Du bitume qui pense au véhicule déplacé : itinéraire critique de la route
Et si la route, au lieu d’être seulement une infrastructure, devenait un miroir de notre époque ? Le lecteur de cet article croisera des expressions étonnantes : route auto-réparante, asphalte qui cicatrise, route qui capte, dialogue et anticipe, bitume qui pense, infrastructure sensible, cerveau discret de la mobilité, véhicule déplacé, non pas mobile, ou encore vivre sans friction, ce n’est plus vivre. Ces formulations ne sont pas de simples images. Elles sont le signe d’une transformation en cours : la route cesse d’être un décor pour devenir un acteur. C’est à partir de ces tournures singulières que cet article construit sa réflexion. Car chaque expression contient un fragment de problématique : Si la route se répare seule, qui décide encore de l’entretien ? (1) Si la route pense, qui pense encore la route ? (2) Si la conduite devient une trajectoire sans friction, que reste-t-il de la liberté de bifurquer ? (3) Ce texte explore donc, à partir de ces formules, un changement silencieux. La route intelligente n’est pas simplement plus performante. Elle redistribue les rôles entre humains, machines, institutions, territoires. En quatre mouvements – de l’état des lieux à l’éthique – l’article suit la mutation d’une infrastructure qui devient interface, d’un sol qui devient système, et d’un acte de conduire qui devient question de gouvernance.
Un état des lieux contrasté du réseau routier français
Il est des réseaux que l’on ne voit plus tant ils nous portent. La route française, immense maillage de bitume et de gravier, en est l’illustration parfaite. Elle est l’ossature silencieuse du pays, support du mouvement, du lien et de la logistique. Pourtant, sous cette apparente évidence, se cache un véritable paradoxe : un réseau étendu, vital, mais vieillissant, inégalement entretenu, et souvent oublié dans les grands discours sur la transition ou la modernité.
Des routes nombreuses, vieillissantes, inégalement suivies
La France dispose d’un des réseaux routiers les plus denses d’Europe. Selon le rapport 2024 de l’Observatoire National de la Route (ONR), le pays compte près de 1,1 million de kilomètres de routes, répartis entre : le réseau national non concédé (11 786 km), géré par l’État via les Directions interdépartementales des routes (DIR), ; le réseau départemental (environ 382 000 km), sous responsabilité des départements et le réseau communal/intercommunal, qui forme le socle du réseau routier français avec plus de 700 000 km.
Cette répartition témoigne d’une structuration à plusieurs niveaux, mais aussi d’une grande hétérogénéité dans les moyens et les pratiques d’entretien. Le rapport de l’ONR souligne ainsi que si le réseau national bénéficie d’une certaine stabilité des investissements depuis 2013 (hausse de 82 %), le réseau départemental souffre de disparités criantes, et le réseau communal demeure largement méconnu et sous-équipé en outils de diagnostic.
« Les données ne sont pas connues, les méthodes diffèrent d’un territoire à l’autre, et trop souvent, les collectivités naviguent à vue. Il nous manque une culture commune de la maintenance. » — François Bordry, ancien président de l’AFITF, propos recueillis dans Transports Magazine, janvier 2024.
Ce vieillissement n’est pas seulement structurel. Il est aussi climatique. L’évolution des cycles de gel et de dégel, les épisodes de chaleur intense, les pluies plus acides ou plus intenses, affectent durement les enrobés et les couches de roulement. Ainsi, le rapport ONR 2024 montre que l’âge moyen des chaussées départementales atteint 13,8 ans, avec des pointes à plus de 27 ans sur certaines routes locales (catégorie 3).
Selon une étude publiée dans Territoires & Mobilités (no 19, 2023), 62 % des élus locaux interrogés estiment que l’état de leur réseau routier est « préoccupant », mais seuls 24 % disposent d’un outil de diagnostic structuré. Le professeur Gérard Béaur (EHESS) rappelait récemment que « la route a longtemps été un instrument de pouvoir central, mais elle est devenue une variable d’ajustement budgétaire locale ». Cette tension explique en partie l’érosion silencieuse du réseau dit secondaire, là où se joue pourtant la continuité du quotidien.
Des investissements colossaux nécessaires
Cette usure généralisée n’est pas sans conséquences : elle entraîne une « dette grise » colossale, c’est-à-dire un retard d’entretien cumulé qui rend chaque intervention plus coûteuse, plus lourde, plus tardive. Selon les estimations de l’Union Routière de France (URF) lors de sa présentation annuelle du 6 février 2024, il faudrait plus de 2 000 milliards d’euros pour remettre à niveau l’ensemble du réseau français.
Ces chiffres vertigineux contrastent avec la réalité budgétaire des collectivités. En 2023, les dépenses d’investissement des départements pour les routes s’élevaient à 1,37 milliard d’euros (hors grands travaux), contre 648 millions d’euros pour l’État sur le réseau national non concédé. Une somme importante, mais insuffisante au regard des besoins et du vieillissement cumulé.
Or, la route est aussi une condition de la justice territoriale. Une voie communale dégradée, une départementale laissée sans entretien, ce sont des retards d’ambulance, des pertes pour l’agriculture ou le tourisme, des risques accrus pour les mobilités du quotidien. Le rapport ONR 2024 le rappelle avec force : le réseau routier est un bien commun stratégique, dont la connaissance, la surveillance et l’entretien conditionnent une part essentielle de la vitalité nationale.
L’état des routes n’est donc pas un sujet secondaire. Il est au cœur de la résilience française, de sa capacité à relier les territoires et à maintenir une continuité républicaine jusque dans les zones les plus reculées. La route, avant d’être intelligente, doit rester praticable. Et avant d’être connectée, elle doit être entretenue.
L’intelligence appliquée à la route : une typologie contemporaine
En réponse à ce constat d’usure généralisée et de dette grise structurelle, l’innovation technique s’invite au chevet des chaussées. Depuis plusieurs années, les acteurs publics comme privés s’accordent à penser la route non plus seulement comme une infrastructure à maintenir, mais comme un écosystème dynamique, capable de produire des données, de s’auto-diagnostiquer, voire de s’auto-réparer. Ce glissement conceptuel conduit à parler de route intelligente, un terme générique qui désigne en réalité quatre formes distinctes d’intelligence : matérielle, embarquée, énergétique et opérationnelle. Chacune apporte une réponse spécifique à un pan des défis posés.
L’intelligence matérielle : réparer mieux, réparer moins
L’intelligence matérielle renvoie aux capacités intrinsèques de la chaussée : sa conception, ses matériaux, ses propriétés physiques. L’exemple le plus emblématique est celui de l’asphalte auto-réparant, développé notamment dans le cadre de recherches menées par Google Cloud, le King’s College de Londres et l’université de Swansea. Grâce au machine learning et à la modélisation moléculaire, les chercheurs ont conçu des bitumes intégrant des capsules d’huiles recyclées, capables de combler des microfissures en cas de sollicitation thermique. En laboratoire, ces revêtements prolongeraient de 50 % la durée de vie de la chaussée.
D’autres innovations, primées par le Cerema et le Comité d’Innovation Routes & Rues, vont dans ce sens : enrobés à froid bas carbone, résines drainantes à pose souple, peintures conductrices de chaleur anti-verglas (ICCAR), etc. Ces dispositifs ne se contentent pas de répondre à l’usure : ils anticipent l’entretien et le réduisent. « La route de demain sera réactive. Elle informera de son propre vieillissement. Elle intégrera son cycle de maintenance dès la conception. » — Philippe Duron, président de la commission Mobilités du COI, colloque IDRRIM 2023.
Chaque année, le Cerema lance un appel à projets soutenant l’expérimentation de matériaux intelligents sur voiries réelles. En 2024, cinq lauréats ont été retenus, dont Eiffage, SurfactGreen, ou Spie Batignolles. Le programme finance l’installation sur site, le suivi de performance, et mobilise chercheurs et collectivités volontaires. Objectif : passer du prototype au standard, pour faire de l’innovation un levier d’économie à long terme.
Les solutions à intelligence matérielle ne sont pas seulement techniques : elles sont philosophiques. Elles posent la question suivante : peut-on bâtir une infrastructure qui se régule sans dépendre de l’intervention humaine ? Une infrastructure qui connaît ses limites, et agit en conséquence ?
Cette question, loin d’être abstraite, engage aussi une certaine vision de la place de l’homme dans l’écosystème routier, que les autres formes d’intelligence viennent à leur tour interroger.
L’intelligence embarquée : la route qui capte, dialogue et anticipe
Si l’intelligence matérielle relève de l’inerte qui réagit, l’intelligence embarquée évoque une infrastructure sensible, dotée d’organes perceptifs et communicants. Il s’agit ici des technologies permettant à la route d’interagir avec son environnement, les véhicules, les gestionnaires de réseaux, et même les citoyens. Enjeu stratégique autant que technologique, cette intelligence transforme la route en plateforme d’échange d’informations, à la fois capteur et relai de données.
Dans ce domaine, la France n’est pas en reste. Le projet SCOOP@F – l’un des plus ambitieux en Europe – a permis, dès 2014, de tester la communication coopérative entre véhicules et infrastructures (V2I) sur plusieurs centaines de kilomètres de routes dans cinq régions françaises. Le principe est simple : grâce à des capteurs implantés dans la chaussée ou sur des équipements routiers (feux, radars, panneaux), la route peut transmettre en temps réel des informations sur l’état du trafic, les conditions météorologiques, les accidents ou les zones de travaux. Inversement, elle peut recevoir des données émanant des véhicules (vitesse, freinages brusques, etc.), contribuant ainsi à une meilleure régulation collective.
Ce système repose sur la logique des Systèmes de Transports Intelligents coopératifs (STI-C), étudiés notamment par le professeur Jean-Charles Bolomey (IFSTTAR, 2021), pour qui « la route devient un acteur de la mobilité, non plus un simple support ». Le déploiement de ces dispositifs implique une articulation complexe entre génie civil, réseaux numériques, cybersécurité et acceptabilité sociale.
Les usages sont multiples : en ville, pour réguler dynamiquement les feux de circulation selon les flux observés ; sur autoroute, pour alerter sur des bouchons ou des conditions météorologiques extrêmes et dans les territoires peu denses, pour signaler automatiquement la présence d’un obstacle ou le passage d’un poids lourd.
À Rouen, dans le cadre du projet européen C-Roads, une portion d’autoroute a été équipée de capteurs de vibrations, balises GNSS, radars micro-ondes et caméras thermiques intégrés au mobilier urbain. Cette « route sensible » est capable de transmettre des alertes en moins de deux secondes à des véhicules partenaires du programme (Renault, Stellantis), via une application embarquée. Ce type d’expérience ouvre la voie à une interopérabilité entre véhicule autonome et infrastructure, condition sine qua non d’un déploiement massif.
L’enjeu sous-jacent est celui du temps réel. L’intelligence embarquée est une intelligence de l’instant, qui capte l’aléa pour mieux le prévenir. Elle nécessite des connexions 5G, des standards de communication ouverts, et une gouvernance partagée des données. Des chercheurs comme Sandrine Labory et Philippe Leduc (Université de Lille, revue Territoires connectés, 2022) soulignent toutefois le risque d’une dépendance accrue aux opérateurs privés, voire d’un « brouillage entre politique de la route et politique de la donnée ».
L’intelligence embarquée interroge donc l’autonomie technique et politique des gestionnaires publics. Peut-on piloter un réseau intelligent sans en maîtriser les infrastructures numériques ? À qui appartiennent les données issues des routes, et à quelles fins peuvent-elles être exploitées ? Ces questions seront décisives pour définir un modèle français de route intelligente qui ne soit pas seulement efficace, mais aussi souverain et éthique.
L’intelligence énergétique : la route au service de la transition
Troisième pilier de la route intelligente, l’intelligence énergétique concerne les capacités de la route à produire, économiser ou redistribuer de l’énergie. Elle fait de l’infrastructure routière, traditionnellement perçue comme passive et consommatrice, un acteur actif de la transition écologique. Ce volet est encore émergent mais connaît des développements stimulants, entre ambitions technologiques, impératifs climatiques et contraintes économiques.
L’expérimentation de routes photovoltaïques, initiée dès 2016 en France avec le projet Wattway porté par Colas, a marqué les esprits. L’idée était simple : recouvrir la chaussée de panneaux solaires capables de produire de l’électricité sans occuper de nouveaux sols. Malgré un rendement plus faible que les panneaux traditionnels et des critiques quant à la durabilité du revêtement, cette initiative a ouvert un champ d’exploration fécond. D’autres projets ont vu le jour ailleurs, comme Solar Roadways aux États-Unis ou SolaRoad aux Pays-Bas, avec des bilans contrastés mais porteurs d’enseignement : la route peut être une source d’énergie, mais elle doit l’être à bon escient.
L’intelligence énergétique, ce sont aussi des dispositifs thermo-régulants, comme les routes dites « chauffantes » ou « rafraîchissantes ». Le projet français ICCAR (Eiffage Route & Eiffage Énergie Systèmes), lauréat de l’appel à projets 2024 du Cerema, propose ainsi un revêtement capable de se maintenir hors-gel grâce à une peinture conductrice d’électricité intégrée sous la couche de roulement. Testé sur site à Corbas, ce dispositif vise à réduire l’usage de sel de déneigement, à améliorer la sécurité hivernale et à prolonger la durée de vie des chaussées. « L’énergie que nous dépensons pour réparer ou dégivrer nos routes est invisible, mais colossale. Il faut renverser cette logique et faire de la route un acteur de la sobriété. » — Dominique Bourg, philosophe, in revue Écologies, 2023.
Par ailleurs, l’intelligence énergétique s’incarne dans les systèmes d’éclairage adaptatif. Des capteurs détectent la présence de véhicules ou de piétons et ajustent automatiquement l’intensité lumineuse. Ces technologies, expérimentées dans plusieurs métropoles françaises (Lyon, Toulouse), permettent une économie d’énergie allant jusqu’à 70 % par rapport à un éclairage public constant.
Une route climat-compatible ?
Dans le cadre du programme européen Horizon Europe, le projet SmartRoadEnergy (2023–2027) regroupe des partenaires allemands, suédois et français autour d’une question centrale : comment intégrer les infrastructures routières dans une logique de bilan carbone neutre ? Parmi les pistes explorées : chaussées réversibles, stockage thermique souterrain, revêtements biosourcés. Ces innovations, encore expérimentales, visent à rendre la route compatible avec les objectifs climatiques de l’Accord de Paris.
L’intelligence énergétique, en somme, ne consiste pas à électrifier la route au sens spectaculaire, mais à l’inscrire dans une écologie de l’infrastructure, sobre, régénérative et adaptative. Elle interroge la manière dont la puissance publique peut orienter la recherche, mobiliser l’investissement, et assurer une diffusion équitable des solutions sur l’ensemble du territoire, et pas seulement dans les zones denses ou vitrines.
L’intelligence opérationnelle : coordonner, piloter, anticiper
La quatrième forme d’intelligence appliquée à la route est sans doute la plus discrète, mais non la moins décisive. L’intelligence opérationnelle ne concerne pas tant la chaussée ou ses matériaux que la gestion stratégique du réseau routier dans son ensemble. Elle repose sur une combinaison d’outils numériques, d’algorithmes, de plateformes de supervision et d’interfaces d’aide à la décision. Cette intelligence est avant tout une intelligence de pilotage : elle permet d’optimiser les interventions, de fluidifier les flux, d’ajuster les plans d’action, et de garantir une continuité de service, même en situation dégradée.
En France, cette intelligence s’incarne dans les centres de gestion du trafic, qu’ils soient nationaux (DIR), régionaux ou métropolitains. Ces centres sont connectés en temps réel aux données issues du réseau : comptages automatiques, stations météo routière, remontées des agents de terrain, caméras, capteurs thermiques. À partir de ces informations, ils peuvent déclencher une signalisation dynamique (panneaux à messages variables), adapter la limitation de vitesse, coordonner les secours ou encore recommander des itinéraires de délestage.
Certaines métropoles comme Lyon, Strasbourg ou Toulouse ont développé des outils très avancés d’intelligence opérationnelle, croisant données de circulation, données événementielles (manifestations, travaux) et données environnementales (pollution, bruit). Des plateformes comme FLOWLY, testée en Auvergne-Rhône-Alpes, ou Optimod’Lyon, visent à prévoir le trafic à 15 minutes et à ajuster les interventions de la voirie en conséquence. « L’intelligence opérationnelle, c’est l’art de ne pas être pris de court. C’est une intelligence du temps qui vient. » — Isabelle Baraud-Serfaty, consultante en stratégie urbaine, in Mobilités Prospectives, 2022.
Cette forme d’intelligence, orientée vers l’action, est aussi utilisée pour planifier les opérations d’entretien. Le recours à la modélisation prédictive, soutenu par l’intelligence artificielle, permet de hiérarchiser les segments à rénover en fonction de leur taux d’usure, de leur criticité dans le maillage, et du coût différé de leur non-entretien. Le Cerema travaille sur ces enjeux à travers la plateforme IREX-Routes, qui combine imagerie par drone, capteurs géophysiques et bases de données historiques pour affiner la programmation des travaux.
L’algorithme au service du bitume
Le Département de l’Isère expérimente depuis 2023 un outil développé par l’INRIA et le Cerema, capable d’optimiser les plannings d’entretien de 1 000 km de routes départementales. Résultat : une économie prévisionnelle de 18 % sur dix ans, pour un niveau de service routier constant. Le système prend en compte l’évolution climatique, le trafic attendu, et même la disponibilité des entreprises locales de travaux publics. Une première en France à cette échelle.
Enfin, l’intelligence opérationnelle dépasse la seule voirie : elle s’articule avec les logiques de mobilité intégrée. Dans une approche MaaS (Mobility as a Service), elle alimente en données les services de transport public, les GPS, les systèmes de navettes autonomes ou de logistique urbaine. Elle devient ainsi le cerveau discret de la route, un centre nerveux algorithmique qui anticipe, corrige, adapte.
Mais elle interroge aussi : qui décide de ce que la machine optimise ? Quels objectifs fixe-t-on aux algorithmes ? Faut-il viser la vitesse, la sobriété, l’inclusivité ? Comme le notait le chercheur Olivier Ratier dans Territoires numériques (2023), « l’intelligence opérationnelle est une intelligence normative : elle traduit une vision politique du monde dans un langage de données. »
Au fond, cette forme d’intelligence est peut-être la plus sensible, car elle prétend savoir avant l’humain ce qu’il faudrait faire. Elle exige donc un double garde-fou : la transparence des algorithmes et la réversibilité des décisions. À défaut, elle pourrait substituer à la complexité du monde réel la fluidité factice d’un modèle prédictif.
L’intelligence opérationnelle ne saurait être une délégation aveugle. Elle doit demeurer un outil au service d’un projet collectif, et non une mécanique d’optimisation abstraite. À cette condition, elle pourra faire de la route un véritable bien commun dynamique, piloté avec discernement, au bénéfice de tous les usagers.
La voiture autonome : aboutissement ou inversion du pouvoir de conduire ?
L’intelligence routière, sous ses différentes formes, semble appeler une évidence : celle d’un véhicule lui-même intelligent, capable de lire la route, de dialoguer avec elle, et peut-être de s’en passer. Ainsi surgit, au terme de ce développement technologique, la figure de la voiture autonome. Présentée comme l’aboutissement logique de la route intelligente, elle en est aussi, peut-être, le renversement : car que reste-t-il à l’humain lorsque le véhicule décide à sa place ?
État mondial du développement : entre promesse et complexité
Le développement de la voiture autonome suit une progression mondiale inégale. Aux États-Unis, des entreprises comme Waymo (filiale de Google) ont lancé des services de robotaxis dans certaines villes (Phoenix, Austin), sans conducteur à bord. En Chine, Baidu expérimente des navettes autonomes à Wuhan et Pékin, avec un soutien appuyé de l’État. En Europe, Mercedes-Benz est le premier constructeur homologué pour une conduite de niveau 3 sur autoroute en Allemagne. En France, le cadre juridique a été adapté depuis 2022 pour autoriser des expérimentations de conduite automatisée. Mentionnons aussi le cas emblématique de Tesla, dont la stratégie repose sur une montée en puissance logicielle (Full Self Driving – FSD), privilégiant la vision par caméras et l’apprentissage algorithmique plutôt qu’une interaction poussée avec l’infrastructure. Elon Musk promet une autonomie complète (niveau 4 voire 5) à court terme, bien que cette promesse suscite débat et vigilance réglementaire.
Les niveaux d’autonomie définis par la SAE (de 0 à 5) montrent que peu de véhicules dépassent aujourd’hui le niveau 2 (aide à la conduite). Le niveau 3, dit « conditionnel », permet au conducteur de déléguer certaines tâches, mais pas l’ensemble du pilotage. Le niveau 5, sans volant ni pédale, reste pour l’heure une utopie ou un pari technologique à horizon incertain. « La voiture autonome est une prouesse d’ingénierie, mais aussi un défi moral : elle nous oblige à redéfinir qui prend la décision en cas d’incertitude. » — Jean-François Bonnefon, chercheur au CNRS, spécialiste de l’éthique algorithmique.
Une co-évolution route / véhicule : symbiose ou dépendance ?
Ce que révèle la progression de la voiture autonome, c’est qu’elle ne peut évoluer sans une route à sa mesure. L’autonomie technique des véhicules nécessite en réalité une forte coordination avec l’infrastructure : qualité des marquages, régularité des données cartographiques, standardisation des signaux, connectivité permanente. La route, loin de disparaître, devient une co-pilote silencieuse.
En France, des expérimentations sont menées à Paris-Saclay, Rouen ou Strasbourg, impliquant à la fois collectivités, chercheurs, start-ups et opérateurs de mobilité. L’enjeu est moins de tester une voiture « qui se conduit seule » que d’organiser un écosystème de coopération entre objets roulants et objets fixes. C’est dans cette logique que s’inscrivent les tests de navettes autonomes sur des trajets courts, répétitifs, à vitesse modérée.
À Châteauroux, une navette autonome circule depuis 2023 sur un parcours de 3 km en centre-ville. Connectée au mobilier urbain (feux tricolores, capteurs de stationnement), elle adapte son itinéraire en fonction des flux piétons. Elle ne se substitue pas au réseau de bus, mais en constitue un complément fin et souple, notamment pour les personnes âgées. Cette approche démontre que l’autonomie est d’abord une ingénierie de contexte, avant d’être un saut technologique.
Une dépossession du geste de conduire ? Vers une philosophie de l’effacement
Mais la question la plus sensible n’est pas technique. Elle est existentielle. Conduire, depuis plus d’un siècle, est un acte chargé de sens : maîtrise de la vitesse, capacité de décision, plaisir mécanique, projection dans l’espace. La voiture autonome, en prétendant retirer à l’humain le souci de la conduite, le prive aussi d’une part de sa souveraineté symbolique. « L’autonomie du véhicule est une hétéronomie du conducteur. Celui qui ne conduit plus, ne choisit plus. Il est déplacé, non pas mobile. » — Baptiste Morizot, philosophe, conférence « Mobilité et sens », 2024.
Dans un monde où le principe de précaution devient norme structurante, où l’algorithme prétend éviter l’accident, où la machine est jugée plus fiable que l’homme, le risque est d’effacer la possibilité du geste libre. Non pas pour supprimer le danger, mais pour éliminer l’imprévu.
Vivre sans friction ?
Cette formule, surgie d’un échange critique sur la technicisation de la route, résume le malaise contemporain : « Vivre sans friction, ce n’est plus vivre. » Car la friction – qu’elle soit physique, sociale ou décisionnelle – est le lieu même de l’expérience humaine. Ce que l’on gagne en sécurité, on peut le perdre en réalité vécue. La voiture autonome ne supprime pas seulement l’erreur : elle supprime la surprise, le détour, l’apprentissage par l’essai. Elle produit un monde où la conduite devient trajectoire sans tension. C’est pourquoi il faut aborder la voiture autonome non comme un progrès linéaire, mais comme une mutation culturelle. Elle oblige à poser une question dérangeante : jusqu’où voulons-nous céder notre capacité de choix, au nom de l’efficacité ? Et à qui confions-nous la définition de ce qui est « préférable » ?
L’éthique des infrastructures intelligentes : vers une route technologique mais humaine ?
À l’issue de ce parcours technique et politique, un constat s’impose : la route intelligente n’est pas qu’une affaire d’innovation. Elle est aussi – et peut-être surtout – un champ de tension entre efficacité et liberté, entre sécurité et autonomie, entre optimisation des flux et reconnaissance du sujet humain. Pour comprendre ce qui est en jeu, il faut déplacer le regard : de la technologie vers l’éthique de l’infrastructure.
De la rationalité technique à la responsabilité collective
L’intelligence appliquée à la route repose sur une promesse : celle d’un monde plus fluide, plus sûr, plus sobre. Chaque capteur, chaque algorithme, chaque modèle prédictif semble animé d’un objectif commun : réduire l’incertitude, prévenir l’accident, maximiser l’utilité. Mais cette rationalité technique, si elle n’est pas interrogée, peut devenir un absolu gestionnaire, qui réduit l’espace du politique à une série d’optimisations paramétrables.
Comme le souligne la philosophe Mireille Delmas-Marty, « le risque d’un monde algorithmique n’est pas tant la perte de contrôle, que la perte de sens ». Une route sans accident mais sans surprise, une ville sans friction mais sans épaisseur, dessinent les contours d’une société où la prévisibilité l’emporte sur la pluralité des trajectoires humaines. À l’inverse, une éthique de l’infrastructure suppose de penser les conditions de la liberté au sein même de la contrainte. « La vraie question n’est pas ce que la technique permet, mais ce que la société choisit d’autoriser ou de limiter. » — Antoine Garapon, magistrat et essayiste, in La République des algorithmes, 2022.
Une gouvernance des données à construire démocratiquement
La route intelligente génère des données, en dépend, et les fait circuler. Ces données sont territorialisées, comportementales, climatiques, sécuritaires. Leur agrégation permet des avancées majeures en matière de gestion et de prévention. Mais leur utilisation soulève des enjeux fondamentaux de gouvernance, de transparence et de consentement.
À qui appartiennent les données issues d’une infrastructure publique ? Quelle articulation entre l’acteur public, l’opérateur privé, le citoyen ? Comment éviter une asymétrie d’information où les géants du numérique deviendraient les véritables pilotes de la route ? Ces interrogations ne sont pas théoriques : elles conditionnent la possibilité d’un modèle souverain et équitable de mobilité intelligente.
Des juristes comme Judith Rochfeld (Université Paris 1) insistent sur la nécessité d’un droit des communs numériques, où l’usage des données d’infrastructure serait régulé non par la seule propriété, mais par l’utilité sociale, la transparence des finalités, et le respect des droits fondamentaux.
En 2025, le Centre d’Études Prospectives du Ministère de la Transition écologique a proposé un pré-projet de charte éthique des infrastructures intelligentes. Parmi les principes évoqués : réversibilité des systèmes, auditabilité des algorithmes, accessibilité des données publiques, pluralisme des usages. Une dizaine de collectivités volontaires expérimentent cette approche dans le cadre du programme national Route & Confiance.
Une mutation profonde du rapport à l’infrastructure
Enfin, la route intelligente oblige à redéfinir ce que nous appelons « progrès ». Est-ce la capacité d’aller plus vite ? De prévenir davantage ? De contrôler toujours plus de paramètres ? Ou bien le progrès pourrait-il consister à revaloriser le soin, la sobriété, la relation, à une époque où l’hypermobilité n’est plus soutenable ? L’éco-conception, la route auto-réparante, les dispositifs d’adaptation climatique, ne sont pas seulement des réponses techniques : ils traduisent une mutation profonde du rapport à l’infrastructure, qui n’est plus un décor, mais un acteur. Cette nouvelle ontologie appelle une politique : non pas subir l’innovation, mais l’orienter, la questionner, l’habiter. « L’intelligence ne vaut que si elle sert une finalité juste. Le vrai progrès est celui qui augmente notre capacité d’attention au monde. » — Cynthia Fleury, philosophe, in Les Irremplaçables, 2015. Il ne s’agit pas de refuser la route intelligente. Mais de l’humaniser. De veiller à ce qu’elle reste un espace de circulation et de décision, et non un tunnel sans friction. De préserver en elle ce qui fait encore de nous des êtres debout, capables de bifurquer, de ralentir, ou de s’arrêter.
Pour une politique éclairée de la route intelligente
Loin d’un simple ajustement technique, la route intelligente dessine les contours d’un basculement profond dans notre manière de concevoir l’infrastructure, la mobilité, la gouvernance, et même la liberté. À travers l’auto-réparation, la communication embarquée, l’optimisation énergétique et la gestion prédictive, ce sont des formes d’intelligence qui s’agrègent, se combinent et transforment la route en un organisme vivant, sensoriel, agissant.
Mais cette montée en puissance technologique n’est pas neutre. Elle oblige à rouvrir des débats fondamentaux : jusqu’où confier nos choix à des systèmes automatiques ? Comment articuler innovation et responsabilité collective ? Quelle place pour la surprise, la friction, l’aléa dans un monde routier de plus en plus lisse ?
Une politique publique de la route intelligente ne saurait se réduire à l’adoption de solutions techniques prometteuses. La route doit rester un lieu de relation autant qu’un vecteur de performance. Cela suppose d’associer les territoires, de protéger les communs numériques, de garantir l’éthique des algorithmes, et de maintenir vivant le lien entre le geste de conduire et le pouvoir de choisir. À l’heure où le sol se fait interface, où le bitume se met à penser, il est plus que jamais nécessaire de se demander : vers quelle destination voulons-nous être conduits ?
Trois rapports publics, trois alertes convergentes
La question de la route intelligente, au croisement des enjeux techniques, écologiques et sociaux, a fait l’objet de plusieurs rapports publics récents. Voici une synthèse des principales recommandations liées à notre sujet :
Assemblée nationale | Sénat | Ministère de |
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Ces trois rapports convergent vers une même exigence : penser la route non plus comme un simple support de circulation, mais comme un levier stratégique de transformation du territoire, à condition d’y investir une intelligence technique, sociale et démocratique.
Bibliographie sélective
Bonnefon Jean-François. La voiture qui en savait trop. Éditions Humensciences, 2021.
Delmas-Marty Mireille. Aux quatre vents du monde. Seuil, 2016.
Fleury Cynthia. Les Irremplaçables. , 2015.
Garapon Antoine, et al. La République des algorithmes. PUF, 2022.
Morizot Baptiste. Conférence « Mobilité et sens », 2024 (communication orale).
Rochfeld Judith. Justice pour le climat ! Odile Jacob, 2020.
Ratier Olivier. « L’intelligence des infrastructures est-elle gouvernable ? », in Territoires numériques, 2023.
Labory Sandrine, et Leduc Philippe. « Les défis d’une gouvernance partagée des systèmes intelligents », in Territoires connectés, 2022.
Bolomey Jean-Charles. « Systèmes coopératifs et infrastructures routières », Rapport IFSTTAR, 2021.
Rapports
Observatoire National de la Route (ONR). Rapport annuel 2024. IDRRIM – Institut des Routes, des Rues et des Infrastructures pour la Mobilité, mars 2024, 118 pages. [ISBN : 978-2-11-162929-2]
Cerema. Appel à projets “Routes et Rues” 2024 – Résultats et lauréats. Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement, décembre 2023.
Cerema. Appel à projets “Routes et Rues” 2025 – L’éco-conception appliquée à l’infrastructure routière. Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, février 2025.
Assemblée nationale : Rapport d’information sur l’état des infrastructures routières en France, no 614, présenté par la Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, novembre 2024. Ce rapport offre un état des lieux détaillé du réseau routier français et formule des recommandations pour son entretien et son développement.
Sénat : Rapport d’information sur les infrastructures routières et autoroutières : un réseau en danger, présenté par la Commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, octobre 2024. Ce document met en lumière les défis liés à l’entretien et à la modernisation des infrastructures routières en France.
Ministère de la Transition écologique : Rapport du Conseil d’Orientation des Infrastructures (COI), février 2025. Ce rapport analyse les mutations et défis actuels, notamment en matière de décarbonation, et propose des orientations pour les infrastructures de transport.