet, la question de l'esthétique urbaine semble investie de nos jours de nouveaux enjeux dans le sens où plusieurs acteurs identifient les problèmes de la ville contemporaine comme des problèmes essentiellement formels6. Ils considèrent par conséquent que leur solution présuppose l'amélioration du cadre urbain par un travail de revalorisation de ses qualités paysagères.

Mais l’amélioration des formes urbaines est-elle la seule garantie d’une ville esthétique ? En d’autres termes, est-ce la forme qui conditionne les comportements des habitants ou l’inverse ? Cette question sera analysée aux regards des récentes polémiques autour nés des réseaux sociaux et plus connus sous le nom « saccageparis »7

Peur sur la ville : l’incivisme 

« Si le roi m'avait donné Paris, sa grand'ville »8, ainsi Molière chansonnait dans sa pièce Le Misanthrope. Mais Paris est-elle encore cette « grand’ville » ? La question est ambiguë puisqu’elle peut toujours être répondue tant par l’affirmative que par la négative. Tout dépend si l’on y vit, qu’on y est de passage, ou qu’on ne l’habite pas.

En effet, quel parisien à l’étranger n’a-t-il jamais ressenti la joie de retrouver sa ville avec ce soulagement du « Ah Paris ! ». En effet, il est de bon ton de penser que l’herbe est plus verte ailleurs, pourtant, pour celui qui vit Paris depuis son enfance, il n’a de cesse que de penser aux balades flâneuses dans les rues tumultueuses de la capitale. Et sans doute, que ce ressenti résonne avec la même force pour tous les citadins de France. Je laisse le soin aux lecteurs d’en juger.

De ce constat, il sonne comme une évidence que les citadins sont imprégnés de leur ville, de son rythme, de ses usages, de ses bruits et de son esthétique aussi.

Cependant, les reproches faits aux villes bien souvent ne sont pas du seul ressort du choix esthétique des politiques d’urbanisme. Cela serait injuste car le comportement des citadins peut influer sur le choix des mobiliers urbains. Les exemples en la matière sont nombreux et un seul pourrait illustrer ce phénomène. Prenons le cas de la mobilité et plus particulièrement des vélos en libre-service : vélib pour rester encore dans le giron de la capitale (décidément !). En 2014, par exemple, près de 18 879 vélos ont été volés. La conséquence directe de cette situation, autre le surcoût pour le contribuable, de réparation — si cela est possible — ou de remplacement, est le renforcement d’installation d'équipements de vidéo surveillance. Ainsi, les incivilités entraînent à une équation simple : dégradation + surveillance = surcharges visuelles dans le milieu urbain.

D’autres exemples pourraient être pris mais l’objet n’est pas tant d’établir une liste des incivilités que de percevoir l’impact des incivilités sur cette quête d’un esthétisme auquel chacun aspire dans l’espace public urbain. L’espace public n’est-il pas un lieu commun dont chaque usager bénéficiaire est le garant ? L’incivilité n’est pas un traitement aisé car chacun pourrait y opposer son droit à occuper l’espace public comme il l’entend. C’est la raison pour laquelle, ces dernières années, les actions de lutte contre les incivilités se sont inscrites dans les programmes de politiques publiques locales. Cette lutte doit sans cesse faire preuve d’imagination et jongler entre la prévention des incivilités et l’amélioration des espaces publics. Ainsi, émergent des plateformes9 de déclarations d’incivilités (dépôts sauvages, dégradations du mobilier urbain,…) ou encore des brigades physiques déambulant dans les rues, aux aguets à toutes formes d’incivilité10.

La ville du présent prépare celle du futur

Indiscutablement, la ville est confrontée aux évolutions de la modernité. Qu’il s’agisse des phénomènes de densification (et donc son habitabilité) ; des enjeux de transitions climatiques (concilier l’importation de l’urbanisme végétal dans un cœur traditionnellement en pierre) ; des nouvelles formes de mobilités (intermodalité) ; ou encore de l’intégration des nouvelles technologies dans l’espace urbain (les Smart Cities11).

« Où va donc la ville ? » pourrions-nous nous interroger. Cette question anime sans doute — consciemment ou non — le quotidien des citadins. Chaque période historique fait naître un cadre intellectuel sur la question urbaine. Tel fut le cas dans l’entre-deux-guerres où Jean Giraudoux écrivait pour le journal Marianne un article presque d’actualité : « Pour un plus beau Paris »12 ou encore au travers de design urbain fonctionnaliste de Le Corbusier13. Ou encore les concepts architecturaux plus contemporains portés par l’architecte Jean Nouvel où l’intégration de la matière à son environnement est recherchée14.

Cette dernière tendance environnementale à laquelle s’ajoute la question technologique ouvre la voie à l’intégration de la connectivité dans l’esthétisme urbain.

De ce fait, la question de l’esthétisme contient celle de la qualité des espaces publics et la nécessité d’une attention particulière à l’urbanisme de la part des décideurs publics. Pour les architectes, l’esthétisme est une empreinte quasi éternelle laissée, quand pour les élus, cela relève d’un enjeu stratégique d’attractivité territoriale.

Les élus sont à la manœuvre dans la stabilisation d’un cadre de vie idéal et différenciation d’un territoire à un autre. La tâche n’est en réalité pas simple pour l’élu contemporain. La technicité de la connectique et la complexité de norme urbanistique sont autant de freins à penser la portée esthétique d’un projet. Faut-il répondre à un besoin d’usager instantané (et donc possible périssable) ou sensibiliser l’usager à un regard esthétique de son espace de vie ?

Or, l’impératif d’attractivité — qui bouleverse à l’échelle locale les changements du monde — conduit le constructeur public à percevoir la ville sous le prisme uniquement de son animation et des flux touristiques pouvant être générés. Sous cet angle, l’esthétisme de la ville prend un « nouveau tournant »15, celui du « fun16 » permanent.

Cette recherche de l’amusement dans la vie urbaine n’est pas en soi dépréciable. À la condition que cet amusement soit pensé dans un ensemble cohérent et harmonieux et qu’il ne constitue pas un enchevêtrement d’expériences que la mode laissera à l’abandon.

Reprenons l’exemple de Paris. Son identité architecturale a fait de cette ville un lieu de flânerie de réputation internationale. Ainsi le racontait Victor Hugo dans Les Misérables « Errer est humain, flâner est parisien ». La conception des rues, les pierres de tailles, les ponts, les musées, les terrasses de café y sont certainement pour quelques choses et permettent de construire le lien entre identité et architecture.

Qu’alors la ville de demain doit se prévaloir d’une pensée similaire. Si l’environnement doit se superposer à la pierre, que cela soit fait selon une certaine esthétique et identité. Si la technologie doit guider le flâneur qu’elle empreinte cette même voie.

Penser l’esthétisme, apaiser les espaces, alléger l’urbanisme

En conclusion, la ville est confrontée dans son dilemme d’espace de consommation, de vie, d’habitation, d’amusement, de flânerie. C’est tout cela à la fois. La recherche d’un nouvel esthétisme est laissée à la conscience des hommes et des femmes politiques dont l’enjeu n’est pas seulement de faire « Bella figura » mais d’apporter une identité durable dans un souci de rayonnement international. La concurrence est rude. Les villes de demain se pensent en Chine, en Amérique, en Afrique… La France est en mesure d’y prendre place et d’impulser une vision nouvelle. En bref, de se différencier.

A.P

Phrases loupes

Chaque ville a son histoire et sa géographie. L’intégration urbaine s’est opérée de manière différenciée.

L’amélioration des formes urbaines est-elle la seule garantie d’une ville esthétique ? En d’autres termes, est-ce la forme qui conditionne les comportements des habitants ou l’inverse ?

il sonne comme une évidence que les citadins sont imprégnés de leur ville, de son rythme, de ses usages, de ses bruits et de son esthétique aussi.

Les incivilités entraînent à une équation simple : dégradation + surveillance = surcharges visuelles dans le milieu urbain.

La question de l’esthétisme contient celle de la qualité des espaces publics et la nécessité d’une attention particulière à l’urbanisme de la part des décideurs publics.

La recherche d’un nouvel esthétisme est laissée à la conscience des hommes et des femmes politiques dont l’enjeu n’est pas seulement de faire « Bella figura » mais d’apporter une identité durable dans un souci de rayonnement international.

prétendre, mais un projet concret, dans lequel l'espace public est exactement dessiné, peut le faire ». Citation de l'architecte O.Bohigas, La ville, six interviews d'architectes, Centre Georges Pompidou, Paris, 1994.

Notes de bas de page

  • 1 ROTH Benard, « Histoire de la ville, comment est née la civilisation urbaine », mis en ligne le 26 mai 2020, consulté le 21 novembre 2021 sur https://www.pierrepapier.fr/actualite/origine-de-la-ville/

  • 2 « Protestation des artistes contre la tour de M. Eiffel », Journal Le Temps, 14 février 1887, 1887 (p. 3-6).

  • 3 GRAVARI-BARBAS Maria. Belle, propre, festive et sécurisante : l'esthétique de la ville touristique. In: Norois, n°178, Avril-Juin 1998. Villes et tourisme. pp. 175-193;

  • 4 Ibid.

  • 5 « Le Sénat sous le Second Empire et Napoléon III : le Baron Haussmann », Dossiers d’histoire, Sénat, consulté la 21 novembre 2021 sur https://www.senat.fr/evenement/archives/D28/haussmann.html

  • 6 « La forme de la ville définit la vie de la collectivité ; la planification ne peut y

  • 7 NEGRONI Angélique, « La ville de Paris renonce à ses choix de mobilier urbain », publié le 5 juillet 2021, disponible sur https://www.lefigaro.fr/flash-actu/la-mairie-de-paris-va-retirer-certains-bancs-a-l-esthetique-contestee-20210705

  • 8 Molière, Le Misanthrope, I, 2.

  • 9 Exemple de l’application « Dans ma rue » déployée par la Ville de Paris en 2016.

  • 10 La ville de Paris a même créé, fin 2016, une brigade anti-incivilités. Sa mission : prévention et verbalisation vis-à-vis des jets de mégots, des épanchements d’urine ou encore des dépôts sauvages.

  • 11 Villes intelligentes.

  • 12 Jean Giraudoux, « Pour un plus beau Paris », Marianne, 26 avril 1933, p. 120.

  • 13 Le Corbusier, Urbanisme, rééd. Le Flammarion, 2011, 211p.

  • 14 Exemple du Musée National du Qatar aussi appelé « Rose des sables », ouvert au public en 2019.

  • 15 GENARD Jean-Louis, « Un tournant esthétique dans le regard sur la ville. », Rhuthmos, 18 août 2019 [en ligne]. https://rhuthmos.eu/spip.php?article2424

  • 16 Amusement en anglais.