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La construction budgétaire, un jeu d’équilibriste

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Dans un agenda politique où les échos médiatiques et les « coups » sont recherchés, la décentralisation et la répartition des compétences entre les différents niveaux de collectivités, sont des sujets régulièrement évoqués mais rarement travaillés sur le fond politiquement. Est-ce à dire qu’ils n’intéressent que les initiés et qu’ils ne peuvent éveiller l’intérêt des citoyens, usagers et contribuables ? Le taux de participation lors des dernières élections locales interpelle, mais symbolise le déficit d’intérêt, sans doute plus général, pour la « chose publique ». Entre un échelon communal, souvent plébiscité comme le plus lié à la vie quotidienne des habitants mais également bouleversé par le fait intercommunal, d’une part, et les treize grandes régions métropolitaines dont sept issues de fusions récentes 1, d’autre part, les départements pourraient faire figure de repères stables depuis la Révolution française. Au-delà de cette image d’Épinal, cette institution semble aujourd’hui cantonnée à des charges contraintes et tributaire de décisions nationales présidant à ses destinées budgétaires.

Le Département, une institution régulièrement menacée

L’administration du département a progressivement évolué

Pour simplifier l’organisation et la gestion du pays, l’Assemblée nationale constituante décide, le 22 décembre 1789 puis le 15 janvier 1790 2, de diviser la France en 83 départements. Il s’agit là de sortir du carcan de la structure administrative multiséculaire de l’Ancien régime. Les députés tranchent ainsi un débat entre deux volontés opposées : celle de rationaliser cette organisation de façon mathématique - sur le modèle américain - et celle de tenir compte des réalités économiques et géographiques. Cette dernière étant portée notamment par Mirabeau lors de la séance du 3 novembre 1789 : « je voudrais une division matérielle et de fait, propre aux localités, aux circonstances et non point une division mathématique, presque idéale, et dont l’objet ne fut pas seulement d’établir une représentation proportionnelle, mais de rapprocher l’administration des hommes et des choses, et d’y admettre un plus grand concours de citoyens » 3. C’est une solution médiane qui est finalement adoptée et la loi relative à la constitution des assemblées primaires et des assemblées administratives établit notamment : Art. 1er. Il sera fait une nouvelle division du royaume en départements, tant pour la représentation que pour l’administration. Ces départements seront au nombre de soixante-quinze à quatre-vingt-cinq. (…) 3. Chaque district sera partagé en divisions appelées cantons, d’environ quatre lieues carrées (lieues communes de France).

Depuis la création de cette « division », l’enjeu de la proximité entre le citoyen et son administration apparaît ainsi comme central et est déjà posé comme une condition de la réussite de cette réforme. Sous le Consulat, les préfectures sont instaurées dans le cadre départemental. La fonction de préfet est créée par le premier consul Napoléon Bonaparte, le 17 février 1800. Le préfet assure la représentation de l’autorité de l’État dans le département. Traversant les restaurations, la seconde république, qui instaure l’élection des conseillers généraux au suffrage universel à raison d’un élu par canton en 1848, et le second empire, le département devient pleinement une « collectivité » avec la loi du 10 août 1871. Cette dernière institue le conseil départemental et en précise le fonctionnement. Il reçoit une compétence globale pour régler les affaires d’intérêt départemental.4

La décentralisation initiée par les « lois Deferre » à partir de 1982 fait du département une collectivité territoriale de plein exercice. Avec la loi du 2 mars 5, les élus se voient confier de nouvelles responsabilités. Le président du conseil général est à présent l’exécutif et assure la préparation et la mise en œuvre du budget. La tutelle de l’administration préfectorale est supprimée.

Depuis la fin des années 2000, le rythme des réformes source d’instabilité

Quarante ans après ce premier acte de décentralisation, l’environnement territorial est sujet à une véritable instabilité contribuant à une forme de perte de sens et de repères, tant pour les citoyens que pour les exécutifs locaux. Dans cet environnement, peu d’institutions peuvent se targuer d’une forme d’intangibilité. Dans un rapport publié en mars 2023 à l’occasion de cet anniversaire de la décentralisation 6, la Cour des comptes note que : « depuis 2010, le Gouvernement et le Parlement se sont principalement attachés à rationaliser l’organisation issue des deux premières étapes de la décentralisation. Pas moins de six lois ont été adoptées dans ce but ». La Cour décrit ce processus comme « hésitant » et « parfois contradictoire ». Le graphique A liste les grandes étapes de la décentralisation et permet d’identifier les nombreuses réformes mises en œuvre, avec un rythme soutenu notamment depuis 2010.

La réforme, finalement abandonnée, du « conseiller territorial » qui avait pour but de remplacer les conseillers régionaux et généraux, fait régulièrement son retour dans l’actualité. Cela a notamment été l’occasion de la dernière élection présidentielle où le candidat Emmanuel MACRON avait déclaré : « je souhaite que, pour les prochaines élections locales, on arrive à cette simplification du conseiller territorial ». Cela avait soulevé l’ire des instances départementales voyant poindre le risque d’une dissolution. François Sauvadet, le président de Départements de France (DF) avait ainsi réagi : « J’ai soutenu le conseiller territorial de 2010 à une époque où il aurait permis un meilleur fonctionnement du couple département /région. Avec les grandes régions et la loi NOTRé 7, le conseiller territorial signifie suppression des cantons et mort du Département. Je suis contre »8.

Tour à tour questionné, remis en cause voire menacé, le département a régulièrement été l’objet de projets de suppression (Manuel VALS en 2014 à l’occasion de son discours de politique générale le 8 avril9) ou de préconisations assez proches formulées dans des instances de réflexions (rapports Warsmann en 2008, Balladur en 2009, comité pour la réforme des collectivités locales en 2009…). Il demeure néanmoins, aujourd’hui encore, un acteur incontournable du paysage institutionnel français.

L’évolution des modalités d’élaboration et de gestion du budget

Malgré cette forme d’intangibilité, il est un aspect majeur du fonctionnement des Départements qui a profondément évolué. Il s’agit des modalités d’élaboration et de gestion du budget. Dans la vie des collectivités, le budget n’est pas une fin en soi, mais bien un outil, un moyen d’action. Il est en ce sens un acte politique majeur pour l’exécutif départemental. Toutefois, si cet exercice est central, il est aujourd’hui particulièrement contraint et a nécessité une adaptation continue.

À l’image de celle des autres collectivités, sa fonction financière s’est professionnalisée

Depuis le « premier acte de décentralisation », la fonction financière dans les collectivités a rapproché ses méthodes de celle qui ont cours dans la gestion privée. Cela s’est traduit de différentes manières. À titre non exhaustif, plusieurs exemples peuvent illustrer cette évolution :

  • la mise en œuvre de nouvelles formules de financement, notamment dans le cadre décrit ci-dessus, à la suite de la suppression du contrôle a priori en 1982 et à l’ouverture du marché financier en 1986 ;
  • l’utilisation de certains ratios et d’indicateurs dans l’analyse de la santé financière des collectivités (taux d’épargne brute, capacité de désendettement…), marquant la nécessité d’éclairer la prise de décision ;
  • l’évolution de la présentation des comptes et états financiers répondant aux exigences de qualité comptable, avec une nouvelle nomenclature (M57), et préfigurant la prochaine extension de la certification des comptes à l’ensemble des collectivités ;
  • la mobilité des cadres entre le secteur privé et le secteur public, des collectivités ou de l’État.

Dans l’évolution du processus de construction budgétaire, il est un autre point qui a marqué ce rapprochement avec la gestion privée : le « budget base zéro ». Il s’agit d’une méthode de budgétisation qui repart de zéro pour chaque exercice budgétaire annuel. Dans cette approche, toutes les dépenses doivent être justifiées et plus uniquement les nouvelles. De plus, le recours à l’emprunt, devenu indispensable à certaines collectivités pour financer leurs investissements, nécessite une attention particulière des marchés et des tendances. Il exige également de l’expertise pour analyser des offres bancaires complexes par leurs montages, et une réactivité certaine tant ces offres peuvent s’avérer volatiles. Si ce recours est aujourd’hui à la main des collectivités, cela n’a pas toujours été le cas.10

Des dépenses départementales circonscrites à un domaine imposé par loi

Si la décentralisation a permis la libre administration des collectivités, les dépenses du département sont aujourd’hui de plus en plus circonscrites à un domaine imposé par loi. À titre d’illustration, le budget primitif du département de la Marne, voté le 26 janvier dernier, a prévu l’inscription de 359 M€ consacrés aux solidarités (dépenses de personnel comprises) sur un total de 497 M€ de budget de fonctionnement, soit 72 %. Si l’on y ajoute l’éducation (35 M€), la voirie et les transports (29 M€), le financement du service départemental d’incendie et de secours (SDIS – 20 M€) et les intérêts de la dette (4 M€), c’est 90 % des dépenses de la section de fonctionnement qui sont ainsi gagées.

En la matière, le financement du revenu de solidarité active (RSA) est une dépense majeure et particulièrement visible des Conseils départementaux (jusqu’à 91,5 M€ en 2022 pour la Marne, soit le 5e du budget de fonctionnement 11). Son caractère non maîtrisé et sa tendance inflationniste (revalorisations décidées par l’État de manière unilatérale, évolution du nombre de bénéficiaires…) auraient pu pousser les collectivités départementales à saisir l’opportunité offerte par la loi 12 en rendant la charge du versement de cette allocation à l’État. Si cela n’a pas été le cas (seuls quelques Départements l’ont fait 13), c’est en raison de la relative stabilisation du niveau de dépense sur les deux derniers exercices, mais également car la recentralisation de cette dépense emblématique, verrait en parallèle les recettes du département dégrevées d’autant. Si cela paraît assez logique, cela pose question puisqu’aujourd’hui ces dépenses transférées à l’origine par l’État, ne sont pas compensées intégralement. Le tableau ci-dessous matérialise cette absence de compensation concernant les allocations individuelles de solidarité (AIS 14) , dont le RSA, pour le département de la Marne. (§ Graphique 1)

Cette absence de compensation impose au département d’assumer ces charges grâce à d’autres leviers, réduisant d’autant ses moyens d’action et son autonomie. Le reste à charge (courbe jaune) se porte en 2023 à plus de 80 M€.

Déjà aujourd’hui et demain, construire un budget avec le retour de « l’effet ciseaux »

Les tensions sur les finances publiques et la raréfaction des sources de financement des investissements du Département – à l’exception notable des plans de relance et du fonds vert – constituent un frein à la réalisation de projets adaptés aux besoins des habitants et des territoires. Elles imposent une adaptation permanente, en fonction des recettes mensuelles de droits de mutation (DMTO 15) ou des notifications des services de l’État pour la fraction de TVA, pour assurer les équilibres budgétaires et la continuité du service public.

À l’instar de l’argumentaire développé par la Cour des comptes dans son rapport 2023 sur les finances locales publié en juillet dernier16, il semble aisé de constater le caractère particulièrement favorable de la situation financière des collectivités territoriales début 2023. En effet, le délai moyen de désendettement des Départements est passé de 2,8 en 2021 à 2,6 ans en 2022, grâce à une baisse de l’encours de dette (- 3 %) conjuguée à une épargne brute en progression. Ces mêmes résultats positifs, constatés au printemps 2023 à l’occasion de la publication des comptes administratifs 2022, permettent aujourd’hui de faire face aux charges croissantes s’imposant à eux (inflation, charges RH…).

Toutefois, cette analyse apparaît déjà datée tant l’image de la bonne santé financière est construite sur des éléments rétrospectifs (hausse des recettes de fonctionnement et des droits de mutation en particulier) et dont les effets conjoncturels se bordent aux deux exercices précédents. Ainsi, les préconisations formulées par l’institution de la rue Cambon, et considérant comme « nécessaire [la] participation des collectivités territoriales au redressement d’ensemble des finances publiques » apparaissent comme anachroniques dans la mesure où elles trouveraient leur déclinaison au moment où la situation se retourne et où l’on voit revenir « l’effet ciseaux » du rapport entre des dépenses sociales en hausse et des recettes de fonctionnement en perte de vitesse.

Un retournement de la conjoncture économique et une hausse du chômage pourraient ainsi se traduire par une progression des dépenses sociales liées au financement du RSA et une baisse des principales ressources (fraction de Taxe sur la Valeur Ajoutée et Droits de Mutation à Titre Onéreux). Cette structure budgétaire procyclique a pénalisé les départements lors de la crise financière de 2009-2010. Les DMTO avaient baissé de 26 % et les dépenses sociales au titre des allocations individuelles de solidarité (AIS) avaient augmenté de 6 %.

Le graphique 2 illustre l’évolution des DMTO perçus par le département de la Marne au cours de la période 2008-2023.

Après deux années exceptionnelles à 100 M€ (2021) et 103,5 M€ (2022), les DMTO perçus par le département de la Marne ont chuté nettement en 2023 (83 M€). En la matière, la quasi-totalité des départements sont au taux plafond de 4,5 %17 et ne disposent donc plus d’aucune latitude concernant cette recette instable et qui peut représenter entre 15 et 20 % de ses recettes de fonctionnement.

Que nous dit l’épargne brute ?

Lorsqu’il s’agit d’apprécier la situation financière d’une structure publique ou privée, il est un indicateur incontournable : l’épargne brute ou autofinancement. La différence entre les recettes et des dépenses de fonctionnement constitue l’épargne de gestion. Une fois les intérêts annuels de la dette déduits, on obtient l’épargne brute. Cette dernière, après remboursement du capital de la dette, permet aux collectivités d’investir. On rapproche cette notion de la capacité d’autofinancement. Plus largement le niveau de cette épargne brute permet de déterminer les marges de manœuvre dont dispose une collectivité et sa capacité à faire ses propres choix en matière d’investissement sans dépendre des financements d’autres institutions (État, Europe, autres collectivités) ou via l’emprunt. Le graphique ci-dessous présente l’évolution de cette épargne brute pour le département de la Marne sur la période 2012-2023 (estimation au compte administratif anticipé). Il illustre le constat posé précédemment concernant la situation financière notablement améliorée en 2021 et 2022, mais qui s’est dégradée sans aucun lien avec d’éventuels choix politiques ou de gestion entre 2022 et 2023 (de 55,3 M€ à 29,3 M€). Cet te baisse de près de 25 M€ est à rapprocher de la chute, sur la même période, des DMTO de plus de 20 M€ (de 103,5 à 83 M€). S’il en était nécessaire, cela rend évidente la sensibilité de la santé financière du département à l’état de l’activité économique, notamment puisque ses dépenses sont contraintes, que l’inflation est soutenue et la dotation globale de fonctionnement (DGF) allouée par l’État est figée depuis 201718(§ Graphique 3).

Les collectivités dépendantes des subsides, du rythme et des choix de l’État 

Des mécaniques de compensation de recettes fiscales rendant davantage les collectivités dépendantes des subsides, du rythme et des choix de l’État : l’exemple de la contribution de sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), dernière réforme en date. Prévue dans la loi de finances pour 2023, la suppression de la CVAE, créée en 2010 après la disparition de la taxe professionnelle, a été actée à compter de 2023. L’objectif affiché de cette baisse de fiscalité économique est d’accroître la compétitivité des entreprises, notamment industrielles.

Le montant de la compensation pour les collectivités, via une fraction de TVA, a été déterminé sur la base d’une moyenne quadriennale des recettes perçues en 2020, 2021, 2022 et 2023. Toutefois, comme cette compensation reste malgré tout inférieure au produit de CVAE qui aurait dû être perçue en 2023 par les collectivités et qu’Élisabeth Borne, alors Premier Ministre, s’était engagée à ce qu’il soit « intégralement reversé aux collectivités », ces dernières « bénéficient » également de 500 M€ supplémentaires dans le fonds vert et de 150 M€ supplémentaires pour les services départementaux d’incendie et de secours (SDIS).

La fiscalité locale a été très largement remaniée depuis une décennie, réduisant l’autonomie fiscale du secteur public local19. Les Départements perçoivent aujourd’hui deux parts de TVA :

  • l’une en compensation de la suppression de leur part de foncier bâti, instituée en 2021 ;
  • l’autre en compensation de la suppression de leur part de CVAE, instituée en 2023 sur la base de la moyenne de la CVAE 2020-2023, complétée d’un solde sous forme d’un fonds de péréquation.

L’accompagnement via le fonds vert s’adresse aux collectivités qui ont un programme d’investissement déjà déterminé, notamment en raison du calendrier de mise en œuvre de ce fonds, et constitue une opportunité de cofinancement. Toutefois, si l’on raisonne sur du long terme, « l’opération » a consisté en la suppression d’une recette de fonctionnement (CVAE) plus dynamique en prévision sur 2023 que la fraction de TVA qui la compense. En effet, le montant de fraction de TVA déterminé est basé sur la moyenne de CVAE des années impactées par le ralentissement de l’activité lié à la Covid-19.

En outre, cette recette de fonctionnement non compensée intégralement dégrade potentiellement l’épargne brute, la capacité d’autofinancement (CAF) des collectivités qui perdent cette recette. Cette CAF qui est sert de levier à la programmation d’investissement et à la capacité à aller chercher ces mêmes cofinancements. En résumé, Les collectivités concernées voient partir une recette plus dynamique que celle qui a été compensée, et pour s’y retrouver, doivent présenter des investissements à faire cofinancer par l’État, alors qu’elles auraient pu les financer en propre si les recettes de fonctionnement leur avaient été laissées. En outre, cette réforme soulève des interrogations de deux ordres. Tout d’abord, elle accentue la dépendance, au niveau de leurs recettes, aux tendances économiques. Ensuite, elle contribue au sentiment, pour les élus locaux, de rupture du lien entre le développement économique et les territoires, et entre le travail mené par les élus locaux en la matière et leurs moyens d’action.

Les départements doivent retrouver une réelle autonomie

Une première source d’incompréhension : une règle de l’équilibre budgétaire diversement mise en œuvre

Afin d’être appréhendées par les citoyens, les règles de la gestion budgétaire doivent être compréhensibles. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas. « Les finances publiques sont souvent vues comme une boîte noire de la contrainte financière, une technique instrumentée par les spécialistes, alors qu’elles constituent un noyau dur de l’action publique et de la vie sociale ».20

Dans le domaine économique, la contrainte budgétaire désigne le fait qu’un consommateur ne peut dépenser durablement plus qu’il ne gagne, et qu’il est donc limité par sa capacité à dépenser. Dès lors, il lui faut arbitrer entre des désirs contradictoires. La contrainte budgétaire débouche donc sur des choix qui sont exclusifs l’un de l’autre. Concernant les finances de l’État en France, cela signifie que ce dernier finira par se heurter à des limites évidentes (pacte de stabilité, notation, solvabilité…) en cas d’endettement ou de déficit excessifs. Cette analyse a été relativisée ces dernières années en raison de la crise sanitaire et de ces incidences, puis de celles de la guerre en Ukraine et de l’inflation actuelle. « La notion d’équilibre budgétaire n’est pas univoque. Pour les collectivités territoriales, on exige un équilibre réel, alors que, pour l’État, la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) expose dans son article premier que les lois de finances actuelles doivent définir un «équilibre budgétaire et financier» »21.

Le déficit public de l’État et de la sécurité sociale tel qu’il existe est considéré comme un tout intégrant les administrations publiques locales dans leur ensemble pour les non-initiés. Et ce, alors même que les collectivités doivent voter leur budget en équilibre, respecter la « règle d’or » et ne peuvent emprunter pour fonctionner.

Dans la situation actuelle, le lien citoyen – administration décentralisée est de plus en plus distendu

Leurs ressources sont en partie recentralisées et leur « traçabilité » n’est pas aisée pour les citoyens. Comment peut-on imaginer intéresser un usager, un habitant, un citoyen - quel que soit le qualificatif retenu - à un sujet que même les professionnels (élus et agents) ne sont globalement pas en mesure de comprendre dans le détail ? Le débat se borde bien souvent à une dynamique de postures caricaturales et prévisibles entre l’État d’une part, et les collectivités ou associations de collectivités d’autre part. Alors que les marges de manœuvre n’existent pas ou sont très difficiles à ménager, quelle collectivité départementale peut aujourd’hui faire face au « mur d’investissement » pour la transition écologique et la rénovation thermique des bâtiments publics ? Ces investissements étant, en raison de leur ampleur et puisqu’ils servent le bien commun et l’intérêt général, à assumer en large partie par la puissance publique.

Les collectivités sont pourtant face à des injonctions contradictoires en la matière. En effet, elles sont appelées à contribuer au redressement des comptes publics et à la réduction de la dette publique. C’est en substance la continuité des « pacte de Cahors » et de la loi de programmation des finances publiques 2023-2027 22. La Cour des comptes appelle également régulièrement les collectivités à une participation active à cet effort. Pierre Moscovici, son président, avait d’ailleurs déclaré à l’automne : « il faut se désendetter pour investir 23» . S’agissant du département de la Marne, la contradiction réside dans le fait que la limitation du niveau d’endettement a toujours été de mise, mais qu’au moment où cet appel à l’investissement, l’épargne brute et la trésorerie sont réduites et ne permettent pas de porter des projets d’investissement sans recourir à l’emprunt. Il conviendrait donc de moduler ces grands principes avec des nuances à adapter en fonction des situations particulières des territoires concernés. Dans cette optique, une refonte des ressources des collectivités apparaît comme de plus en plus indispensable.

Des moyens – une compétence – un territoire : un triptyque à (re)constituer

Afin de répondre aux enjeux actuels, les départements doivent donc disposer de ressources identifiées, liées à leur territoire et pérennes. Cela leur permettrait de revenir à l’essence des fonctions d’une collectivité de plein droit : décider et mettre en œuvre les politiques, adaptées à son territoire, à l’échelle départementale. Cela suppose également de pouvoir disposer des moyens, ou des leviers de financement, pour permettre la réalisation des investissements nécessaires au développement local et à la transition écologique.

Certains outils existent aujourd’hui et sont à la disposition des collectivités. En l’espèce, le fonds vert, lancé en 2023, et reconduit pour 2024, ne semble pas à la hauteur de répondre à cette exigence. Comme nous l’avons constaté dans l’exemple de la suppression de la CVAE.

Les budgets verts, mis en œuvre de plus en plus régulièrement par les collectivités, sont des outils pédagogiques et rendent visibles et lisibles pour les citoyens, les efforts de ces dernières en matière de décarbonation des politiques publiques. Ils constituent un moyen de mesurer les évolutions et les efforts mis en œuvre dans cet objectif. Du point de vue de l’accessibilité et de la clarté de l’action publique, c’est une véritable avancée.

Dans le même ordre d’idée, l’obligation introduite par la loi de finances pour 2024, à compter du compte administratif 2024 (qui devrait être voté avant juin 2025) pour les collectivités de plus de 3 500 habitants, de présenter un état annexé intitulé « Impact du budget pour la transition écologique », concourt également à cet élan.

Toutefois, ces outils, si intéressants et éclairants soient-ils, ne permettent pas à ces mêmes collectivités de disposer des moyens nécessaires pour assumer ces choix et ces projets. Une réforme de la structure de leurs ressources devient ainsi incontournable. En la matière, la Cour des comptes avait formulé des propositions 24en adéquation avec la triple exigence suivante :

  • Spécialiser certaines recettes à un échelon de collectivité afin d’en rendre simple et lisible l’utilisation ;
  • pérenniser les sources de financement ;
  • laisser une plus grande autonomie financière aux collectivités, leur laissant une plus grande liberté d’intervention.

Dans son rapport, la Cour avait retenu un scénario cible clarifiant les sources de financement des collectivités et contribuant à trois objectifs principaux : plus grande maîtrise locale des recettes, solidarité et réduction des inégalités territoriales, et autonomie. Afin de réduire les recettes « multi-affectées », la Cour proposait de réserver la fiscalité locale au bloc communal, de dédier une dotation spécifique à l’action sociale aux départements et transférer un panier d’impôts nationaux aux départements et aux régions (taxe spéciale sur les conventions d’assurance, impôt sur le revenu et TVA). Ces ressources seraient ainsi davantage en adéquation avec les missions exercées, et s’agissant des départements, garantiraient une plus grande stabilité des financements tout en renforçant la solidarité nationale. Les impôts nationaux partagés seraient plus dynamiques et plus facilement prévisibles que les DMTO et seraient plus modulables en fonction des besoins des territoires et de populations.

Ces pistes intéressantes auraient le mérite de rompre avec la dynamique à l’œuvre depuis 2010 et qui semble être toujours de mise au sommet de l’État. En effet, dès son discours de politique général, prononcé à l’Assemblée nationale le 30 janvier 2024, le nouveau Premier ministre Gabriel Attal a annoncé la suppression de l’allocation de solidarité spécifique (ASS) et le basculement de ses bénéficiaires vers le revenu de solidarité active (RSA), pris en charge par les départements. Au-delà du fondement politique de cette potentielle suppression, c’est la méthodologie retenue et le transfert pur et simple d’une nouvelle charge sans moyen d’intervention supplémentaire (humain ou budgétaire) qui peut inquiéter. Cette incertitude et cette absence de visibilité sont néfastes et nuisent à la gestion prospective que les départements peuvent être amenés à mettre en œuvre.

Enfin, et pour conclure, souhaitons que les sombres perspectives financières des départements, en raison de leur absence de levier en termes de recette, et face à des charges largement contraintes, ouvrent le débat de la nécessaire clarification et de la pérennisation des ressources des collectivités. De cette situation difficile, une opportunité pourrait naître et offrir l’occasion de donner un nouvel élan à la décentralisation et ainsi, redonner corps au lien citoyen/contribuable et administration libre et en prise avec son territoire.

 

Notes de bas de page

  • 1 La loi du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral a procédé à une refonte de la carte des régions, le nombre de celles-ci étant passé à 13 depuis le 1er janvier 2016.
  • 2 https://www.assemblee-nationale.fr/histoire/images-decentralisation/decentralisation/loi-du-22-decembre-1789-.pdf

  • 3 https://www.assemblee-nationale.fr/histoire/thouret_division2.asp

  • 4 https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGITEXT000006070209/1964-10-27/

  • 4 Loi no 82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions

  • 5 Loi no 82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions

  • 6 La décentralisation 40 ans après, synthèse générale, Rapport public annuel 2023 de la Cour des comptes - mars 2023.

  • 7 Loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République.

  • 8 https://www.lesechos.fr/politique-societe/regions/presidentielle-emmanuel-macron-promet-une-simplification-territoriale-1394458

  • 9 Dans son discours de politique générale prononcé le 8 avril, Manuel Valls, nouveau Premier ministre a exprimé son souhait de supprimer les « conseils départementaux » à l’horizon 2021 et de réduire le nombre de régions par 2 (https://www.lemonde.fr/politique/article/2014/04/08/manuel-valls-pour-un-veritable-acte-iii-de-la-decentralisation_4397801_823448.html).

  • 10 En effet, la loi du 2 mars 1982 a ouvert la possibilité, pour les collectivités territoriales, d’emprunter librement, à condition d’en faire usage pour investir et dans la limite des équilibres budgétaires. Auparavant, le système de financement de leurs investissements permettait à l’État d’assurer un contrôle des prêts octroyés. L’autorité préfectorale de tutelle approuvait au préalable les emprunts. Les collectivités ne pouvaient ainsi pas choisir librement ni leur prêteur ni le taux pratiqué. En outre, elles devaient affectée le produit de ces emprunts à des investissements précis. Certains taux privilégiés pouvaient enfin être accessibles à la condition que l’investissement bénéficie d’une subvention. Ces différentes règles subordonnaient les choix des collectivités aux décisions de l’État.

  • 11 À titre d’illustration, le RSA a représenté un coût de 89,7 M€ en 2023 pour le département de la Marne, sur un budget total de fonctionnement de près de 497,5 M€ (soit 18%).

  • 12 Décret n° 2022-1358 du 26 octobre 2022 relatif aux critères d’éligibilité des départements à l’expérimentation relative à la gestion du revenu de solidarité active.

  • 13 Trois départements sont entrés dans cette expérimentation : la Seine-Saint-Denis et les Pyrénées-Orientales au 1er janvier 2022 et l’Ariège au 1er janvier 2023. Ils ont ainsi suivi Mayotte, la Guyane et la Réunion pour qui le RSA est définitivement recentralisé.

  • 14 Les trois AIS sont l’allocation personnalisée d’autonomie (APA), prestation de compensation du handicap (PCH) et RSA.

  • 15 Les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) constituent une partie de ce qui est communément appelé les « frais de notaire » et sont liés au nombre et au prix des transactions immobilières sur un territoire.

  • 16 Les finances publiques locales 2023 - Fascicule 1 - Rapport sur la situation financière et la gestion des collectivités territoriales et de leurs établissements, remis le 4 juillet 2023.

  • 17 À ce jour, seuls l’Indre, Mayotte et le Morbihan ont un taux à 3,8 %.

  • 18 Pour le département de la Marne, le choix de l’État de faire contribuer les collectivités à la réduction de la dépense publique s’est traduite par une chute significative de cette DGF entre 2013 (85,3 M€) et 2017 (53,7 M€). Elle est aujourd’hui stabilisée autour de 53 M€ depuis 2021 et ne sera toujours pas revalorisée en 2024, malgré une inflation toujours présente.

  • 19 Suppression de la taxe professionnelle en 2010, suppression progressive de la taxe d’habitation sur les résidences principales de 2018 à 2023 et réforme des impôts de production de 2021 à 2024. Il convient d’ajouter, pour les départements, le transfert de la taxe foncière sur les propriétés bâties au bloc communal.

  • 20 Sociologie des finances publiques, Marc LEROY (coll. Repères - éditions de la découverte).

  • 21 Pourquoi l’équilibre n’est-il pas un principe budgétaire ? | vie-publique.fr

  • 22 LOI n° 2023-1195 du 18 décembre 2023 de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027.

  • 23 Grand entretien dans la revue Hémicycle, automne 2023.

  • 24 Rapport sur "les scénarios de financement des collectivités territoriales"