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Le bien-être, sentinelle de l'action publique

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Lise Bourdeau-Lepage propose de porter un regard nouveau sur l’action publique en mobilisant une approche du bien-être qui place l’humain et ses aspirations au centre des décisions publiques. Après être revenue sur les différentes manières d’appréhender le bien-être, une définition opérationnelle du bien-être utilisé pour l’action publique territoriale. Lise Bourdeau-Lepage présente ensuite trois outils simples d’utilisation qui permettent aux acteurs territoriaux de placer le bien-être au cœur de leurs décisions : l’indice de bien-être OppChoVec, l’outil cartographique Escapat et le jeu de cartes Tell_Me. Enfin, sont présentés les avantages pour les acteurs territoriaux à prendre le bien-être comme sentinelle de leur action : nouvelle gouvernance territoriale et participation habitante, parole des discrets, élaboration de politiques publiques alternatives plaçant l’humain et son environnement au cœur du dispositif et conduisant potentiellement à un niveau de bien-être plus élevé des populations.

S’intéresser au bien-être des individus quand on traite des politiques publiques apparaît souvent comme quelque chose de surprenant pour la plupart des personnes. Pourtant, un seul argument met tout le monde d’accord. Il suffit de poser les questions suivantes : l’action des politiques n’a-t-elle pas comme objectif d’améliorer le bien-être de leurs concitoyens ? Les citoyens ne vont-ils pas voter dans l’espoir que leur candidat leur assure un avenir meilleur ? Rares sont les personnes qui ne sont pas d’accord avec ces affirmations, même celles qui ne vont plus voter. Mais pourquoi si le but des politiques publiques est a priori de faire en sorte que les personnes vivent le mieux possible, le bien-être n’est-il pas la sentinelle de l’action publique ?

Peut-être car l’évaluation de la politique publique se fait, depuis de nombreuses décennies, en utilisant le niveau de croissance annuel du produit intérieur brut (PIB). Ainsi, on considère généralement que si le PIB connaît une croissance positive, la situation des personnes s’améliore. La richesse ou plus exactement le revenu des personnes est devenu l’étalon de mesure du bien-être même si les économistes savent que l’argent ne fait pas le bonheur mais il concourt jusqu’à un certain point1. Depuis plus de 20 ans, des chercheurs s’attellent activement à élaborer de nouveaux indicateurs alternatifs au PIB. Certains soulignent le fait que le bien-être sur un territoire ne dépend pas exclusivement de l’activité économique mais également de l’éducation, de la santé, de la qualité du cadre de vie, de la participation aux prises de décisions, de la confiance dans les institutions, etc. D’autres défendent l’idée que les collectivités territoriales sont les plus aptes à s’intéresser au bien-être des personnes au moins pour deux raisons : d’abord car leur proximité avec les habitants leur permet de capter plus facilement les attentes de ces derniers ; ensuite car leurs actions ont un impact direct sur la vie des habitants. Malgré ces travaux et les nombreuses publications, les choses changent peu.

Pourtant, nous pouvons mettre en évidence de nombreux avantages pour les collectivités territoriales et les acteurs territoriaux à s’intéresser au bien-être. Ainsi, nous montrerons comment l’analyse du bien-être permet : i) de porter un nouveau regard sur les politiques territoriales en France, ii) de mieux prendre en compte les besoins ou les attentes des habitants en s’intéressant aux éléments spatiaux de leur bien-être, iii) de révéler les changements qui s’opèrent au sein de la société française et iv) de promouvoir la participation habitante en mobilisant un ensemble d’outils qui permettent la prise de parole des citadins ou des ruraux et en particulier celle « des discrets ». Nous soulignerons également qu’en prenant le bien-être comme sentinelle de leur action, les acteurs territoriaux seront armés pour penser autrement l’aménagement de l’espace avec les habitants et mener des politiques publiques alternatives qui conduisent à un niveau de bien-être plus élevé des populations et placent l’humain et son environnement au cœur du dispositif.

Mais avant de détailler ces éléments, nous présenterons les différentes conceptions du bien-être existant avant d’en donner notre définition. Puis, nous présenterons les outils opérationnels que nous avons développés pour placer le bien-être au cœur de l’action publique.

À la recherche d’une définition opérationnelle du bien-être

Il n’est pas aisé de donner une définition du bien-être qui fasse consensus2. Toutefois, l’examen de l’émergence du terme dans la langue française et l’analyse des différentes manières de concevoir le bien-être, permettent d’arriver à une définition simple et opérationnelle à l’échelle territoriale.

Bien-être, satisfaction, contentement, félicité, …

Selon Hugues Vaganay3, le mot « bien-être » apparaît dans la langue française au 16e siècle dans Le Monophile d’Étienne Pasquier. Il est défini comme « la sensation agréable procurée par la satisfaction des besoins du corps et ceux de l’esprit »4. Au 18e siècle, c’est l’« état de fortune convenable, douce aisance ». Est aussi introduite l’idée que l’on peut investir sur son bien-être. En témoigne cette phrase dans Paul et Virginie « J’attends de votre volonté seule un sacrifice de quelques années, d’où dépendent l’établissement de votre fille et le bien-être de toute votre vie »5.

Aujourd’hui, le terme est synonyme, de satisfaction, contentement, félicité, euphorie, bonheur, aise, joie, jouissance, plaisir, volupté, béatitude, confort, sensualité, paix, prospérité, détente, opulence, etc.6. Selon le Littré, c’est « l’état du corps ou de l’esprit dans lequel on sent qu’on est bien. Le gouvernement veille au bien-être public. La fièvre ayant cessé, il éprouva du bien-être. ». En dépit de ce foisonnement de synonymes et de significations du terme bien-être, qui bien souvent laisse le lecteur perplexe, nous pouvons identifier différentes manières d’appréhender le bien-être. Chacune d’entre elles met l’accent sur une caractéristique possible, aidant à la compréhension de ce qu’est le bien-être et à l’élaboration d’une définition précise et opérationnelle.

Bien-être hédoniste, eudémonique, subjectif ou objectif

Il n’existe donc pas une manière unique d’approcher le bien-être. Il peut être hédoniste, eudémonique, subjectif ou objectif.

Dans l’approche hédoniste du bien-être, la recherche du plaisir maximal et l’évitement du déplaisir constituent l’objectif de l’existence humaine. Le bien-être est apprécié à travers les réalisations des individus, saisies à l’aune de la satisfaction des besoins ou des préférences individuelles. Ainsi, selon Jeremy Bentham7, tout ce qui compte d’un point de vue moral, c’est le bonheur subjectif individuel, c’est-à-dire l’utilité, celle-ci étant ce qui permet d’atteindre l’agréable. Le bien-être résulte d’un felicific calculus qui est le solde de quatorze plaisirs8 et de douze peines9. Cette conception hédoniste du bien-être met en avant l’immédiateté.

Ce qui n’est pas le cas de la conception eudémonique du bien-être qui est basée sur la prémisse que les individus se sentent heureux s’ils connaissent une croissance personnelle et ont le sentiment d’avoir des buts et une vie qui a du sens. Les composantes affectives et la satisfaction par rapport à la vie sont au cœur de cette pensée du bien-être. Et l’accomplissement personnel à travers des objectifs ciblés est la clef du bien-être. Les actions à accomplir doivent avoir un sens, un but. Selon Ryff et Keyes10, il existe six paramètres qui jouent sur le bien-être eudémonique d’un individu : l’accomplissement personnel, l’autonomie, l’auto-acceptation, les objectifs personnels, l’environnement et les relations avec les autres.

Le bien-être subjectif se fonde, sur les perceptions, les expériences et les déclarations des individus. Il s’agit de demander aux individus d’évaluer leur niveau de satisfaction de vie en utilisant par exemple l’échelle de Cantril, à l’aide de la question suivante : « Sur une échelle de 1 à 10, où 1 signifie totalement insatisfait et 10 totalement satisfait, dans l’ensemble, êtes-vous satisfait de la vie que vous menez, ces derniers temps ? ». Cependant, il est difficile de comparer les différentes valeurs de bien-être subjectif entre elles. Ajoutons à cela que certains facteurs influencent les déclarations des individus comme leur humeur du moment ou leur personnalité.

Aussi, existe-t-il des tentatives de définition du bien-être de manière objective.

Le bien-être des individus est alors défini à l’aide d’éléments précis. L’approche de Maslow des basic needs11 ou le scandinavian level of living12 en sont de bons exemples. L’approche scandinave s’appuie sur la notion de ressources parmi lesquelles se trouvent le revenu, les biens matériels, la santé, la connaissance, les relations sociales, les droits civiques et sociaux. Les ressources constituent les éléments permettant à chaque individu de mener sa vie en fonction de ses aspirations13 en évitant la souffrance. Dans cette conception, le bien-être d’un individu est, déterminé par la satisfaction de ses besoins, rendu possible par les ressources dont il dispose et les circonstances externes. Toutefois, selon l’économiste Amartya Sen, le niveau de bien-être d’un individu ne dépend pas seulement des ressources disponibles mais aussi de sa capacité à mobiliser les ressources et de sa liberté de choix pour mener sa vie en fonction de ses valeurs et de sa moralité14. Par conséquent, le bien-être d’un individu est le fruit des opportunités qui s’offrent à lui, de sa liberté de choix et de ses réalisations concrètes15.

Deux postures pour analyser le bien-être : universalisme et relativisme

Le bien-être peut également être évalué en adoptant une posture universaliste ou relativiste (contextualisée). Selon l’approche universaliste, le bien-être se définit de la même manière pour tous les individus quel que soit leur moment de vie et leur localisation. Le bien-être est donc stable et singulier16, indépendant du temps, des lieux et des cultures.

Dans la vision relativiste ou contextualisée, le bien-être est intimement dépendant du contexte géographique et culturel. On pense évidemment à l’approche de Foucault17 pour qui le bien-être est un processus social, une construction partagée entre différentes catégories sociales18. Par conséquent, les éléments constitutifs du bien-être doivent être constamment redéfinis en fonction du contexte social, culturel et géographique. Sa mesure est alors ponctuelle.

Une définition du bien-être au croisement des différentes approches

Malgré la diversité d’approches du bien-être, il est possible de se donner une définition du bien-être qui serve l’action publique et permette le développement d’outils opérationnels pour les acteurs publics et/ou territoriaux à différentes échelles spatiales. C’est en croisant les différentes approches et postures d’analyse du bien-être que nous y sommes parvenus.

Nous définissons le bien-être comme la « combinaison subtile entre les aspirations d’une personne, ses talents et ce que lui offre son espace de vie sachant que ce dernier influence ses aspirations »19.

On retrouve dans cette définition, l’idée que le bien-être est propre à chacun, qu’il dépend du vécu et du lieu de vie de l’individu (vécu et lieu de vie façonnant les aspirations de l’individu) et des éléments matériels et immatériels qui composent son espace de vie. Cette définition souligne le fait que le bien-être est fonction des opportunités qui sont offertes à l’individu. Elle révèle aussi l’aspect relationnel inhérent au bien-être avec l’idée de l’existence d’un processus de rétroaction entre l’environnement et les individus et entre les individus eux-mêmes.

Fort de cette définition, afin d’aider les acteurs territoriaux à placer le bien-être des personnes au cœur des politiques publiques, nous avons mis au point, au cours de la dernière décennie, en collaboration ou seule, plusieurs outils servant à révéler les éléments spatiaux qui façonnent les aspirations des individus et ont un effet sur leur niveau de bien-être.

Trois outils de nature différente pour placer le bien-être au cœur de l’action publique

Ces différents dispositifs ont pour objectif d’aider les acteurs territoriaux à connaître les attentes et les préoccupations de leurs concitoyens et à repérer les atouts et les faiblesses de leur territoire en matière d’éléments de bien-être. Ils leur permettent de comprendre comment se construit, sur leur territoire, le bien-être, à l’échelle individuelle ou/et collective et d’en identifier les déterminants spatiaux, déterminants sur lesquels ces acteurs peuvent généralement agir.

Ces outils sont mobilisables par les différents acteurs territoriaux lors de leur prise de décision ou de l’élaboration de projets. Ils leur permettent de choisir les actions qui conduisent à une meilleure adéquation entre les attentes des habitants et les potentialités de leur territoire. Parmi ces dispositifs méthodologiques que les acteurs territoriaux peuvent mobiliser en fonction de leur objectif, existent trois outils : l’indice OppChoVec, la cartographie Escapat et le jeu de cartes Tell_Me.

L’indice de bien-être OppChoVec

L’indice OppChoVec permet d’évaluer le niveau de bien-être théorique d’un individu, non pas à partir d’un simple étalon de mesure tel que le niveau de richesse mais à l’aide d’un indice composite comprenant ­plusieurs éléments objectifs constitutifs du bien-être d’un individu sur un territoire.

OppChoVec prend en considération trois des quatre dimensions clefs du bien-être selon Amartya Sen : le bien-être comme liberté, les opportunités (Opp) qui sont offertes aux individus ; la liberté de choix que détiennent les individus (Cho) et le vécu des individus (Vec). Chacune de ces trois dimensions est traduite par plusieurs indicateurs et variables statistiques (Cf. Illustration 1). Elles permettent de calculer le niveau de bien-être d’un individu moyen sur chacun des espaces étudiés20.

Illustration 1 - Les 3 dimensions de l’indice de bien-être OppChoVec et leurs indicateurs

De cette manière, le niveau de bien-être des individus est évalué à partir d’un ensemble d’éléments jugés essentiels, sans consulter les individus. Il est alors possible de comparer à un même moment, le niveau de bien-être d’un individu moyen sur un espace alpha au niveau de bien-être d’un individu moyen sur un espace bêta. Cette mesure permet de mettre en évidence les inégalités socio-spatiales au sein d’un territoire en considérant qu’il existe des conditions objectives permettant l’épanouissement des personnes. OppChoVec permet aussi d’identifier les éléments qui expliquent ces différentes (comme les difficultés de mobilité qui réduisent les opportunités des individus dans certains espaces) ou encore de décider sur quel espace mener une action et de quelle manière.

À côté de cet outil basé sur des données dites froides : les données statistiques, il existe d’autres outils qui font appel aux déclarations des personnes. Parmi eux, présentons l’outil cartographique Escapat et le jeu de cartes Tell_Me.

L’outil cartographique Escapat

L’outil cartographique Escapat permet aux habitants de se projeter par petit groupe de huit personnes, dans leur territoire (à une échelle fine : leur quartier ou le centre bourg). À travers l’appréhension des expériences et du vécu des habitants, les acteurs territoriaux qui utilisent Escapat peuvent identifier les « lieux-cœurs »21 qui sont favorables au bien-être des habitants du territoire.

Escapat permet de déterminer les éléments indispensables pour le bien-être des habitants d’un quartier ou d’un village mais aussi de matérialiser leurs relations sociales et de connaître l’étendue spatiale de ses réseaux sociaux et des mobilités (Cf. Illustration 2). L’outil conduit également à détecter la présence ou l’absence de liens sociaux entre les habitants du territoire enquêté et à identifier les personnes ou les éléments qui favorisent le lien social. Ainsi, peuvent être analysées les dimensions socio-spatiales de la construction collective du bien-être permettant lors de l’élaboration d’actions publiques, une meilleure prise en compte de la demande sociale relative aux éléments matériels et immatériels de bien-être, en particulier de ce qui permet d’avoir un niveau d’altérité satisfaisant.

Illustration 2 - Eléments et déroulé de la cartographie Escapat 

Le jeu de cartes Tell_Me

L’outil Tell_Me est le dispositif méthodologique que nous avons élaboré, en 2015. Il permet de révéler les éléments spatiaux considérés, par les individus pris individuellement, comme essentiels pour leur bien-être sur leur territoire de vie. Tell_Me aide aussi à mettre en évidence les différences de préférences entre les personnes ou groupes de personnes et les atouts et les faiblesses d’un espace.

Concrètement, Tell_Me est un jeu de cartes illustrées, représentant chacune un élément contribuant potentiellement au bien-être des individus. Les cartes ont été déterminées sur la base des enseignements de l’économie urbaine, du rôle des aménités, de la question de la liberté, du vécu et des opportunités dans la construction du bien-être des individus. Ainsi, le jeu comprend, parmi les 32 cartes, les cartes : couverture réseau internet et téléphone, participation au projet territorial, accessibilité aux services médicaux, environnement sain et sans nuisance, niveau de sécurité des biens et des personnes ou encore paysage naturel, possibilité de rencontrer un ou une compagne… (Cf. Illustration 3).

L’utilisation de Tell_Me est simple et ludique. D’abord, nous interpellons une personne dans la rue. Ensuite, si elle accepte de répondre à nos questions (et correspond bien à la feuille de quota), nous lui présentons le jeu de 32 cartes, étalé sur une petite planche devant elle. Par la suite, nous l’invitons à prendre connaissance des 32 cartes et à choisir, les 10 cartes parmi les 32 qui sont les plus importantes pour que son niveau de bien-être soit le plus élevé possible sur son territoire de vie. Cela étant, nous lui demandons d’ordonner les 10 cartes retenues, de la plus importante à la moins importante. Enfin, nous la convions à donner une valeur à chacune des 10 cartes. Pour cela, nous lui donnons 100 jetons représentant son niveau de bien-être qu’elle doit répartir sur les 10 cartes choisies en respectant la hiérarchie qu’elle a établie préalablement. Pour finir, nous lui posons différentes questions relatives à sa situation socio-professionnelle, aux raisons de son installation dans ce lieu, aux activités qu’elles pratiquent, à ses relations sociales, etc… Nous constituons la dernière partie de ce questionnaire en fonction des préoccupations des acteurs territoriaux et de ce qu’ils souhaitent connaître de la zone étudiée.

Illustration 3 - Exemples de cartes du jeu Tell_Me

Vous l’aurez compris, Tell_Me permet de relever la parole des discrets, c’est-à-dire des personnes que l’on n’entend que rarement, qui ne participent pas aux exercices de concertation, aux réunions publiques, à la maîtrise d’usage quand elle existe..., car elles n’ont pas le temps de se rendre à ces événements ou qu’elles n’osent pas s’y rendre ou prendre la parole car elles n’en ont pas l’habitude, qu’elles ne s’en sentent pas capables, stressées parfois par l’effet de groupe… Tell_Me permet ainsi de renforcer la participation habitante.

Au fil de notre description des dispositifs et des outils que nous avons développés pour placer le bien-être au cœur de l’action publique, nous avons souligné certains avantages de ces derniers pour les artisans de l’action publique. Il en existe bien d’autres que nous nous proposons de présenter maintenant.

Les avantages pour les artisans de l’action publique de l’approche territoriale du bien-être

L’adoption d’une approche territoriale du bien-être par les acteurs territoriaux permet de renouveler la gouvernance territoriale, de produire des connaissances nouvelles et de mener des politiques alternatives conscientes des changements qui s’opèrent.

Un renouvellement de la gouvernance territoriale

Un des éléments qui est particulièrement intéressant et peu mis en avant est la capacité de l’approche du bien-être à renouveler la gouvernance territoriale ou plus exactement ses dispositifs. En plaçant le bien-être des populations au centre de l’analyse territoriale, les acteurs territoriaux sont obligés de faire appel aux habitants. Agir sans interroger les habitants devient alors impossible sauf à n’utiliser que des outils basés sur des données froides comme l’indice de bien-être OppChoVec dont la mobilisation ne peut être utilisée qu’en première étape du processus d’élaboration d’une mesure de politique publique ou d’un aménagement ou lors d’une évaluation ex-post.

La démarche partenariale qui est au cœur de la démarche « bien-être » conduit chacun des acteurs du territoire : habitants, élus, chargé de mission, aménageurs, urbanistes, paysagistes, architectes, … à prendre pleinement part au processus de gouvernance. Ainsi, de nouveaux liens se tissent entre les habitants et les différentes parties prenantes des territoires. Une vision partagée du territoire peut émerger. Le dialogue prend une nouvelle forme ou renaît. Et dans ce mouvement, la parole et les connaissances des habitants deviennent des ressources clefs pour les acteurs territoriaux.

Une production de connaissances nouvelles

La participation habitante est alors au cœur de l’action publique et du projet de territoire. Elle demande un engagement important de la part des élus ou des agents territoriaux. Elle se caractérise par sa difficile mise en œuvre. Aller interroger les gens dans la rue n’est pas simple et est chronophage mais n’est-ce pas pour un acteur territorial se confronter à la réalité, écouter ses semblables et récolter de nouvelles connaissances ? Cela nécessite bien sûr des apprentissages partagés et des formats de participation variés.

Cependant, ses apports sont certains. En rassemblant et en utilisant les savoirs des habitants à l’aide de méthodes diversifiées, elle permet de produire de nouvelles connaissances sur les territoires concernant notamment les attentes des populations, les inégalités socio-spatiales, les lieux et les éléments contribuant au bien-être, les atouts du territoire, les potentialités du territoire, etc. C’est ce que montrent les travaux que nous menons en France depuis plus de dix ans. Les acteurs territoriaux saisissent mieux la diversité de leurs territoires et les leviers à leur disposition pour améliorer la situation économique et sociale des populations. En prenant connaissance des attentes des habitants en matière d’éléments spatiaux contribuant à leur bien-être et en les comparant aux éléments présents sur leur espace d’action, les acteurs peuvent déterminer ce qui manque sur leur territoire et concevoir des espaces de vie, des aménagements, etc. qui permettent aux individus d’élever leur niveau de bien-être. Ils peuvent également s’appuyer sur un récit territorial commun. L’approche territoriale du bien-être permet de faire de belles avancées dans la compréhension des territoires et modifie la détermination des actions à mener.

Des politiques publiques alternatives conscientes des changements qui s’opèrent

Cela ne peut que mener à conduire des politiques publiques que nous qualifions d’alternatives, des politiques attentives à l’humain et à son environnement. L’adoption d’une démarche bien-être par les collectivités territoriales décale donc leur regard vers la dimension « conditions de vie des personnes » et replace ces dernières au centre de l’attention. Elle permet aussi de redonner toute sa place aux relations sociales et au dialogue dans la société et à leur rôle dans la constitution du bien-être collectif et individuel. Elle souligne la nécessité de s’intéresser aux lieux où se matérialisent les relations sociales. Ces lieux-cœur permettent à une personne de se sentir bien dans son territoire de vie et partie prenante de ce dernier. Ils favorisent l’attachement des personnes à leur espace de vie et les rendent actifs.

L’adoption d’une approche territoriale du bien-être conduit également les acteurs territoriaux à prendre connaissance de la variabilité des préférences individuelles en matière d’éléments constitutifs de bien-être mais aussi à identifier les éléments qui font consensus au sein de la société. Cela leur offre la possibilité d’effectuer des arbitrages plus pertinents en fonction des populations et des zones touchées par leur décision.

De manière plus générale, au cours de la dernière décennie, en accompagnant certaines collectivités territoriales dans leur démarche de type « baromètre du bien-être »22 et en poursuivant nos recherches de terrain sur le bien-être des personnes23, nous avons saisi les dernières évolutions sociétales qui alliées à la crise énergétique, économique et géopolitique actuelle mettent sur le devant de la scène les facteurs soft territoriaux24. Ainsi, placer le bien-être au cœur de l’action publique permet d’observer la société, ses attentes et ses évolutions. Cela peut conduire à envisager des changements profonds, un renversement de modèle en matière de politique de développement économique. Nous pensons évidemment à l’adoption d’un mode de « développement » qui fasse la part belle à la qualité du cadre de vie, considère l’individu lors de la prise de décision collective et place le vivant au cœur du processus de développement et non l’économique.

Lise Bourdeau-Lepage

Illustration 2 - Éléments et déroulé de la cartographie Escapat

Illustration 3 – Exemple de cartes du jeu Tell_Me

1 C’est le paradoxe d’Easterlin (1995 et 2001).

2 Fleuret S., Atkinson S., 2007, Wellbeing, Health and Geography: A Critical Review and Research Agenda, New Zealand Geographer, 63, pp. 106–118 et Hall E., 2010, Spaces of Wellbeing for People with Learning Disabilities, Scottish Geographical Journal, 126, pp. 275–284.

3 Vaganay H., 1904-05, Vocabulaire français du XVIe siècle. Deux mille mots peu connus, http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb310640132.

4 Pasquier E., 1555, Le monophile, J. Longis, Paris, 20a, cité par Vaganay dans R. Et. Rab., t. 9, p. 301.

5 Bernardin de Saint-Pierre J.-H., 1787, Paul et Virginie, (Etudes de la nature tome 4), Didot Le jeune.

6https://crisco4.unicaen.fr/des/synonymes/bien-%C3%AAtre, consulté le 7 mars 2023., consulté le 7 mars 2023.

7 Bentham J., 1789, Introduction to the Principles of Morals and Legislation.

8 des sens, de la richesse, de l’adresse, de l’amitié, d’une bonne réputation, du pouvoir, de la piété, de la bienveillance, de la malveillance, de la mémoire, de l’imagination, de l’espérance, d’association, du soulagement des peines.

9 de privation des plaisirs, des sens, de la maladresse, de l’inimitié (discorde), d’une mauvaise réputation, de la piété, de la bienveillance, de la malveillance, de la mémoire, de l’imagination, d’attente, celle dépendant de l’association.

10 Ryff C.D., Keyes C.L.M., 1995, The structure of psychological well-being revisited, Journal of Personality and Social Psychology, 69(4), pp. 719-727.

11 Maslow A.H., 1968, Toward a Psychology of Being, New York,Van Nostrand Reinhold.

12 Erikson R., Uusitalo H., 1987, The Scandinavian Approach to Welfare Research, In The Scandinavian Model: Welfare States and Welfare Research, in R. Erikson, E. J. Hansen, S. Ringen, H. Uusitalo (ed.), The Scandinavian Welfare Model: Welfare and Research, New York, NY: ME Sharpe, pp. 177-193.

13 Dans cette conception, le bien-être est de nature eudémonique.

14 Sen A., 1993, Capability and Well-being”, in M. C. Nussbaum, A. Sen (ed.), The Quality of Life, New York, Oxford University Press, pp. 30-53.

15 L’individu est un adaptive agent: Gasper D., 2007, What is the Capability Approach? Its Core, Rationale, Partners and Dangers, The Journal of Socio-Economics, 36, pp. 335-359.

16 Rapley M., 2003, Quality of Life Research: A Critical Introduction, London: Sage.

17 Foucault M., 1980, Power/knowledge, New-York: Pantheon Book ; M. Foucault, M. Senellart, E. François, A. Fontana, 2004, Sécurité, territoire, population : cours au Collège de France, 1977-1978, Coll. « Hautes études », Seuil, Gallimard.

18 Gubrium J. F., 2000, Deconstructing Self and Well-being in Later Life in K. W. Schaie, J. Hendricks (ed.), The Evolution of the Aging Self: The Societal Impact on the Aging Process, New York, NY: Springer, pp. 47-61.

19 Bourdeau-Lepage L., 2019, Mesurer le bien-être sur un territoire, Mondes sociaux, 30 juin, https://sms.hypotheses.org/20018

20 Voir pour la méthode de calcul : Bourdeau-Lepage L., 2020, Evaluer le bien-être sur un territoire. Comprendre pour agir sur les facteurs d’attractivité territoriaux, Lyon : VAA Conseil (coord.), mai, 87 pages, en ligne : file:///C:/Users/lise.bourdeau-lepage/Downloads/EvaluerLeBE_surUnTerritoire_BRRISE_mai-2020-1.pdf

21 Bonnemaison J., 1981, Voyage autour du territoire, L’espace géographique, 10, 4, pp. 249-262.

22 Comme celle de Lyon entre 2021 et 2022.

23 Bourdeau-Lepage L., 2022, PSDR - BRRISE : Placer le bien-être au cœur du développement territorial, Revue Innovations agronomiques, vol. 86, 45-55, dx.doi.org/10.17180/ciag-2022-vol86-art05

24 Bourdeau-Lepage, 2021, Bien-être et facteurs soft d’attractivité urbaine : l’exemple des aménités naturelles, Regards croisés sur l’économie, 2021-1, Vol. 28, pp. 87- 94.

Indications bibliographiques

BAILLY A., 1981, « La géographie du bien-être », Paris : Economica, 239 pages.

BOURDEAU-LEPAGE L., 2022, « Révéler les aspirations des citadins pour des villes amènes. L’outil Tell_Me, in Urbanisme du bien-être. Des initiatives à partager », Conseil français des urbanistes, pp. 81-97.

BOURDEAU-LEPAGE L., 2022, PSDR - BRRISE : « Placer le bien-être au cœur du développement territorial », Revue Innovations agronomiques, vol. 86, pp. 45-55, dx.doi.org/10.17180/ciag-2022-vol86-art05

BOURDEAU-LEPAGE L., 2020, « Évaluer le bien-être sur un territoire. Comprendre pour agir sur les facteurs d’attractivité territoriaux », Lyon : VAA Conseil (coord.), mai, 87 pages, en ligne.

BREZZI M., DE MELLO M., LAURENT E., 2016, « Au-delà du PIB, en-deçà du PIB : mesurer le bien-être territorial dans l’OCDE », Revue de l’OFCE, 145, pp. 13-32.

DELAHAIS T., OTTAVIANI F., BERTHAUD A., CLOT H., 2023, ”Bridging the gap between wellbeing and evaluation : Lessons from IBEST, a French experience, Evaluation and Program Planning”, 97, April.

LAURENT E., 2018, « Pour une Europe du bien-être », Revue de l’OFCE, 158, pp. 403-417.