Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

« Ce qui est particulièrement marquant en Suisse, c’est que la relation entre public et privé est d'abord une relation de confiance. »

Entretien avec M. Marc FERRACCI, député des Français de la Suisse et du Liechtenstein

Acheter - 4 €

Pouvoirs Locaux : vous êtes député des Français de la Suisse et du Liechtenstein depuis 2022. Un an après le début de votre mandat, quels premiers enseignements avez-vous tirés sur les relations entre la France et la Suisse ?

Marc Ferracci : un climat favorable se développe aujourd'hui dans la relation bilatérale après qu’un épisode ait contribué à crisper un peu cette relation. Je pense à l'achat par la Suisse des avions de combat F 35 Américains et non pas des Rafale français. Depuis maintenant quelques mois, une reprise au plus haut niveau des relations bilatérales est visible. Deux rencontres, une informelle et une un peu plus formelle, ont eu lieu entre Emmanuel Macron et Ignazio Cassis, alors président de la Confédération. Au niveau ministériel, de nombreuses visites de ministre ont également permis de réchauffer les relations bilatérales. Moi-même, j'ai eu l'occasion d'impulser la rencontre entre Sarah El Haïry, secrétaire d'État à la jeunesse et Sylvie Retailleau, ministre de l'Enseignement supérieur. À Zurich et Genève, j’étais également aux côtés d’Olivier Becht, ministre de l'Attractivité et des Français et de l'Étranger. Une reprise de la relation bilatérale a lieu. C'est important puisque les liens sont extrêmement étroits entre nos deux pays. Ces liens sont humains. La plus grande communauté française dans un pays étranger se trouve en Suisse, sans compter le phénomène des frontaliers. Ces liens se traduisent aussi par des flux d'investissement massifs et de manière générale par des échanges économiques. On a besoin d'une relation bilatérale qui soit dense, de confiance et cette dynamique est réamorcée.

Pouvoirs Locaux : 185 000 Français résident de façon permanente en Suisse tandis que 200 000 transfrontaliers y travaillent au quotidien. Dans cette période post-covid, est-ce que les mutations qui touchent le rapport au travail (par exemple : moins de déplacements et plus de télétravail) impactent le comportement des transfrontaliers et peut-être aussi rendent nécessaires des adaptations sociales ou réglementaires entre nos deux pays ?

Marc Ferracci : Au moment du Covid, une coopération s'est nouée très efficacement et très rapidement entre la France et la Suisse. D'abord pour permettre la continuation des flux de frontaliers avec une reconnaissance des statuts sanitaires de part et d'autre de la frontière. Et puis, à travers la coopération transfrontalière en matière de prise en charge des malades et de coopération sanitaire. D'ailleurs, dans l'actualité récente et dramatique, cette coopération sanitaire s'est prolongée avec la prise en charge d'une des victimes du drame d'Annecy par les autorités des hôpitaux de Genève. Le premier enseignement est que même en période de crise, la France et la Suisse sont capables de coopérer efficacement. Le deuxième enseignement est que la crise COVID a soulevé un certain nombre de questions et en particulier la question du télétravail, puisque beaucoup de gens y ont été confrontés et ont souhaité, une fois la crise terminée, continuer à faire du télétravail. C’est alors posé la question du droit applicable, pas tant le droit du travail que le droit fiscal et social applicable au télétravail. Concrètement, durant la période COVID, un compromis a été trouvé qui avait vocation à être ponctuel sur la possibilité de faire du télétravail et d'être imposé dans l'état d'activité et non dans l'état de résidence, c’est-à-dire en France pour les frontaliers français travaillant pour des entreprises suisses.

Évidemment, cet accord ponctuel n'avait pas vocation à se prolonger. Il l'a été parce qu'il satisfaisait beaucoup d'acteurs, mais il fallait le sécuriser juridiquement. C'est ce que nous avons réussi à faire en décembre 2022 par un accord sur le régime fiscal du télétravail transfrontalier entre la France et la Suisse qui permet de donner de la visibilité et de la sécurité. Le principe est clair : on peut télétravailler deux jours par semaine avant que le régime d'imposition ne change. Au-delà de deux jours, le régime d'imposition change et revient à son état initial. C'est un point qui illustre assez bien, je trouve, à la fois la dimension de coopération et la nécessité de trouver des solutions juridiques aux questions que soulève le phénomène transfrontalier.

Pouvoirs Locaux : Plus globalement, la coopération transfrontalière s’inscrit-elle dans une dynamique vertueuse ? La création de la Collectivité européenne d’Alsace est-elle positive en la matière ? Percevez-vous des angles morts, des impensées qui pénaliseraient de plus grandes avancées en matière de coopération transfrontalière ?

Marc Ferracci : À propos de la collectivité européenne d’Alsace, je réserve mon jugement car un bilan doit être fait avec les acteurs locaux et en particulier avec les députés transfrontaliers pour cerner si les projets entrepris ont été à la hauteur des espérances initiales. Sur un sujet un peu similaire de coopération, il y a l'exemple de l'Aéroport de Bâle Mulhouse qui est un espace complètement transfrontalier sur lequel, depuis longtemps, s’appliquent, à des salariés d'entreprises françaises, le droit du travail et les règles fiscales propres à la Suisse. La question est de savoir s'il faut sanctuariser ce genre de coopération. De mon point de vue, l'expérience de la Collectivité européenne d'Alsace, de l'aéroport Bâle Mulhouse, et je pourrais ajouter celle du Grand Genève — puisqu'il s'agit également d'une tentative de coordination transfrontalière de politiques publiques à l'échelle locale — ont parfois des difficultés à se mettre en place.

Mon mandat permet de jouer pleinement un rôle de facilitateur consistant à accompagner les acteurs dans leurs discussions même si l’on se heurte parfois à des cultures politiques différentes. Il existe un sens du compromis et du consensus plus marqué côté suisse que côté français, avec des organisations administratives assez différentes. Objectivement, on observe plus de simplicité côté Suisse et un échelon fédéral et cantonal aux prérogatives et compétences bien délimitées. Le millefeuille administratif français ne facilite pas l'identification des compétences et des interlocuteurs pour celles et ceux qui sont de l'autre côté de la frontière. Les Suisses le disent fréquemment. Il faut surmonter ces difficultés pour conduire des projets encore plus intégrés au niveau transfrontalier. C'est ce que je retiens des quelques cas de coopération transfrontalière sur lesquels j'ai eu à me pencher.

Pouvoirs Locaux : qu'est ce qui rendrait plus simple le pilotage de la zone transfrontalière ? Qu'est ce qui pourrait être initié, qui rendrait les coopérations plus agiles ? Est-ce à l'État de prendre la main ? À la région ?

Marc Ferracci : J'assume une position qui n'est pas forcément consensuelle, ni dans l'air du temps. Je pense qu'à un moment, il faut un chef d'orchestre. Il peut y avoir un chef d'orchestre par thématique. Sur les sujets de mobilité transfrontalière, les projets d'investissement sont le plus souvent financés par la région avec des cofinancements de l'État. La région est un chef de file assez naturel. Sur d'autres sujets, par exemple la coopération transfrontalière en matière de santé, s’agissant d'un domaine régalien, l'État est assez naturellement le chef d'orchestre. Les interlocuteurs sur ce sujet, du Canton de Genève et du Canton de Vaud sont logiquement les ARS. J'ai envie de dire que la réponse peut se trouver dans l'identification thématique par thématique d'un chef de file qui porterait la voix de l'ensemble des acteurs côté français.

Pouvoirs Locaux : La Suisse est le 3e investisseur économique en France. Comment expliquer cette dynamique et quels en sont ses ressorts ? Qu’en est-il des investissements français en Suisse ?

Marc Ferracci : La dynamique est là. Elle a besoin d'être amplifiée et à mon humble niveau, j'essaye d'y contribuer en développant beaucoup de relations, en particulier avec la Chambre de commerce et d'industrie France Suisse, qui a justement dans sa feuille de route l'idée d'amplifier les investissements suisses en France et les investissements français en Suisse, particulièrement en Suisse alémanique où ils sont assez peu nombreux. Lorsque je parle des investissements, il s'agit également des échanges commerciaux. Il existe un volet investissement et un volet d'échanges commerciaux. La dynamique est présente sur ces deux volets.

Quels sont les ressorts de cette dynamique ? Même s’il existe des divergences culturelles plus fortes que beaucoup ne le pensaient au départ, des éléments de proximité à la fois géographiques et linguistiques sont présents et provoquent une dynamique assez naturelle.

Concernant les investissements français en Suisse, il existe un déséquilibre net entre la Suisse romande et la Suisse alémanique sur lequel les différents acteurs essayent de travailler. Il existe aussi de la défiance, notamment des Alémaniques qui, de mon point de vue, ne se justifie pas de la part des autorités ou des entreprises suisses à l'égard des investisseurs français. Mais, à partir du moment où il y a du dialogue, en général, les incompréhensions se lèvent.

Pouvoirs Locaux : En votre qualité d’économiste, vous avez mené des recherches novatrices dans le domaine de la formation professionnelle, recherches que l’on peut découvrir dans l’un de vos ouvrages, publié en 2012 « Évaluer la formation professionnelle » aux Presses de Sciences Po.

Comment appréciez-vous le système suisse de la formation professionnelle et de l'apprentissage ? Est-ce une référence pour la France ?

Marc Ferracci : Je suis content que vous m'en parliez puisque très clairement, sur le volet apprentissage et formation professionnelle, la Suisse est, et a constitué une source d'inspiration pour les réformes qui ont été menées depuis 2017, en particulier pour la réforme de l'apprentissage. Lorsque j'étais au cabinet de Muriel Pénicaud, nous avions organisé un voyage d'études en Suisse avec des partenaires sociaux pour discuter avec des acteurs locaux afin de comprendre ce qui fonctionnait et pourquoi ça fonctionnait. Dans la logique de mieux articuler les formations en apprentissage avec les besoins des entreprises et du marché du travail, nous nous sommes beaucoup rapprochés du système suisse. Nous nous inspirons également de ces principes dans le cadre de la réforme des lycées professionnels en train d'être mise en œuvre. L'idée que l'apprentissage ne soit pas une voie de garage, mais une voie d'excellence favorable à l'insertion professionnelle nous intéresse. Cette idée est réalisable à condition de penser le contenu des formations et leurs débouchés en lien étroit avec les acteurs économiques.

Pouvoirs Locaux : comment financent-ils leur système d’apprentissage, car la question se pose avec acuité en France ?

Marc Ferracci : Vous avez raison de poser la question. La plus grande part du financement provient des entreprises, soit de manière directe à travers la prise en charge des apprentis, soit à travers l'équivalent de nos branches professionnelles, c'est-à-dire les filières professionnelles qui mutualisent une partie du financement. La France dispose d'un système de financement plus centralisé, au sens où nous avons une contribution unique pour le financement de l'apprentissage et de la formation professionnelle, la fameuse Contribution Unique à la Formation Professionnelle et à l'Alternance qui remonte à France Compétences puis irrigue les centres de formation des apprentis de manière descendante. Je suis partisan d'apporter des réponses aux difficultés de financement de France Compétences par des financements de nature conventionnelle, c'est-à-dire inscrite dans des accords de branche et des conventions collectives qui permettraient de financer les CFA de la branche. Je pense que c'est la manière la plus vertueuse de procéder parce qu'il y a à l'échelle d'une branche une incitation assez forte à créer des CFA. Cette incitation permettrait aussi d'éviter des comportements de passagers clandestins avec des entreprises qui bénéficieraient de la formation d'apprentis par le CFA de la branche sans y contribuer à due proportion.

Pouvoirs Locaux : il y a quelques semaines, vous êtes intervenu devant des chefs d’entreprise dans le cadre d’une rencontre organisée par la CCI France-Suisse. Quel regard portent les investisseurs Suisse sur les charges patronales, le droit du travail et le système social français ?

Marc Ferracci : J’intervenais effectivement il y a quelques semaines à Genève, à la CCI-FS devant des chefs d'entreprise et des acteurs économiques dont les activités se déploient de part et d'autre de la frontière. Ils insistent de manière quasi systématique sur la facilité à faire des affaires en Suisse, du point de vue du droit du travail, du droit fiscal et sur le faible poids de la réglementation. En miroir, ils évoquent également des difficultés qui subsistent en France, même si le sentiment que les choses se sont améliorées depuis 2017 a été clairement exprimé.

Je pense qu'il faut continuer à être à l'écoute de ces chefs d'entreprise pour lever des freins très concrets qui se situent pour beaucoup dans la relation des administrations aux entreprises. Ce qui est particulièrement marquant en Suisse, c’est que la relation entre public et privé est d'abord une relation de confiance. Les contrôles sont généralement des contrôles a posteriori et non des contrôles a priori. Les activités se développent et ensuite seulement, des questions un peu plus inquisitrices sur les activités se posent. Cette divergence culturelle est assez profonde et le gouvernement essaye d'y travailler, mais évidemment, ce n'est pas la chose la plus facile.

Pouvoirs Locaux : la France est un État unitaire décentralisé. Dès lors, le principe de subsidiarité, inscrit dans la Constitution depuis la réforme de 2004 rencontre des difficultés à s’activer. Comment se vit et se pratique la subsidiarité en Suisse ? Est-ce la clé de la vitalité de la vie démocratique locale suisse ?

Marc Ferracci : il est évident que la subsidiarité, définie comme une capacité d'action de l'échelon local par rapport à l'échelon national ou fédéral, est poussée à l'extrême en Suisse notamment parce qu'il s'agit d'un État fédéral et que l'initiative des cantons, à la fois sur l'action publique, sur la fiscalité, sur les politiques publiques mais aussi sur des problématiques régaliennes est beaucoup plus forte qu'en France. Cette subsidiarité s'explique par une décentralisation plus avancée. Mais il faut avoir en tête qu'il existe une très forte identité cantonale en Suisse, et il serait peu opportun de transposer à l'identique le système suisse en France. Il se dit souvent qu'il n'y a pas une Suisse, mais 26 Suisses, les 26 cantons. Certains diront que la culture et l'identité se forgent par des évolutions institutionnelles, mais les institutions suisses s'appuient déjà sur cette culture.

La seconde dimension est démocratique. La subsidiarité se définit aussi comme la possibilité pour les citoyens de prendre des décisions publiques, en lieu et place des élus, qu'ils soient locaux ou nationaux. La démocratie directe est évidemment beaucoup plus forte en Suisse, que ce soit à l'échelon fédéral avec plusieurs votations par an, mais aussi à l'échelon cantonal avec la possibilité de remettre en question des législations ou des textes juridiques sur la base d'une votation qui fait consensus à partir d’un nombre suffisant de signatures.

Ce système peut aussi être une source d'inspiration. J'ai eu l'occasion de le dire lorsque je faisais ma campagne électorale, au moment où la France s’interrogeait sur la manière de revitaliser sa démocratie et ses institutions. Je pense qu'il y a là une source d'inspiration, mais il est illusoire de transposer à brève échéance le système suisse. Opérer des votations, des référendums sur des sujets d'intérêt national avec la même fréquence qu’en Suisse, réclame en France un rapport à la démocratie directe qui mettra du temps à s'installer.

En Suisse, les citoyens passent beaucoup de temps, pour ceux qui sont impliqués, à se documenter, à lire les programmes des opposants ou des défenseurs dans le cadre d'un projet soumis à la votation. La documentation est très concrète et lue par beaucoup. Ces comportements témoignent d'une forme de maturité démocratique qui est encore pour partie à construire en France. Je pense qu'il ne faut pas se priver d'y réfléchir, mais il ne faut pas penser qu'il est possible de transposer les choses de manière aussi simple. Je serais plutôt partisan d'y aller pas à pas et déjà de raisonner à l'échelon local en faisant des référendums locaux qui existent dans le droit français, des référendums décisionnels, pas simplement consultatifs, comme c'est le cas aujourd'hui.

Pouvoirs Locaux : Que pensez-vous des relations actuelles entre la Suisse et l’Union Européenne ?

Marc Ferracci : Le fait majeur est la cessation par la Suisse des négociations avec l'Union européenne sur un accord-cadre en 2021. Cet arrêt des négociations est le marqueur qui a vitrifié les relations entre la Suisse et l'Union européenne. Nous sommes aujourd'hui dans une situation où de nombreuses incertitudes persistent sur un certain nombre de sujets. Pour les Suisses, la principale problématique, est le non-accès au financement européen de la recherche, notamment le programme Horizon Europe, alors même que le modèle Suisse — très vertueux en matière d'industrie et de connexion entre le monde industriel et le monde de la recherche dans les établissements d'enseignement supérieur — repose beaucoup sur ces financements. Le sujet de la libre circulation comme beaucoup d'autres sont au cœur de cet accord-cadre. Les négociations ont été interrompues. Elles sont en train laborieusement de reprendre. La Suisse attend que la France joue un rôle de facilitateur dans cette reprise des négociations.

Pouvoirs Locaux : De votre point de vue, comment sont perçus la France et les Français depuis la Suisse ? Et quel regard portent les Français sur la Suisse ?

Marc Ferracci : c'est très variable. Je reviens un peu sur ce clivage entre la Suisse romande et la Suisse alémanique. Un discours contre lequel j'essaie de lutter est celui parfois xénophobe, notamment à l'égard des frontaliers. Ce discours n'est porté que par une partie seulement de l'échiquier politique, avec cette idée d'autant plus erronée en Suisse — où le taux de chômage est inférieur à 2 % — selon laquelle les frontaliers viendraient prendre des emplois qui pourraient être occupés par des Suisses. Je pense que c'est un discours qui est minoritaire, mais il existe quand même. Il existe de la défiance, mais je pense qu'elle commence à s'éroder dès lors que les Français font preuve de leur fiabilité en tant qu'acteurs et partenaires économiques. Ce que je constate sur le terrain, c'est que quand les relations se nouent, en général, elles prospèrent. La Chambre de commerce et de l'industrie France Suisse voit progresser ses adhésions, elle voit progresser les projets qu'elle soutient et qu'elle porte, précisément parce qu'en se parlant, on se comprend mieux et on s’éloigne de la défiance.

 

Propos recueillis par Laurence Lemouzy et Pierre Censier