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Faire territoire dans un monde incertain

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La crise sanitaire agit comme un révélateur puissant des fragilités de la gouvernance « à la française ». Ce qui constituait le socle et l’efficacité du modèle républicain hexagonal comme les principes d’égalité territoriale ou celui de la supériorité supposée de l’État central à coordonner l’action publique sont interrogés frontalement par l’intensité de la crise pandémique et les conséquences économiques et sociales qui en découlent. À bas bruit d’abord, puis comme une prophétie auto réalisatrice ensuite, le territoire s’est imposé progressivement dans le débat public comme une manière de poser un diagnostic et d’imaginer des solutions différenciées, peut-être plus agiles, à la crise. Mais suffit-il de qualifier de « territorial » tout dispositif gouvernemental ou de vouloir ancrer l’action publique dans les « territoires » pour changer le fond et la forme de notre tradition étatique centralisée ? Le doute est permis tant la gouvernance hexagonale rencontre des difficultés structurelles : défiance politique, fragmentation organisationnelle, fractures territoriales et des niveaux de dépense publique parmi les plus élevés du monde occidental. Notre perspective est donc ici le territoire pas simplement comme une catégorie d’action publique mais avant tout comme un espace sociopolitique[i], c’est-à-dire un système d’acteurs doté d’une autonomie relative, en capacité de prendre en charge une série de défis collectifs pour le bien commun. Faire territoire va donc supposer de développer une capacité politique dans le but de répondre aux défis multiples d’un monde plus que jamais incertain. Faire territoire est de ce point de vue une composante essentielle des stratégies de résilience de demain.

[i] Stuart Elden S, The birth of territory, Chicago, University of Chicago Press, 2013.


Territoires et fractures

Fractures territoriales, déserts médicaux, métropolisation, France périphérique, diagonale du vide, hyper-ruralité… La liste est longue des expressions ou formules qui cherchent à qualifier les mutations spatiales de la fabrique territoriale hexagonale. Dans un pays passionné par l’égalité territoriale[i], cette abondance sémantique illustre les tensions et les luttes de définition pour qualifier les fractures territoriales contemporaines. La toile de fond de cette mutation est sans aucun doute le déclin d’un État aménageur « à la française » bousculé tout à la fois par une nouvelle géographie économique et par les effets croisés de l’intégration européenne et de la décentralisation. En France, de nouvelles tendances géographiques ont émergé ces trente dernières années avec le resserrement de la croissance autour de grandes zones métropolitaines et une remontée des inégalités territoriales. Cette nouvelle territorialisation du capitalisme est un défi pour les politiques publiques territoriales dans leur capacité à apporter ou maintenir des services publics, à dynamiser des territoires « périphériques ». En 2018-2019, le mouvement des Gilets jaunes a illustré à cet égard la défiance dans la capacité des institutions nationales à produire des mécanismes de solidarité face aux fractures socio-économiques et territoriales issues des nouvelles modalités spatiales d’une économie décarbonnée.

En changeant quelque peu la focale, la crise sanitaire a révélé la fragilité sociale et économique de quartiers ou de territoires pourtant ancrés dans des métropoles dites dynamiques. Ainsi, dans le département de la Seine-Saint-Denis, les taux de mortalité dus à la Covid-19 ont ainsi été nettement plus élevés dans les quartiers populaires où pauvreté, mal-logement, promiscuité et retrait de certains services publics ont amplifié les effets de la propagation du virus. Hier encensée, la grande ville suscite désormais des craintes d’où l’observation de migrations de populations aisées vers des territoires plus préservés de la pandémie. Ces flux conjoncturels des grands centres urbains vers les campagnes ou les littoraux seront-ils durables ? Le monde post-covid sera-t-il la revanche des villes moyennes et des petites villes ? Rien n’est moins sûr mais la crise sanitaire impose sans doute des politiques publiques en capacité de s’attaquer plus fortement aux fragilités sociales et économiques et qui, surtout, permettent de repenser le cadre de vie dans les espaces urbains à forte densité. Comme le souligne Jerôme Dubois « la crise du Covid vient un temps nous faire oublier le modèle de la métropole intégrée à l’économie-monde comme seul objectif de l’aménagement »[ii]. D’où les enjeux considérables de redynamisation et de régénération urbaine, des petites villes aux grandes agglomérations. D’autant que l’opposition urbain/rural, particulièrement saillante dans les débats contemporains, recoupe en partie celle qui existe entre les partisans du statu quo territorial, fondé sur l’articulation séculaire entre commune et département, et ceux qui souhaitent voir se renforcer le pôle intercommunalité-région. Les leçons post-covid viendront-elles bousculer ces rapports de force ? Dans tous les cas de figure, il est peu probable que l’on assiste à la résurrection d’un État aménageur volontariste. En témoignent les difficultés d’émergence de la nouvelle Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT). L’impact territorial de la dépense publique reste pourtant déterminant, notamment via la protection sociale et l’emploi public local. Les conditions de production de la justice territoriale dans un monde post-covid s’annoncent pour le moins délicates.

Territoires, fragmentation politique et désarticulation de l’action publique

Par ailleurs, la crise sanitaire a révélé la profonde embolie organisationnelle de la gouvernance à la française car caractérisée tout à la fois par une hyperverticalité des décisions, une faible coordination de l’action publique, des tensions fortes entre l’État central et les collectivités territoriales et un faible niveau de confiance faible des Français dans les politiques conduites. La crise sanitaire comme les politiques publiques mises en œuvre pour remédier aux conséquences économiques et sociales de cette dernière (cf. plan de relance) illustrent ainsi les postulats de deux approches théoriques de l’action publique territoriale, celle, d’un côté du « gouvernement à distance » et, de l’autre, de la « gouvernance territoriale ».

D’une part, conformément à l’approche en termes de « gouvernement à distance »[iii], l’État dispose d’outils de pilotage des projets qui lui permettent de dessiner un/des territoire(s) selon ses intérêts et/ou les représentations qu’il s’en fait (pouvoir normatif et fiscal, appels d’offres, instruments cartographiques etc.). Dans le cas de projets urbains ou de grandes infrastructures, cette fonction est partagée par d’autres acteurs « centralisateurs » : les consortiums industriels et ou les grands opérateurs publics ou parapublics (banque des territoires, agence nationale de rénovation urbaine, agence nationale de cohésion des territoires…). C’est donc en réalité un ensemble d’organisations publiques et privées qui assurent le pilotage des projets territoriaux par le haut. L’État central cherche tant bien que mal à assurer un semblant de pluralisme entre ces différents acteurs et organisations en fixant certaines règles du jeu (cahier des charges).

D’autre part, conformément à ce que suggère la notion de « gouvernance territoriale »[iv] ou de gouvernance multi-niveaux, les relations entre ces acteurs à niveaux multiples, qu’ils soient publics ou privés, sont complexes et changeants, d’un territoire à l’autre, d’un secteur à l’autre. Les acteurs territoriaux développent notamment des stratégies d’anticipation et d’appropriation de ces pressions exercées par l’État, afin de les contourner ou de les adapter à leurs propres stratégies de développement. Cependant, le niveau de fragmentation politique territoriale reste tout de même assez vertigineux en France : 35 000 communes (40 % des communes de toute l’Union européenne), 1 250 EPCI, plus de 8 400 syndicats de communes, des pays, des départements, des régions sans même évoquer les services de l’État territorialisés… L’action publique territoriale repose donc de plus en plus sur une forme hybride de gouvernance où injonctions normatives descendantes et mobilisations ascendantes s’entrechoquent selon des logiques différenciées[v]. La « performance » future des politiques territoriales dépendra donc en grande partie de la capacité des systèmes d’acteurs locaux à produire des alliances en faveur de dispositif de solidarité humaine, écologique et territoriale.

Capacité politique et résilience territoriale

La crise sanitaire a mis ainsi à l’épreuve la résilience des territoires c’est-à-dire « la capacité d’un système à absorber les changements et les perturbations » Ces politiques de résilience territoriale se construisent dans le cadre des défis posés par les transitions écologique, économique, énergétique ou alimentaire et soulèvent des problématiques redoutables en termes de gouvernance, en particulier sur le rôle de la société civile, des acteurs associatifs, des élus locaux dans la construction du monde d’après. Sans capacité politique, sans modèle coopératif d’action collective, la résilience territoriale n’aura pas lieu.

La capacité politique territoriale se définit comme un processus de définition d’intérêts, d’organisation et de coordination de l’action collective qui permet à des institutions et à des groupes d’acteurs publics et/ou privés de réguler des problèmes collectifs sur un territoire donné[vi]. Elle revêt ainsi une double dimension : une capacité à produire une vision partagée du territoire ; une capacité à construire des coalitions d’acteurs à long terme. Comme le résume le tableau ci-dessous, cinq paramètres vont contribuer à stabiliser cette capacité politique territoriale. Les ressources institutionnelles (1) conditionnent le stock de ressources budgétaires et juridiques qui vont influer sur la capacité d’intervention du système d’acteurs considéré. C’est le cas également des ressources économiques (2) qui, directement ou indirectement, influent sur les stratégies déployées. En revanche, le récit territorial (3) renvoie à la configuration identitaire du territoire considéré et cherche à saisir la capacité cognitive des acteurs à se projeter vers une autre échelle territoriale. Les deux derniers paramètres quant à eux, les relations intergouvernementales (4) et le leadership politique (5) permettent de comprendre la capacité relative des acteurs locaux à porter un projet de territoire dans des logiques interinstitutionnelles (autres collectivités ou établissements publics) et multiniveaux (commune, intercommunalité, département, région)

Les paramètres d’une capacité politique territoriale

Formes pouvant être prises par la capacité territoriale en fonction des différents paramètres existants

 

Production d’une vision du territoire

Construction de coalitions d’acteurs

Ressources institutionnelles

 

 

Finances et cadre juridique

Ressources économiques

 

Richesse relative des

territoires considérés

Récit territorial

Mise en récit du territoire de son histoire et de son avenir

 

Relations

intergouvernementales

 

Coopération relative

Leadership politique

 

Stabilité et accès à la décision

 

 

Une capacité politique ne se résume donc pas à l’existence de ressources institutionnelles mais se traduit par la construction de formes de coopération entre des institutions et des acteurs divers autour d’un univers anticipé. Ceci ne signifie pas que le conflit est absent des relations socio-politiques mais que la stratégie d’action nécessite des pratiques et des normes qui conditionnent la capacité d’action collective et de régulation politique territoriale.

Une jonction cognitive opère ici entre transitions au pluriel, capacité politique territoriale et dynamiques citoyennes. Les expériences de démocratie participative, principalement conduites à l’échelle locale, ont constitué une des manifestations empiriques les plus probantes de la diffusion d’un nouvel esprit de l’action publique. Le local sera sans doute le lieu d’invention des politiques de résilience territoriale post-covid-19. Au printemps 2020, constatant l’impréparation de l’État dans les premières semaines de la crise sanitaire, le sous-équipement flagrant, les élus locaux ont pris les choses en main en déclenchant leurs plans de continuation d’activités prévus en cas d’accidents industriels ou d’inondations. Plus agiles, les collectivités territoriales, les maires, notamment, en lien avec les entreprises, les acteurs associatifs, se sont avérées plus efficaces que l’État pour résoudre une série de problèmes allant de la commande de masques, de l’aide aux personnes isolées et fragiles ou du soutien aux secteurs économiques en difficulté. Les acteurs associatifs, la société civile, les entreprises classiques et/ou de l’économie sociale et solidaire ont notamment pris des initiatives innovantes pour remédier aux manques ou aux lenteurs de l’action publique traditionnelle. Sans ce « capital social » nécessaire à la confiance et à la mobilisation collective, les politiques de résilience territoriale, ou qu’elles se déploient, sont vouées à l’échec ou tout du moins cas à reproduire les modèles antérieurs.

La crise sanitaire et ses conséquences imposent donc plus que jamais une révision du logiciel dominant de la gouvernance « à la française », celui d’une bureaucratie verticale désarticulée, au profit d’une co-production de l’action publique avec des territoires dotés d’une capacité politique réelle construite sur une légitimité démocratique et des systèmes locaux de gestion des biens communs.

R.P

 

[i] Philippe Estèbe, L’égalité des territoires. Une passion française, Paris, PUF, 2015.

[ii] Jerôme Dubois, « La crise de la COVID-19 n’est pas venue bouleverser le regard des urbanistes sur les centres-villes », in Marie-Christine Steckel-Assouère, dir., La résurrection des ville face à la COVID-19, Paris, L’Harmattan, 2021, p. 211.

[iii] Renaud Epstein, « Gouverner à distance - Quand l'Etat se retire des territoires », Esprit, 2005, p. 96-111.

[iv] Romain Pasquier, Vincent Simoulin, Julien Weisbein, (dir.), La gouvernance territoriale. Pratiques, discours théories, LGDJ, 2nd édition, 2013.

[v] Aurélien Evrard,et Romain Pasquier. « Territorialiser la politique de l’éolien maritime en France. Entre injonctions étatiques et logiques d’appropriation », Gouvernement et action publique, 7 (4), 2018, p. 63-91.

[vi] Romain Pasquier, Le pouvoir régional. Mobilisations, décentralisation et gouvernance en France, Paris, Presses de Sciences Po.