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Radicalité et « dé-coïncidence » sur le Plateau de Millevaches

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Sur le Plateau de Millevaches, la dé-coïncidence se découvre comme une radicalité au sens d’une capacité à opérer des transformations essentielles « à la racine ». Isabelle Frandon, professeure de philosophie et élue locale, explore les ressources de la pensée de François Jullien pour enquêter sur ce que signifie « fissurer » au Plateau. Fissurer correspond alors à un geste démocratique consistant à lézarder le mur coïncidant des préjugés, à débloquer des situations figées, quitte à ne pas pouvoir projeter où cela mènera, mais en remettant en chantier la situation bloquée. Et puis, l’on apprend que dans un village de 150 habitants, le « minuscule » vaut plus qu’il n’est considéré et qu’à la marge, dans la marge, il est possible de reprendre une initiative.

Le Plateau de Millevaches, appartenant actuellement à la Région Nouvelle Aquitaine, s’étend sur trois départements que sont le nord-est de la Corrèze, le quart sud de la Creuse et l’extrême sud-est de la Haute-Vienne. Il s’agit d’un terroir de moins de douze habitants au kilomètre carré et qui fait l’objet depuis une trentaine d’années de toutes sortes de transformations, certaines dites radicales qui sont sur-médiatiquement relayées, réduisant la pluralité hétérogène des habitants du Plateau à une seule voix, d’autres qui prennent appui sur le temps long pour opérer ce que François Jullien nomme des « transformations silencieuses » qui, au gré de multiples « écarts » avec des situations établies depuis fort longtemps, ont modifié en profondeur la façon d’habiter et d’exploiter les ressources de cette région, substituant à la notion de « territoire », où domine le quantitatif, répondant à des critères normés, celle de « terroir », lieu du qualitatif, qui met en valeur les liens singuliers tissés entre les habitants inséparables de ceux qui les attachent à cette terre hâtivement jugée pauvre et ingrate. Ainsi, la puissance de l « écart » tient, pour François Jullien, à sa capacité à « dé-coïncider », terme décisif, de ce qui bloque, gèle, ankylose, coince, obture, immobilise, c’est-à-dire installe une situation coïncidante, faisant obstacle à tout renouvellement nécessaire de l’agir politique. D’où le titre emblématique du livre qui regroupe un certain nombre de ces actions sur le terrain : « Pratiques de La Dé-coïncidence » 1. Pourrait-on ajouter « et de la radicalité » ? Reste à déterminer son sens tant cette notion s’avère polysémique.

Par son étymologie latine, radix, icis, la racine est un terme de botanique qui désigne une matrice originelle. Par la suite, une acception courante identifie radicalité et rupture. Volonté de rupture nette, sans concession avec le système politique, social, culturel et plus largement avec les normes et les mœurs en vigueur dans la société. S’ajoute non pas, à proprement parler, un troisième sens, mais ce qui participe d’un recouvrement de sens et de confusions multiples qui jouent un rôle décisif dans la construction de la notion de « radicalité ». Il s’agit du regard porté sur un certain nombre d’actions et non plus de qualificatifs propres à ces actions. Pour preuve, le regard extérieur dont furent l’objet des habitants du Plateau de Millevaches, et qui fut relayé par certains journaux nationaux et régionaux, durant l’été 2023, sous forme de gros titres accrocheurs. Un quatrième sens, aussi décisif qu’essentiel, fonde la radicalité sur la capacité à opérer des transformations profondes qui, remontent à la racine, entendue ici comme source ou ressource, favorisent de nombreux écarts avec des situations de blocage et inventent de nouvelles voies qui dessinent les mutations à venir, tournant le dos à tout enracinement au sens identitaire du terme. Cette radicalité non réactive mais réflexive nourrit le geste créateur qui ouvre à de nouveaux possibles, pour reprendre l’expression de François Jullien.

Saint Martin-Château, une commune à l’épreuve de nombreuses dé-coïncidences

Afin de rendre plus rigoureux ces deux concepts que sont celui de « radicalité » et celui de « dé-coïncidence », il s’avère opportun de prendre l’exemple d’un engagement politique sur le terrain et ainsi de rendre compte des écarts et transformations opérés. D’où le choix suivant dont le lecteur va pouvoir juger de sa pertinence à la fois politique et conceptuelle.

Il s’agit d’une commune rattachée au parc naturel régional (PNR) du Plateau de Millevaches : Saint Martin-Château, dont je suis conseillère municipale. C’est une commune de la Creuse, de 150 habitants, situé dans le sud du département, à une dizaine de kilomètres du lac de Vassivière et très proche du site touristique des « Cascades de Jarrauds » où s’écoule la Maulde qui descend du Plateau de Millevaches.

Rendre compte des choix politiques qui sont faits met en valeur ce que François Jullien entend par « fissurer » de nombreux ancrages et blocages sur le terrain. En effet, fissurer, à l’inverse d’opérer une rupture, relève du processuel, petites entailles successives faites là où ça fait bloc, au cours de temporalités longues et discontinues nommées par François Jullien des transformations silencieuses. Néanmoins, fissurer atteste avant tout de situations enfermées dans toutes sortes de blocages et d’ancrages qui font barrage à des échappées vers un devenir plus désirable. Or, parmi ces obstacles, se trouve la situation administrative coïncidante de cette commune, rattachant le département de la Creuse au bloc qu’est la Région Aquitaine dont la capitale, Bordeaux, est distante de 250 kilomètres et dont le climat, la géographie et la population sont d’une très grande hétérogénéité par rapport à ceux de ce département. Au conseil régional de la Nouvelle Aquitaine siègent 183 membres dont 4 élus de la Creuse. Quant à la communauté de communes, elle fait co-exister dans une même structure des communes de densité de populations très inégales rendant un certain nombre d’arbitrages moins profitables pour les plus petites communes.

Fissurer, un geste démocratique

À Saint Martin-Château, le maire, élu depuis 2014, sans étiquette politique, mène avec le conseil municipal, des actions visant à redonner vie à cette commune qui ne cessait de voir disparaître sa population et d’augmenter en nombre ses maisons abandonnées. Cet état de fait était considéré comme une fatalité étendue à tout le département puisque la désertification de la Creuse ne faisait aucun doute et s’inscrivait dans l’ordre des choses, notion particulièrement elle aussi coïncidante, c’est-à-dire ankylosée dans une inertie de longue durée. Afin de déjouer les oppositions à toute transformation, des assemblées d’habitants furent mises en place au cours desquelles ceux-ci s’engageaient eux-mêmes dans les projets favorisant la venue de nouveaux habitants. Un journal local, Échos de Saint Martin, rend compte de chacune des assemblées.

Ici, fissurer s’entend en tant que geste démocratique déjouant toute forme de hiérarchie et prenant en compte la pluralité humaine présente dans ce village comme partout ailleurs. Ainsi, l’achat d’une première maison fut réalisé avec l’accord de l’assemblée, travaux et obtention de subventions relevant de la mairie et d’autres suivirent. Aujourd’hui dans le bourg, cinq maisons sont des logements loués à l’année, occupés par des personnes dont c’est le domicile principal. Trois de ces habitations sont raccordées à la chaudière à plaquettes de bois de la mairie et l’ensemble des réhabilitations a intégré les dispositifs d’isolation les plus efficaces, selon des normes environnementales en vigueur. Les loyers pour ces locations sont évalués entre 300 et 350 euros afin d’en faciliter l’accès à des personnes aux bas revenus. Dans la même perspective, des bureaux sont loués, au premier étage de la mairie, autour de 50 euros/mois. Actuellement, cette commune ne possède plus aucune maison non habitée et des personnes attendent que des logements se libèrent, fait rare aujourd’hui en Creuse.

Fissurer, un geste à bas bruit

D’autres discussions eurent lieu au moment où il fut question de réhabiliter l’auberge du village dont la mairie est propriétaire des murs, qui était fermée depuis longtemps. Sa reprise fut un succès et tous les réfractaires y vinrent avec plaisir pendant six ans. Aujourd’hui, la commune est à la recherche de nouveaux gérants. Une association fut créée afin de programmer dans l’auberge des animations stimulant son activité. La réhabilitation du premier étage de l’auberge a suivi le même processus. Il fut décidé en commun d’y installer des logements dits « passerelle » favorisant des séjours de trois mois renouvelables une seule fois à des personnes au petit revenu, des personnes âgées ou stagiaires dans la région ou désireuses de s’y installer et donc à la recherche d’un logement pérenne ou d’un travail…Une fois encore, la somme modique demandée (de 100 à 150 euros/mois) participe de la volonté de la commune de mener une politique qui ne laisse pas de côté tous ceux et celles dont les revenus sont modestes. Ici, les nouveaux arrivants sont avant tout vus comme un don qui accroît les ressources vitales et la puissance d’agir de la commune.

Fissurer n’est pas fracturer et le geste s’entend à bas bruit : plutôt racheter une maison que la laisser tomber en ruine, proposer aux habitants de confronter leurs points de vue plutôt que de s’enfermer dans des oppositions closes sur elles-mêmes, c’est chaque fois prendre le risque d’initier de nouvelles pratiques. Au conseil municipal, siègent des personnes formées à des métiers différents, nées ou pas dans la commune ou la région, en activité ou pas, en résidence principale ou pas. Cette pluralité humaine, au cœur du politique, est constitutive de l’ensemble de l’équilibre de la commune. Toutes les associations reçoivent les mêmes subventions, que ce soit la chasse, la nature et patrimoine, la résidence d’artistes et de séjours de rupture et de répit, l’association liée à l’auberge ou celle soucieuse de la réfection du mobilier de l’église, et d’autres encore, dans la mesure où elles participent toutes au vivre de la commune. L’été dernier a vu renaître la fête du village et de nombreux projets continuent d’être discutés.

Pas de « communia » sans radicalité

Ces transformations, réalisées sur le temps long qu’est celui de deux mandatures successives, ont chacune opéré ce que François Jullien nomme un écart, c’est-à-dire une déviation, un décalage par rapport aux pratiques précédentes, qui chaque fois ouvre de nouveaux possibles. À l’intérieur de ces ouvertures, advient de l’entre intensif mettant en valeur la puissance paradoxale de l’écart dans la mesure où communément, c’est à la rupture que l’on attribue sa valeur disruptive comme en témoigne le deuxième sens de « radicalité » alors que c’est tout le contraire : par l’écart, l’action se déplace de quelques degrés et cela suffit pour opérer une brèche et faire advenir quelque chose de tout autre, dans un geste d’une radicalité qui repossibilise et dont l’intensité créatrice s’avère plus décisive que lors de rupture qui casse, fracture sans que des changements se produisent à moyen et long terme.

L’écart possède la vertu du temps opportun, du kairos favorable à l’accueil de ce qui, à un moment précieusement choisi, peut être favorablement accepté par le plus grand nombre et cet assentiment collectif atteste de son inscription démocratique. En exposant plus haut le quatrième sens de la notion de « radicalité », c’est l’exigence de sources et ressources en tant que capacité à transformer et à initier (deux notions décisives pour François Jullien) de nouvelles pratiques sur le terrain.

Du latin « communia », communauté des gens, la commune impose d’être ce lieu tout à la fois géographique, historique, politique, affectif et symbolique où chaque habitant se vit rattaché à tous ceux avec lesquels ils partagent la même place publique. La « communia » requiert la nécessité pour les habitants d’être reliés par ce que les Grecs nommaient la « philia » en tant que lien social propre aux communautés politiques et sans laquelle, il n’y a pas de cité accomplie, en sachant que nul accomplissement n’est définitif. La notion rebattue du « vivre-ensemble », autre terme coïncidant, tend à communiquer sur des stéréotypes de comportements en lieu et place d’une analyse approfondie de l’art du tissage, métaphore platonicienne, qui est propre aux liens politiques attentifs à la pluralité et l’unité au sein de la cité. Mais la pluralité humaine peut buter contre une opposition irréductible qui cherche à la détruire. C’est ce que les médias cherchent à mettre en avant sur ce qui se passe sur Le Plateau, alors que la majorité des habitants défendent un lieu à l’écart de bon nombre de nuisances propres à la ville (bruits, pollution atmosphérique, transports, stress) et le choix d’une terre désertée s’impose dans la mesure où il représente l’opposé le plus net à ce qu’est la ville.

Un lieu fondé sur l’intérêt collectif plutôt que sur le profit individuel et la concurrence. La volonté d’enraciner la subjectivité dans la collectivité y est très présente et donne au terme « radicalité » sa résonance d’exigence politique, disponible pour toutes sortes d’initiatives.

Qui dit pluralité humaine ne dit ni consensus, ni exclusion. Celui-ci signe l’échec et celui-là la mollesse des compromis insuffisamment réfléchis. S’ouvre grâce à la dé-coïncidence une troisième voie, maintenant en regard ce qui est écarté, à la différence de la radicalité en tant que rupture qui identifie compromis à compromission. On pourrait penser que la rupture relève d’un geste plus radical que l’écart alors que c’est tout le contraire. La première exclut, fait sortir du commun quand le second contient et retient une tension avec l’autre, ce qui est à la source même des liens politiques.

Ainsi, décoïncider s’entend bel et bien comme ce geste inventif non dépourvu de radicalité et qui donne sa place à la pensée agonistique sans vouloir la résorber dans du consensuel mais sans non plus l’exclure du commun, dans la mesure où la « communia » prend en compte les tensions entre des intérêts antagonistes et cherche les voies les plus lucides pour ne pas exclure. Ici, la radicalité a perdu son idéalité d’absoluité revendiqué par la posture révolutionnaire, exigeant renversement et exclusion sans lesquels aucun changement réel ne pourrait être instauré. La voie choisie lui tourne le dos en défendant une tout autre exigence de radicalité sans pour autant céder sur la nécessité de construire un monde plus juste, ce qu’attestent les choix politiques de proposer des logements accessibles aux bas revenus et bien d’autres actions accomplies envers la diversité des habitants qui vont tous dans le sens de redonner de la puissance et de l’équilibre à la vie politique.

Vertu du minuscule

En conclusion, j’aimerais rappeler les vertus du minuscule car il vaut plus qu’il n’est considéré. De son examen rigoureux et précis, nous pouvons tirer bien des enseignements tant la singularité de sa force créatrice peut servir d’exemple ailleurs, même si, dans un village, la moindre action possède une portée directement visible là où, certes, elle pourrait être davantage diluée à une plus grande échelle. Néanmoins l’expérience politique conduite dans une commune de 150 habitants n’est pas moins importante sur le plan qualitatif que celle menée à une plus grande échelle et fait signe vers ce que changer le monde veut dire pour ceux qui s’y engagent avec lucidité et loin de toute idéologie. Les mille sources du Plateau viennent ici nourrir les mille desseins d’initiatives passées et à venir, au sens le plus radical de la radicalité.

Notes de bas de page

  • 1 Marc Guillaume (sous la direction de), François L’Yvonnet (Préface), et François Jullien (Postface), Pratiques de la dé-coïncidence, édité par l’Association Dé-coïncidences, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2023.